Oh, t’es relou le loup !

Les diagnostics infirmiers expliqués à tante Yvonne.

Didier Morisot,
infirmier psychiatrique
www.infirmiers.com

Chère tante Yvonne, tu me demandais récemment en quoi consistaient ces fameux « diagnostics infirmiers » évoqués l’autre jour. Ce soir, je prends donc le temps de te parler de ce magnifique outil de communication qui ouvre – enfin ! – à la profession les portes du monde universitaire. Cette reconnaissance ne règle pas, bien sûr, tous les problèmes (une augmentation de salaire n’est pas encore à l’ordre du jour), mais chaque chose en son temps, n’est-ce pas ?
Bref, afin de te donner un exemple concret, je te propose d’étudier un conte bien connu (Le Petit Chaperon rouge) et d’en tirer la substantielle moelle à la lumière de ces précieux diagnostics. Dans un souci de clarté, j’écrirai en gras certains passages, que je traduirai ensuite de différentes manières : en langage courant, familier, soutenu, et – cerise sur le gâteau – en diagnostic infirmier. Je me permets en effet d’envoyer un double de cette lettre à mes amis Kevin et Jean-Edouard (des garçons charmants) dont l’univers linguistique est à mes yeux un peu trop fermé.
Mais je discute et il se fait tard ; comme dirait une de mes connaissances (le ténia), avant d’investir un nouveau squat, rentrons plutôt dans le vif du sujet…

« Il était une fois une petite fille que tout le monde aimait, surtout sa grand-mère qui ne savait comment lui faire plaisir. Un jour, elle lui donna un chaperon de velours rouge et la fillette le trouva si joli qu’elle ne voulut plus porter autre chose. Depuis, on l’appela le Petit Chaperon rouge. »
-  Langage courant : elle aimait beaucoup ce vêtement.
-  Langage familier : elle kiffait grave ses fringues.
-  Langage soutenu : elle s’était follement entichée de cette étoffe colorée.
-  Diagnostic infirmier : addiction vestimentaire exclusive, associée à un lien familial étroit porteur d’une grande charge affective.

« Un matin, sa mère lui dit :
– Tiens, Petit Chaperon rouge, une galette et un petit pot de beurre ; porte-les à ta grand-mère qui est malade. Fais vite et sois bien sage en chemin, et dis bien bonjour en rentrant chez elle.
-  Je serai sage, dit l’enfant, juste avant de s’en aller.
Mais la grand-mère habitait loin du village, dans la forêt, et lorsque le Petit Chaperon rouge se retrouva sous les grands arbres, elle croisa le loup. Mais elle ne savait pas qu’il était méchant et elle n’avait pas peur. »
-  L C : la petite fille était confiante.
-  L F : elle captait kedal tellement elle avait trop pas d’merde dans les yeux.
-  L S : son jeune âge la portant à l’insouciance, sa perception du danger lié aux risques d’agression en était brouillée.
-  D I : difficulté à appréhender d’éventuelles menaces extérieures suite à une analyse défectueuse de la réalité accentuée par une immaturité notable.

-  « Bonjour, Petit Chaperon rouge, dit le loup.
-  Bonjour, loup.
-  Où vas-tu de si bonne heure, Petit Chaperon rouge ?
-  Je vais chez ma grand-mère…
-  Que portes-tu sous ton tablier ?
-  Une galette et un petit pot de beurre ; nous l’avons cuite hier et je vais en porter à grand-mère car elle est malade. Cela lui fera du bien. »
-  L C : je vais rendre visite à mamie qui est malade.
-  L F : quoi ? Faut que j’trimballe les courses du troisième âge au fond du bled ? Ma parole, ta mère, tu m’prends pour un livreur de pizza !
-  L S : Grand-maman est souffrante et ces quelques victuailles lui feront le plus grand bien.
-  D I : démarche thérapeutique où le soutien moral est associé à la livraison de produits énergétiques propres à combler les besoins métaboliques de la patiente.

-  « Et où habite ta grand-mère, mon enfant ?
-  Dans la forêt, à un quart d’heure d’ici, sous les trois grands chênes. Tu trouveras facilement, dit le Petit Chaperon rouge.
Ainsi renseigné, le loup pensa : ʺUn fameux régal, cette petite fille ! Quel bon festin j’en ferai, meilleur encore que la grand-mère que je vais engloutir aussi. Mais il me faut être malin si je veux croquer l’une et l’autre.ʺ »
-  L C : je vais dévorer la vieille dame.
-  L F : oh, bouffon, j’te dis pas comment j’vais m’bouffer l’ancêtre.
-  L S : j’envisage de commettre un acte odieux en abusant de la faiblesse d’une personne vulnérable.
-  D I : projet gastronomique d’envergure dans un contexte de frustration latente, d’une absence totale de scrupules et d’un métabolisme particulièrement exigeant en termes de calories.

« Tout en marchant, il dit au Petit Chaperon rouge :
-  Toutes ces jolies fleurs dans les bois, pourquoi ne les regardes-tu pas ? Et les oiseaux, pourquoi ne les écoutes-tu pas chanter ? Tu marches vite, comme si tu allais à l’école, alors que la forêt est si jolie ! »
-  L C : mais profite donc de la campagne.
-  L F : oh, la pouf, c’est quoi ce bad-trip ? Tu vas pas au taf !
-  L S : quel dommage, tu te déplaces à un rythme soutenu alors que tu pourrais jouir tranquillement d’un paysage agréable.
-  D I : incapacité à satisfaire son besoin de plénitude intérieure sous l’emprise d’une exigence sociale et éducative inconsciente.

« Le Petit Chaperon rouge regarda autour d’elle et vit danser les rayons du soleil à travers les arbres, ainsi que toutes les fleurs qui brillaient. ʺSi j’en fais un joli bouquet pour grand-mère, se dit-elle, ça lui fera plaisir. Il est tôt, j’ai bien le temps…ʺ
Elle s’enfonça alors dans le sous-bois pour cueillir les fleurs ; une ici, l’autre là, s’éloignant toujours plus du chemin. »
-  L C : elle ramassa des fleurs dans les bois.
-  L F : trop naze ; l’herbe, d’accord, mais taxer des fleurs, c’est complètement nawak…
-  L S : la nature en fête lui donna l’occasion de composer un bouquet magnifique.
-  D I : divagation aléatoire dans un environnement riche en chlorophylle, afin de collecter les spécimens fleuris du tapis végétal.

« Pendant ce temps, le loup courut vers la maison de la grand-mère avant de frapper à sa porte.
-  Qui est là, cria la vieille dame ?
-  C’est moi, dit le loup en camouflant sa voix, je t’apporte une galette et un petit pot de beurre.
-  Tire la chevillette et la bobinette cherra, cria la grand-mère, je suis trop faible pour aller t’ouvrir. »
-  L C : je suis navrée, la maladie m’empêche de me lever.
-  L F : j’ai le seum, cousin, j’ai dû forcer sur la dope.
-  L S : les forces m’abandonnent, m’obligeant à conserver une position horizontale des plus déplaisantes.
-  D I : baisse notable des capacités physiques entraînant une difficulté majeure à maintenir la position verticale et faisant obstacle à l’accomplissement harmonieux des gestes quotidiens.

« Le loup tira alors la chevillette, poussa la porte et s’avança tout droit jusqu’au lit de la grand-mère, qu’il avala d’un coup. Il mit ensuite sa chemise, la tête sous son bonnet de dentelle, avant de tirer les rideaux et de se coucher dans l’alcôve. »
-  L C : le loup se déguisa avec les vêtements de sa victime.
-  L F : oh, t’es relou le loup : tu crois qu’on te voit pas venir avec les sapes de la vieille ?
-  L S : ayant commis son forfait, il n’hésita pas à se grimer afin d’endormir la méfiance de la petite fille.
-  D I : usurpation d’identité par un individu prenant l’apparence physique de la personne qu’il vient d’agresser.

« Le Petit Chaperon rouge avait couru de fleur en fleur et avait à présent un énorme bouquet ; il était si gros qu’elle pouvait à peine le porter. Elle se souvint alors de sa grand-mère et se remit bien vite en chemin. La porte était ouverte, ce qui l’étonna. Et quand elle fut dans la chambre, tout lui parut bizarre. »
-  L C : drôle d’ambiance…
-  L F : trop zarbi la casbah.
-  L S : une atmosphère étrange émanait de la pièce.
-  D I : perception inhabituelle du monde extérieur, marquée par un sentiment d’irréalité incompréhensible et inquiétant.

« Ce n’est pas comme d’habitude aujourd’hui, se dit-elle. Normalement, je suis heureuse d’être chez grand-mère, mais là…
Elle engagea pourtant la conversation :
-  Bonjour, grand-mère.
Personne ne répondant, elle se rapprocha du lit et écarta les rideaux. La vieille dame était couchée, le bonnet lui cachant le visage. »
-  L C : la grand-mère était méconnaissable.
-  L F : la momie avait une tronche de cake.
-  L S : la vieille dame, allongée, était difficilement identifiable, son bonnet de nuit ayant glissé de son support.
-  D I : impossibilité conjoncturelle de reconnaître le visage d’une personne alitée, un vêtement de nuit obstruant la vision directe que l’on s’attend à avoir de cette partie anatomique.

« Elle avait l’air étrange.
-  Comme tu as de grandes oreilles, grand-mère !
-  C’est pour mieux t’entendre, mon enfant…
-  Comme tu as de gros yeux !
-  Mais c’est pour mieux te voir…
-  Comme tu as de grandes mains !
-  C’est pour mieux te prendre…
-  Oh, grand-mère, quelle grande bouche et quelles terribles dents tu as ! »
-  L C : tout paraissait grand chez la grand-mère.
-  L F : oh, t’es chelou mamie ; t’as fumé ou quoi ?
-  L S : diantre, je suis surprise par ton aspect, grand-maman.
-  D I : schéma corporel déformé, inhabituel, renvoyant une image hypertrophiée de certains organes.

-  « C’est pour mieux te manger, dit le loup qui sauta hors du lit et avala d’un coup le pauvre Petit Chaperon rouge. »
-  L C : le loup mangea la fillette.
-  L F : ce blaireau avait encore la dalle, il a boulotté la grognasse comme si c’était un hamburger.
-  L S : non content d’avoir dévoré son aïeule, l’animal – avec un sang-froid à toute épreuve – récidiva sur la personne de sa petite-fille.
-  D I : introduction rapide et énergique d’un individu jeune, de sexe féminin, dans l’appareil digestif d’un prédateur très motivé dans sa démarche.

« Satisfait, rassasié, le loup se recoucha et s’endormit bientôt, ronflant très fort. Un chasseur qui passait devant la maison l’entendit et pensa : ʺQu’a donc la vieille dame à ronfler ainsi ? Allons voir si elle va bien.ʺ
Il rentra donc, et s’approchant du lit, vit le loup qui dormait profondément.
-  Ah, je t’ai enfin trouvé, vieille canaille, dit le chasseur. Depuis le temps que je te cherche !
Et il allait faire feu quand, tout à coup, il comprit que le loup avait sans doute mangé la grand-mère et qu’il était peut-être encore temps de la sauver. »
-  L C : il réfléchit avant de tirer.
-  L F : il était barré, mais pas assez pour défourailler son gun.
-  L S : l’ombre du doute l’effleura, juste avant qu’il ne commette l’irréparable.
-  DI : mécanisme d’inhibition de l’action provoqué par la crainte inconsciente des conséquences néfastes du geste initialement programmé.

« Comme c’était un homme bien en chair, il sauta de tout son poids sur le ventre de la bête qui régurgita brusquement le Petit Chaperon rouge, suivi de sa grand-mère. »
-  L C : le loup vomit.
-  L F : ce fils de bâtard a eu une remontée de gas-oil de ouf.
-  L S : le canidé fut pris de violentes nausées, avant de souffrir de vomissements incoercibles.
-  D I : extériorisation du bol alimentaire suite à une pression extérieure aussi soudaine que brutale exercée sur la paroi abdominale du sujet.

« La petite fille s’écria, soulagée :
-  Mon Dieu, comme j’ai eu peur, comme il faisait noir à l’intérieur. »
-  L C : la peur de ma vie.
-  L F : ouèche, man… j’te raconte pas comment j’ai fait dans mon calbute.
-  L S : j’ai ressenti une extrême frayeur.
-  D I : formulation rétroactive d’un traumatisme psychique récent afin d’en évacuer la charge émotionnelle.

« Profitant de la surprise du loup, le chasseur prit alors ses ciseaux et ouvrit son ventre brutalement. Le Petit Chaperon rouge se hâta de chercher des grosses pierres, qu’ils fourrèrent dans l’estomac du loup. Celui-ci, à peine réveillé, s’affala sous le poids des pierres et tomba mort sur le coup.
Tous les trois étaient bien contents. »
-  L C : yes !
-  L F : ça déchire, mec, c’est trop d’la balle.
-  L S : un doux sentiment d’euphorie s’empara d’eux.
-  D I : plénitude soudaine et paroxystique partagée par trois individus jusqu’alors confrontés à une situation génératrice d’un sentiment aigu d’insécurité.

« Le chasseur prit la peau du loup et rentra chez lui, tandis que la grand-mère mangeait la galette et le pot de beurre offerts par sa petite fille. Quant au Petit Chaperon rouge, elle se jura de ne plus jamais désobéir à sa maman. »
-  L C : promis, je ne ferai plus de bêtises.
-  L F : arrête de psychoter, la mère, j’vais pas cramer la Simca 1000 du voisin.
-  L S : n’ayez crainte, maman, à l’avenir je ferai honneur à l’éducation que vous avez eu la bonté de me donner.
-  D I : harmonisation du comportement individuel avec les normes sociales faisant habituellement consensus.

Voilà, j’espère que ce petit exercice de vocabulaire t’aura montré, chère tante Yvonne, le caractère indispensable et précieux des diagnostics infirmiers, toute la richesse de ce formidable outil de communication. Et si tu veux en savoir plus sur le sujet, je t’invite à consulter le site web du ministère de l’Industrie.
Plus particulièrement, la rubrique « usines à gaz. »
En attendant, je t’embrasse bien fort. Affectueusement. Didier

FIN


par Didier Morisot, Pratiques N°98, août 2022

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