Pratiques N°98 Mots dits soient et mal y pansent

Quelle réalité se cache-t-elle derrière le dévoiement de notre vocabulaire commun, quelles intentions, non-dites, sont-elles tapies sous le déluge de mots-valises, d’anglicismes, de détournements de sens et autres oripeaux néolibéraux ?
Les mots familiers de la santé ont été confisqués, dévoyés, démolis par les nouveaux managers et autres grands manitous de la pseudo-modernité. Ils ne cessent de nous écorcher la langue tant ils sont, désormais, loin du sens que nous leur accordions et de la charge émotionnelle et conceptuelle qu’ils portent encore pour de nombreux soignants, ainsi que pour ceux qu’ils soignent.
De tout temps, d’aucuns se sont arrogés le pouvoir de se saisir des mots des autres pour leur faire dire autre chose, voire le contraire de l’usage communément admis pour recouvrir une tout autre réalité. D’autres mots s’ajoutent, techniques, afin de nous éloigner de l’émotion, voire nous entraîner vers des contrées numériques qui ne nous parlent pas et dont nous ne voulons pas.
On désincarne les mots comme on dévitalise les corps et les esprits. Il est alors plus facile de devenir sourd à la plainte quand l’humain n’est plus qu’une somme d’organes, une mécanique à réparer.
Les vocabulaires ronflants de la santé marchandisée, rognée de son humanité, repliée sur le biomécanique et les normes chiffrées, font le lit de technologies dites de pointe dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles passent complètement à côté de ce qu’est le ressenti de la maladie pour la personne. Les mots servent alors la politique de ceux qui les manipulent. Ils sont le cheval de Troie du néo-libéralisme.
Disqualifier les savoirs des professionnels, contraindre leurs pratiques par des dispositifs insensés et chronophages, les empêchent de penser le soin. Ajouté à cela, l’usage galopant des acronymes qu’on peine à déplier compromet une relation thérapeutique dont l’écoute est le premier support.
Les mots enferment quand ils deviennent étiquettes indélébiles, de plus en plus précoces, chez l’enfant désigné dys (-lexique,-praxique,-orthographique) ou TDAH.
Quand la société que nous partageons maltraite comme jamais les personnes dans leur travail, dans leur vie privée, dans leur vie sociale, comment défendre le temps et le langage de l’attention à l’autre que nécessitent le vivre ensemble et, a fortiori, le soin ?
Nous devons reprendre le contrôle sur le sens de notre vocabulaire, patiemment construit au fil de l’expérience du soin. Nous devons reprendre le pouvoir sur le contenu de nos métiers, c’est la seule voie pour les exercer dans l’intérêt mutuel soignant/soigné.
Faire la sourde oreille à la langue des bonimenteurs de tous horizons et surtout refuser de la parler ? C’est une des petites stratégies subversives qui fait le plus grand bien à notre langue.

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