Entretien avec Anne Perraut Soliveres,
cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure
Pratiques : Comment en es-tu arrivée à travailler dans le soin ?
Anne Perraut Soliveres : J’y suis entrée « par défaut » ! En fait, je n’avais aucune perspective, je n’ai pas fait d’études secondaires parce que ce n’était pas dans les habitus de ma famille ni de mon milieu. Je suis restée deux ans dans une école ménagère agricole à végéter, ce qui était pour moi « la honte absolue ». Une de mes camarades avait décidé de préparer l’école d’infirmière et je lui ai emboîté le pas. J’ai été « jeune fille au pair » et j’ai préparé le concours par correspondance en expérimentant la domesticité dans un château. Durant toutes mes études, j’ai craint qu’on s’aperçoive que je n’avais pas « la vocation » !
Et la découverte du métier ?
Cela m’a demandé beaucoup d’efforts parce que j’étais très timorée et plutôt dégoûtée. J’avais du mal avec les humeurs, les odeurs, la pudeur, la proximité des corps… mais j’ai serré les dents et j’ai continué. Avant d’aborder un patient, je me concentrais comme au théâtre, je préparais mes premières répliques et je me lançais ! Petit à petit, c’est ce rapport particulier aux autres qui l’a emporté.
Tu as été infirmière longtemps avant d’être cadre ?
Onze ans. Il y a eu d’abord les études où l’on travaillait beaucoup. On lavait les pots de pisse, les bassins, on faisait les lits et les toilettes… Les études m’intéressaient moyennement, j’aimais bien les questions de médecine, mais je trouvais qu’on n’apprenait pas grand-chose d’autre. Comme je m’ennuyais un peu, je me suis amusée, pendant les deux ans et demi de formation, à relever toujours ce qui n’allait pas ! Mais j’ai eu mon diplôme d’État !
J’ai commencé la nuit en réanimation chirurgicale cœur-poumon, à Laënnec, à l’Assistance publique de Paris (AP) et, pour la première fois, j’ai eu sous ma responsabilité des gens intubés, ventilés, donc n’ayant pas la parole. Je m’étais dit : « Ça va être plus facile pour commencer ! » parce que ma grande angoisse, c’était de ne pas savoir répondre ce qu’il fallait ! Ils ne parlaient pas, mais ils exprimaient énormément de choses avec les yeux, les mains, même s’ils étaient attachés. J’ai tout de suite été intriguée par ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit pas, qui n’est pas exposé, mais qui est là. C’est ce que j’ai le plus vite compris. J’ai vite maîtrisé la technicité, mais l’essentiel était ailleurs… Or, cet ailleurs que j’étais incapable de nommer, je le ressentais intensément. À partir de là, ça s’est installé et je n’ai eu de cesse de me retrouver, avec chaque patient, dans cette intimité complice et silencieuse qui est la base du soin, la nuit. Un an plus tard, j’ai eu un enfant et ça été toute une galère. J’ai été baladée d’hôpital en hôpital. Ne pouvant m’investir nulle part, j’ai démissionné de l’AP pour aller travailler à l’hôpital de Bligny à Briis-sous-Forges, en grande banlieue. C’était un sanatorium en cours de reconversion et c’est là que j’ai découvert, en même temps qu’une intense solitude, une grande liberté, à condition de m’engager dans la mutation, à condition de le vouloir. Il y avait si peu d’initiatives que quand on en prenait, on était plutôt encouragé. Je dirais que ce fut comme un terrain d’aventures. J’ai également trouvé dans cet hôpital un souci du patient qui n’existait pas à l’AP, une façon d’accueillir les gens… Les cadres disaient toujours : « Le malade est roi », ce qui me mettait plutôt en colère parce que je disais : « Si le malade est roi, nous, on est quoi ? » Beaucoup de soignants se connaissaient, certains avaient été malades avant de se former sur le tas ou étaient enfants des ouvriers qui travaillaient sur le site… parce que dans cet hôpital, éparpillé dans 85 hectares de forêt, il y avait sept cents malades et tous les corps de métiers. Beaucoup de familles travaillaient et habitaient sur place, donc rien à voir avec l’AP où c’était très impersonnel. J’ai trouvé que c’était plus humain et, surtout, les lieux étaient très beaux.
Les malades restaient longtemps ?
Oui, mais je n’ai pas travaillé au sana où ils pouvaient rester dix ans quand ils n’avaient pas de solution de sortie… À mon époque (début 1970), on commençait déjà à réduire considérablement le temps de présence à l’hôpital. Malgré tout, quelqu’un qui faisait un infarctus restait plusieurs semaines avant d’avoir le droit de se lever et on avait le temps de se connaître. C’est ce mode d’exercice qui m’a vraiment formée à la relation.
Pourquoi as-tu choisi de faire l’École de cadres en sachant que tu allais perdre cette relation humaine avec les patients ?
Je ne me suis pas dit ça comme ça. Pour des raisons familiales, j’envisageais de quitter Paris pour le sud et mon salaire, qui n’était déjà pas très élevé, risquait de diminuer. J’ai donc décidé, sans conviction, de tenter de faire l’École des cadres pour faire de l’enseignement, ce qui compenserait ma perte de salaire. J’ai été reçue d’emblée au concours d’entrée à l’École des cadres de Reims, qui travaillait à partir d’analyse institutionnelle ! L’objectif était de nous faire réfléchir au métier, à l’hôpital et moi, je n’ai pas vu passer le temps, c’était fabuleux ! Quand je réfléchis maintenant par rapport à tout ce que je sais du milieu, la directrice de cette école, Odile Quirin, était une sacrée bonne femme ! Ils ont fini par fermer son école qui n’était pas du tout « conventionnelle ». Je n’avais pas envie d’être cadre, mais quand je suis revenue de cette formation, l’une des deux cadres de nuit a démissionné… Mes collègues m’ont mise au défi, de prendre le poste : « C’est le moment d’y aller, depuis le temps que tu nous bassines avec ce qu’il faudrait faire ! ». Donc, j’ai postulé sans enthousiasme, d’autant que le directeur ne voulait pas de moi… On était cinq candidates et la direction m’a reçue pour me demander d’écrire un projet, ce qui n’a pas été demandé aux autres… J’ai pensé que c’était pour se débarrasser de moi parce qu’ils connaissaient déjà mes positions, puisque j’étais déléguée syndicale et qu’on avait déjà eu quelques occasions de conflits… Il faut dire que le cadre qui restait n’était pas un professionnel très sérieux et pratiquait ouvertement le droit de cuissage, à tel point que quand j’ai été nommée, il m’a dit : « Écoute, moi, je m’occupe des nanas, toi, tu n’as qu’à t’occuper des mecs ! » J’ai dit : « Mais ça ne va pas ? » Donc, ils ont fini par me nommer, pas pour mes qualités ni mon projet, mais parce que je pouvais résister à ce type et mettre un peu d’ordre. J’ai construit complètement les bases du service de nuit, adapté les outils, repensé l’organisation, les plannings… en fait, j’ai réalisé le projet que j’avais écrit ! Petit à petit, j’ai tout organisé pour que les soignants soient plus autonomes dans la planification de leurs absences et qu’on assume la continuité des soins tous ensemble. Alors, quand il y avait deux, trois groupes qui n’arrivaient pas à s’entendre sur les dates, je leur disais : « Si vous n’arrivez pas à vous mettre d’accord, personne ne partira ! » Finalement, petit à petit, ils s’y sont mis…
C’est quoi « construire un service de nuit » ?
C’est organiser, penser des plannings cohérents pour le service, mais aussi pour les personnes, créer des outils de surveillance du temps de travail en plus de penser son contenu… un exemple : pour les réveillons de Noël et de Nouvel An, chacun devait travailler au moins l’une des deux nuits. Mais certains prétendaient qu’ils étaient lésés, qu’ils travaillaient toujours à Noël ou l’inverse… Je conservais mes archives sur quinze ans et je pouvais prouver que « cette année-là, tu n’as travaillé aucune des fêtes ! », c’est là que j’ai découvert à quel point les gens peuvent être « oublieux », sinon « malhonnêtes » ! Donc, j’ai mis au point des outils pour faire face, au fur et à mesure, aux abus d’une minorité parce que je tenais par-dessus tout à l’équité. J’ai eu jusqu’à cent vingt-neuf infirmières et aides-soignantes sous ma responsabilité et il fallait vraiment que chacun partage les contraintes comme les avantages. J’ai été intransigeante car cela n’allait pas du tout de soi.
Mais est-ce que ce n’est pas ça « construire un collectif » ?
Je ne sais pas ! Je faisais juste en sorte que les règles soient équitables, mais ça m’a amenée à reconsidérer énormément de choses parce que « gérer des personnes », c’est faire face à leurs difficultés existentielles, familiales, à leurs problèmes d’enfants. C’est affronter l’absence imprévue alors que chaque poste doit être pourvu… Ce n’est pas parce qu’on a tout mis au carré qu’on est à l’abri des impondérables. Il fallait gérer avec souplesse un tas de petites choses sur lesquelles je devais toujours être en cohérence avec ce que j’appelle « l’équité ». « Construire le collectif » s’est fait sans que je le conçoive, petit à petit, parce que je voulais que les équipes soient soudées et se sentent bien. D’ailleurs, la direction du personnel a cautionné mes propositions, bien qu’un jour, alors que j’évoquais ces finesses du planning, le directeur m’a dit : « Tout ce qui n’est pas écrit, n’existe pas », « Alors rien de ce que je fais n’existe, je ne peux pas écrire : « Je suis obligée d’enlever cette fille-là parce qu’elle était en couple avec untel, ils se sont séparés et ils n’arrivent plus à travailler ensemble ». J’ai passé beaucoup plus de temps à gérer des histoires de cul et de cœur qu’à régler des problèmes de travail ! On ne le mesure pas, mais le nombre de couples qui se font, se défont, les inimitiés ou les trop fortes connivences ont un impact certain sur l’ambiance de travail ! En fait, ils mettaient tout ça dans mon sac : « Anne, ça ne va pas ! Il faut que tu fasses quelque chose. Sophie a fait ci, elle a fait ça… » Et je disais : « Écoutez, je vous laisse deux mois pour mettre tout à plat, puis vous me dites ce que vous avez décidé ». Deux mois après, ils n’avaient rien décidé du tout, évidemment ! Et ils continuaient à se plaindre. À un moment, j’étais obligée de prendre une mesure drastique, c’est-à-dire « en enlever une », la mort dans l’âme, parce que je savais que la décision était arbitraire et mettait à mal mon souci de justice. Mais j’ai toujours fait au mieux dans l’intérêt de l’équipe et du service, quitte à malmener quelqu’un qui n’était pas plus coupable que les autres… C’est à ce moment-là que j’ai dû assumer ce recours à l’arbitraire pour faire face à des situations impossibles ! Je ne pouvais pas dire : « Il y a du désamour, là… tous les hommes convoitent cette femme, mais la femme de l’un d’entre eux est là à veiller au grain et mène la charge en douce… » Donc, voilà ! J’ai souvent été confrontée à des conflits qui n’étaient pas tout à fait ceux du travail !
C’est ce que j’ai trouvé le plus difficile dans la fonction d’encadrement. En fait, tu as des tas d’éléments non officiels, que tu ne peux pas mettre en avant… J’étais parfois très proche d’eux, on a travaillé pendant des dizaines d’années ensemble avec certains. Donc, je connaissais leurs histoires parce qu’ils me racontaient leur vie quand ils avaient des soucis et je les écoutais. D’ailleurs, naïvement, quand je suis devenue cadre, je voulais être l’infirmière des infirmières… parce que c’est ce qui manquait réellement… Ils me faisaient confiance et j’essayais sincèrement de régler les problèmes à ma portée ou au moins de ne pas les nier, mais voilà ! Je faisais conseillère conjugale, je faisais psy, je faisais la bonne mère… ! C’était évidemment au-dessus de mes forces et de mes capacités, mais ce sont principalement ces aspects qui affectaient l’ambiance. De plus, il fallait que j‘assure l’interface avec les médecins, avec l’administration… J’ai été plus qu’instrumentalisée et je le savais… J’essayais de trouver des formules, des systèmes en disant : « Écrivez ce qui ne va pas, notez les dates, les noms des patients pour qu’on retrouve les dossiers et quand le médecin de votre service sera de garde, on pourra en parler ». Mais ça, elles n’en voulaient pas ! Elles voulaient juste se plaindre et que je les écoute… C’est là que j’ai découvert à quel point l’humain peut être complexe.
Est-ce que résister, mettre de l’ordre et prendre soin des soignants résume ton engagement professionnel et militant ?
En partie oui, parce que comme la nuit laisse une grande latitude pour se parler, les gens exprimaient spontanément des difficultés majeures, personnelles ou professionnelles. De mon côté, je devais faire le boulot qui correspondait à ma conception soignante de l’encadrement et de la qualité des soins, tout en m’assurant que mon service est irréprochable vis-à-vis des attentes du jour et de l’administration, parce que sinon, ils ne m’auraient jamais laissée continuer !
Pour l’ambiance et la sécurité, je défendais le principe de veiller ensemble, dans chaque secteur géographique, pour lequel j’ai dû développer tout un argumentaire qui s’est révélé très important au fil du temps : « Quand on est ensemble, on est plus vigilants, on lutte plus facilement contre le sommeil, on peut s’entraider et on continue à s’apprendre mutuellement des choses parce qu’on se connaît et qu’on se fait confiance ». Le fait de penser les équipes à partir de la perspective des manques et qualités de chacun, en plus du contexte, pouvait se révéler très soutenant, y compris psychologiquement ! J’ai vraiment voulu impulser dans l’équipe qu’on prenne soin les uns des autres ! En réalité, j’avais envie d’apporter ce qui m’avait toujours manqué : une ambiance qui permette d’être soi-même, qui protège de la solitude, qui développe la convivialité, la solidarité et qui permette de penser le travail sereinement. Dans la solitude de la nuit, on a toujours peur de ne pas assurer, de ne pas saisir immédiatement ce qu’il faut voir et pour ça, le fait d’être solidaires allège considérablement la charge mentale. Quand les équipes étaient stables, on pouvait vraiment tout aborder parce qu’il n’y avait pas d’enjeu de pouvoir, ni carotte, ni bâton, chacun pouvant dire les choses comme il le sentait. Ma position à leur égard était claire : « Je ne suis ni votre commanditaire, ni votre patron, je suis là pour faciliter votre travail et vérifier qu’il est à la hauteur des attentes légitimes des patients et du reste de l’équipe ». Globalement, chacun avait à cœur de faire au mieux, mais ils avaient aussi des moments de relâchement, des conflits et ça pouvait devenir très lourd. La plupart du temps, après quelques incidents mineurs, ce sont les soignants qui me disaient spontanément qu’ils s’étaient un peu laissés aller… et avaient besoin de se reprendre. On en parlait sincèrement, individuellement et collectivement et je profitais souvent de ces petits incidents pour proposer des aménagements, les encourager à se saisir d’une question pour renouveler leur intérêt. Par exemple, face à l’alcoolisme de certains soignants, pour éviter les risques de dérapage, je mettais en place des consignes au sein de l’équipe pour essayer de gérer les aléas et procéder, le cas échéant, au remplacement immédiat de la personne sans la sanctionner, car c’est en tant que soignante que j’abordais le problème.
C’est un peu l’idée de la psychothérapie institutionnelle : soigner l’institution avant de soigner les gens !
C’est pour ça que je me retrouve complètement dans l’analyse institutionnelle, dans la pédagogie et la psychothérapie institutionnelle. Moi, c’est l’institution qui m’a causé le plus de soucis ! Donc si on peut la soigner… J’ai même réussi à organiser des séances avec les médecins pour former les équipes, la nuit, quand ils étaient de garde, bien sûr ! Pour beaucoup d’entre eux, c’était inconcevable, mais j’ai commencé à convaincre les plus ouverts et je disais aux autres : « C’est comme si vous étiez appelé pour un patient… Hervé, Pierre, Nathalie l’ont fait et ils ont trouvé que c’était très intéressant… ». Et puis, ils l’ont tous fait ! Certains allaient se coucher à 20 h 00, je les réveillais à minuit et ils venaient en grognant un peu. Je répondais : « C’est pour vos patients ! Vous avez intérêt à ce qu’on soit sur la même longueur d’onde, surtout lorsqu’il y a des changements ! Quand vous décidez qu’on ne traite plus le diabète comme avant, il vaut mieux en informer les soignants… » Finalement, certains se sont excusés en constatant combien les soignants de nuit étaient demandeurs… Là aussi, ce fut une sorte de réhabilitation du service de nuit auprès des médecins, car ils voyaient les soignants des autres unités tout aussi intéressés. Le fait qu’ils s’aperçoivent que les soignants de leur unité étaient souvent bien plus motivés par la formation que leurs homologues de jour et qu’ils avaient l’habitude de se débrouiller seuls de beaucoup d’aléas… ça a changé leur regard et ils se sont mis à les appeler par leur prénom… Donc, construire des équipes stables de soignants qui se soutiennent mutuellement et qui soient à la hauteur, cela ne se fait pas sans un peu de volonté et d’imagination. Quand il y avait des conflits jour-nuit, ça se terminait toujours par une réunion où l’infirmière de nuit était seule face aux autres, une douzaine dont les médecins ! Un jour, j’ai décrété que chaque fois qu’il y aurait une réunion « règlement de comptes », tout le secteur y assisterait. Ça a tout changé, parce que même quand la soignante de nuit avait raison, seule contre tous, elle était condamnée d’avance. Gérer une équipe, c’est faire face à mille petites choses comme ça ! C’est prendre soin de chacun…
Quand j’ai pris mon premier poste, on nous faisait venir le jour pour nous former aux pathologies traitées et aux techniques spécifiques. C’était très intéressant, mais (en 1967) on travaillait six nuits sur sept de 8 heures… Retraverser Paris pour une réunion de 2 heures en début d’après-midi était très compliqué ! Quand j’ai eu mon bébé, je n’avais évidemment pas les moyens de le faire garder ! Donc, ils demandaient aux gens des efforts qu’ils n’auraient pas fait eux-mêmes ! Dans ma volonté de faire intervenir les médecins, la nuit, il y avait l’espoir qu’ils comprennent que la seule manière de favoriser l’entente entre les équipes était leur faire connaître le travail et l’ambiance du travail des autres et de les mettre face à des questions qui dépassent la traditionnelle guéguerre d’équipes. C’est comme ça que j’ai découvert que la formation « Gestes et postures de sécurité dans le travail » me permettait de faire comprendre aux gens de jour comment ça se passait la nuit et vice versa et que ce n’était pas une question de nombre de gestes… Faire travailler les gens ensemble, leur donner l’occasion de parler de leur travail, de confronter les ambiances de travail, leurs difficultés, leurs satisfactions… a été un bénéfice énorme. Mais, hélas, ce n’est pas ça que veut l’encadrement… On ne veut surtout pas que les gens réfléchissent ensemble au risque de comprendre comment on les maltraite… donc on organise le travail pour que ça n’ait pas lieu…
La nuit demande d’autres compétences ?
Ce sont les mêmes compétences techniques et médicales, mais l’ambiance, la nuit, invite à la confidence et à l’écoute. Les gens parlent plus facilement et tu ne leur dis pas : « Je n’ai pas le temps », parce que, sinon, ils se taisent. Très souvent, les gens disent des choses à l’infirmière de nuit qu’ils ne disent pas le jour parce qu’il n’y a pas l’intimité nécessaire pour qu’ils osent exprimer qu’ils ont peur.
Pour revenir à la construction du service, un des directeurs, qui est arrivé au milieu de ma carrière de cadre, a décidé de me nommer cheffe de service : « Votre service est vraiment à part et vous ne pouvez pas dépendre de tous les médecins ». C’est le seul que j’ai entendu reconnaître que la nuit nous ne faisions pas le même travail. Effectivement, je ne pouvais pas dépendre de tous les médecins de l’hôpital ! Quand je parle de construction, c’est à partir de ces données-là, à partir des réalités locales et de mon propre engagement. Mon poste ne pouvait pas être calqué sur les cadres de jour qui géraient un seul service… j’en avais vingt-cinq ! Je devais être informée de tout, ce qui me donnait beaucoup de responsabilités, mais aussi un poste d’observation privilégié.
Cette ouverture de la nuit débouche sur une solidarité entre les services, ce qui est rarement le cas le jour ?
Effectivement, c’est la nuit qui nous fait solidaires, mais ça demande aussi un peu de stimulation. Quand je voyais un infirmier – je pense à quelqu’un qui essayait toujours de se défiler – allongé dans son Relax avec son bouquin et que j’entendais que ça courait au-dessus de lui, je lui disais : « Mais qu’est-ce que tu fais là, tu n’entends pas ce qu’il se passe là-haut ? », « Si, mais on ne m’a pas appelé ! », « Tu n’attends pas qu’on t’appelle, tu vas voir ! ». Pour la plupart d’entre eux, c’était spontané et réciproque… Cette solidarité-là, je l’ai toujours encouragée, notamment en insistant pour qu’on laisse les gens veiller ensemble après leur premier tour de soins, parce que les médecins ne voulaient pas ! C’était « chacun dans sa salle de soins ! ». J’ai dit : « Non, ça ne va pas ! Il faut mettre les rappels de sonnettes dans un endroit où les gens puissent se tenir ensemble pour qu’ils s’entraident spontanément, qu’ils se tiennent compagnie et surtout qu’ils puissent partager leurs connaissances et savoir-faire ». J’ai obtenu ça après des années de lutte, parce que c’était comme si je demandais qu’on installe un grand bordel où ils allaient rigoler, bouffer, boire sans s’occuper des patients ! Alors que c’était exactement le contraire ! Ils avaient développé plein de stratégies de veille, l’ambiance était excellente et on allait vraiment travailler avec plaisir.
Quand je suis arrivée dans cet hôpital, j’étais seule pour trois étages avec la peur qui me saisissait au moindre bruit… Tout un bâtiment loin des autres. Maintenant, les services sont relativement petits et lumineux, tandis qu’à cette époque, il y avait de vieilles lampes jaunâtres dont une sur deux était grillée. Quand j’allais voir mes patients, j’entendais des bruits inquiétants, notamment celui du frottement de mon pantalon… C’est là que j’ai compris qu’il était plus sûr que les gens soient ensemble, qu’ils veillent ensemble, qu’ils se soutiennent, parce que quand un patient perd les pédales, il peut devenir un danger.
Quand j’accueillais un nouveau soignant, je lui disais : « Jamais je ne vous ferai grief de ne pas savoir. Par contre, si vous faites des conneries parce que vous n’avez pas voulu demander, je ne vous soutiendrai pas ! Appelez les autres, appelez-moi si vous avez le moindre doute, car si je ne sais pas moi-même, je sais où trouver les ressources. C’est ça, ma part du boulot : savoir à qui l’on peut s’adresser ». Ce que j’appelle « les savoirs horizontaux », ce sont des savoirs dont nous n’avons pas conscience et qui sont mobilisés chaque fois qu’on affronte collectivement un problème qui nous dépasse. Ces savoirs-là ne sont pas officiels, ils ne sont pas codifiables, ils ne rentrent pas dans les nomenclatures. C’est parce que je me suis aperçue qu’il y avait une énorme injustice à l’égard des savoirs des infirmières que j’ai décidé de prendre la parole et de les pousser à en prendre conscience. Mon observation s’est concentrée sur la nuit qui agit comme un révélateur, mais ça s’applique à toute la profession… La plupart des savoirs infirmiers ne sont pas des savoirs techniques, il y a de multiples façons de les mobiliser, très différentes les unes des autres. À qui va-t-on raconter que mettre quelqu’un en confiance pour qu’il n’appelle pas toutes les cinq minutes est un savoir qui s’appuie sur l’expérience ? Que maintenir la vigilance demande un engagement de soi et une réflexion personnelle ? Donc, cette mise en commun, où chacun voyait travailler les autres et pouvait partager ses difficultés, était un véritable bain de formation informelle.
L’École des cadres a été pour moi une ouverture inattendue sur autre chose. Un jour, j’ai vu un livre dans la bibliothèque dont le titre était : La médecine peut vous soigner, mais c’est à vous de vous guérir… Ce fut un déclic qui a éclairé tout un pan de mon questionnement… J’ai décidé de rencontrer Jean Carpentier, l’auteur de ce livre avec Wolinski, et je me suis inventé un stage technique dans son cabinet… Il m’a ouvert des perspectives. J’avais déjà entamé un cursus universitaire, sitôt passé mon diplôme d’État d’infirmière, mais lui m’a ouverte à d’autres milieux de résistance, à l’école, à l’université, dans la justice… On rencontrait ceux qui étaient dissidents dans leurs domaines. Ensuite, à la fac, j’ai cherché à retrouver une ambiance qui me porte, qui m’aide à réfléchir avec des gens de milieux différents… En sciences de l’éducation j’ai rencontré beaucoup d’enseignants, ce qui m’a permis de distinguer ce qui relevait de l’institution et ce qui était spécifique au milieu du soin. J’ai compris comment l’institution contraignait, mais aussi qu’on n’était pas obligé de se laisser contraindre. En fait, ça m’a donné en même temps l’information et l’envie de subvertir ça. Après, j’ai mis en pratique…
La revue Pratiques est arrivée assez tard dans mon parcours, mais a introduit le côté politique dans ma réflexion. Jusque-là, tout était séparé. À l’hôpital comme à l’université, la « neutralité » était de mise et le politique était éjecté de la réflexion. J’ai eu du mal à mêler les deux, mais Pratiques m’a vraiment mis ça entre les mains.
J’ai longtemps cru que mes études universitaires et mon boulot étaient deux chemins parallèles qui ne se rejoignaient pas. Et je me disais : « Bon, c’est bien joli de penser, mais j’en fais quoi ? » Il m’a fallu quelques années pour comprendre que ce que je développais par ailleurs me permettait de tenir et de soigner.
Avec Jean Carpentier, j’ai rencontré des médecins généralistes qui se posaient collectivement les mêmes questions que moi. À l’hôpital, à part en réa où j’avais des discussions nocturnes à n’en plus finir avec certains réanimateurs, les médecins étaient très réticents à aborder les questions de fond. Avec Jean, j’ai rencontré la philosophie du soin, Canguilhem… C’était, parfois, assez ardu et je ne comprenais pas tout, mais ça m’a ouverte à des notions qui m’étaient totalement étrangères ! Par exemple, que guérir n’était peut-être pas ce que voulait le malade ! Que la maladie avait un sens… Tout ça, je le pressentais sans le concevoir, mais quand je l’ai vu énoncé, pensé, élaboré, ça m’a donné du grain à moudre et envie d’en savoir davantage. À quelques-uns, nous avons créé l’École dispersée de santé européenne qui a été une première expérience – qui continue – de questionnement autour de la philosophie du soin.
Moi j’ai toujours voulu partir du concret pour aller vers la réflexion, vers un savoir un peu plus élaboré, c’est toute l’histoire de ma vie. Comme j’ai été privée d’études secondaires, j’étais dans une grande frustration de tout ce que je ne savais pas. Penser à partir du concret amène quelque chose de plus à cette pensée, puisqu’elle est intrinsèquement mêlée à l’action. Je voyais tout ce qu’il y aurait à penser dans chaque événement, mais je n’avais pas les outils ! Il n’y avait aucun savoir construit qui tienne compte de la réalité que je vivais. C’est ce qui m’a fait aller à l’université où j’ai petit à petit intégré mon cheminement professionnel, en essayant de voir comment ça pourrait se rejoindre et se nourrir. C’est à l’École des cadres que j’ai commencé à voir qu’il y avait un lien. Avant, j’avais l’impression de sauter d’un sujet à l’autre. Un jour, ces deux démarches parallèles se sont rejointes, c’est devenu une évidence. Donc, pour moi, penser à partir du concret, c’est une revanche de ceux qui travaillent, de ceux qui affrontent le réel et à qui on ne donne surtout pas la possibilité ni la légitimité de le penser. Ce fut une découverte et c’est devenu un enjeu de connaissance et de reconnaissance… Pratiques me permet de continuer à réfléchir avec d’autres à ces questions-là, car je persiste à croire « qu’agir et penser à partir de l’agir », est indispensable si l’on ne veut pas laisser trop d’éléments incompris sur le bord du chemin. Or, on ne peut pas ramasser tout ça dans des concepts, aussi brillants soient-ils. Il y a tout un pan du savoir, considéré comme profane, qui doit être réhabilité car ce sont en grande partie ces savoirs profanes qui ont fait l’assise du savoir « estampillé » ! ». Finalement, si on ne rend pas à César ce qui est à César, on invisibilise un certain nombre d’éléments qui manquent au puzzle et qui font que beaucoup de gens ne peuvent pas se l’approprier du fait du trop grand écart entre le faire et le penser. Quand des gens élaborent pour ceux qui agissent, ça devient impensable…
Mais essayer de tenir les deux, c’est ce qui permet de rapprocher les gens non ?
Oui. En tout cas, c’est ce que j’espère et c’était ça, l’idée d’investir cette notion « du praticien-chercheur », c’est-à-dire pas seulement un praticien qui réfléchit, mais un praticien qui construit des questions de recherche et qui y travaille sans jamais lâcher la réalité, le terrain… Effectivement, ce n’est pas facile. On n’est pas très nombreux, mais on était très mal perçus par les chercheurs qui avaient peur qu’on leur prenne leur boulot et qui remettaient en cause le manque de distance, de rupture épistémologique. » Moi, je disais : « Mais il y a d’autres moyens d’interroger les faits ! Vous, vous avez le regard distancié et nous, on a les éléments qui vous manquent ! Donc, on devrait, au contraire, trouver un terrain d’entente… ». Mais ça ne prend pas, parce qu’il n’y a pas de place pour l’innovation à l’université !
Comme j’étais consciente de mes lacunes, j’ai accepté toutes les rencontres. C’est-à-dire que, je ne me suis jamais méfiée, je suis allée à fond dans tout ce qui passait à ma portée et ce sont tous ces courants qui m’ont éduquée, notamment à la psychanalyse – parce que ça n’était pas dans ma formation, bien sûr. Chaque fois que j’ai rencontré une discipline, je l’ai explorée sans m’y arrêter. J’avais déjà rencontré l’analyse institutionnelle, qui n’était pas la psychanalyse, mais qui en était très empreinte, mais je n’avais pas tout pigé. Après, je me suis vraiment impliquée dedans, et comprendre le « non-dit » de l’institution m’a énormément aidée à supporter l’hôpital ! Quand j’étais en réunion de comité d’entreprise, je me disais : « Mais, c’est dingue ! » J’ai eu du mal parce que j’avais une tendance à faire confiance, mais quand j’ai découvert tous les jeux de pouvoir, petit à petit… ça m’a donné une grande force parce que je comprenais où ils voulaient en venir avant qu’ils aient le temps de le dire, et ils voyaient que je savais. Or, ils n’aiment pas du tout quand on les perce à jour…
Je crois que ce qui m’a le plus frappée, c’est la malhonnêteté intellectuelle des gens qui m’entouraient ! Je me disais « Mais comment peuvent-ils ? » Et c’étaient les cadres, les gens qui décidaient ! La mauvaise foi était la norme ! C’est là aussi que j’ai compris que les choses n’avançaient pas, non parce qu’on ne savait pas, mais parce qu’on ne le voulait pas ! Cela reste une énorme déception !
En fait, ça révèle que tu es quand même une grande optimiste.
Oui, sans doute… Quand je suis submergée, je me dis : « Bon ! mais il y a encore tellement de choses à faire… » Alors, je procrastine un peu et je repars…