Fragments cliniques avant disparition

Se souvenir, pour essayer de préserver nos pratiques auprès des enfants, et rendre encore possible la rencontre et le lien. Prendre la parole collectivement et préserver la flamme, voilà sans doute les germes d’une résistance vis-à-vis de la maltraitance des mots, prélude au démantèlement du soin.

Les diseurs d’histoires

C’est l’histoire d’un groupe de soignants et d’enseignants. Ils sont deux, trois, sept, dix ou peut-être des centaines. Ils se retrouvent pour parler, échanger, se raconter, se rencontrer ou se souvenir, parce qu’ils ont du mal à se reconnaître dans leur métier – ou plutôt dans ce qu’il est en train de devenir. On pourrait dire qu’ils se retrouvent autour d’un feu et que leurs histoires s’improvisent parmi les ombres qui dansent. Mais ils pourraient aussi être chacun derrière son ordinateur à écrire, ou dans un atelier lors d’un colloque, par exemple aux Assises du soin psychique à Paris, en mars 2022. Mais peu importe qui ils sont et où ils sont, ce qui importe, c’est ce qu’ils se disent : ces souvenirs, ces anecdotes, ces fragments, ces moments, tous ces petits bouts de clinique qui parlent de la déshumanisation du métier de soignant. Il y a une forme de violence qui leur est faite, une tentative de colonisation par le langage. Leur langue maternelle, celle de la clinique, est devenue obsolète. Alors ils tentent de résister par la parole. Ils se demandent s’ils peuvent s’approprier la langue qui leur est imposée pour en faire une sorte de « prise de guerre » comme le propose l’écrivain Algérien Boualem Sansal. Mais pour cela, il faut qu’ils puissent garder leur langue maternelle, ne pas la perdre dans les rouages bureaucratico-administratifs. Il faut que cette langue survive en eux, qu’elle ne s’abîme pas trop, qu’elle se transmette. Et la seule manière de faire vivre une langue, c’est de s’en servir. Alors ils se racontent. Car quand on aime on ne compte pas… quand on aime on raconte.

Une première voix se fait entendre :

Je ne me souviens plus de rien. J’ai lutté, du moins j’ai cru que je luttais. Je me croyais encore en train de lutter quand j’ai compris que la novlangue managériale l’avait emporté. Cela arrive un jour ou l’autre, nous le savons bien. Mon tour est venu. À force d’avoir trempé dedans, d’y avoir été plongée – que dis-je plongée, c’est plus gras, plus bouillant et ça grésille –, à force d’y avoir été frite. Cuisinée par cette langue qui n’est d’ailleurs pas une langue. Se refuser délibérément à la polysémie et à l’histoire, vous appelez cela une langue ? Au bout du bout, elle efface la mémoire, cet organe sensible auquel nous avons la faiblesse de tenir. Voilà, c’est arrivé, et c’est irréversible. Je ne me souviens plus de rien.
Je ne me souviens de rien sauf, peut-être, d’une conjugaison. Pas vraiment un souvenir, plutôt une impression rythmique. De l’école elle-même, je n’ai plus aucune image, ni de la cour ni des salles de classe. Ces images-là ont sombré, avec toutes les autres, dans le trou de ma mémoire. Mais je me souviens de la prosodie nasillarde propre à la récitation des leçons, je me souviens d’avoir conjugué le verbe « prescrire ». Tiens, c’est bizarre. Pas vraiment le genre de verbe qu’on devait apprendre en priorité. À me demander si mon souvenir est un souvenir. Et là je crois que je vais commencer à m’énerver si le seul souvenir qui me reste n’est pas fiable.
Je ne me souviens de rien, tout compte fait. Puisque le seul souvenir qui émerge ressemble à l’un de ces tours que joue la mémoire. On sait comment ça fonctionne, une sorte de collage à travers temps. Lorsque j’allais à l’école, je ne me doutais guère que je deviendrais médecin, praticienne en secteur psychiatrique, en bureau d’aide psychologique universitaire (BAPU), en Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP), et que j’aurais à me soucier du verbe « prescrire ». À m’en soucier doublement : plus j’apprenais que ce métier se parle et moins je recourais à la traditionnelle ordonnance médicale ; d’un autre côté, les prescriptions des instances autoritaro-administratives déferlaient sur nous sans limite. Ces deux sens à la fois, c’était perturbant. En toute logique, j’aurais dû oublier ce verbe avec le reste. Pourtant, le tour de mémoire s’est noué sans que je n’aie rien demandé : la médecin d’aujourd’hui rétrogradée dans l’enfant d’autrefois.
Quelqu’un se souvient, on ne sait plus trop qui. Se souvient de la conjugaison du verbe « prescrire ». Ça insiste, ma foi ! Et d’une drôle de manière, je n’y avais pas prêté attention tout de suite : le verbe se conjugue au futur. Surprenant, effectivement, au regard de l’éternel présent des « ajustements structurels » de la novlangue. Ça commence à me plaire. Je ne sais pas qui se souvient, mais je veux bien dire que c’est moi. Pour les trois premières personnes, voilà ce que ça donne :
je presc-rirai
tu presc-riras
il presc-rira.
Pour les trois personnes suivantes :
nous presque-rirons
vous presque-rirez
ils presque- riront
(Certains disent au futur pluriel, je crois désormais qu’il vaut mieux dire au futur collectif)

Puis, quelqu’un d’autre prend la parole :

Je me souviens d’un gosse, de tous les gosses, oui.
Cependant, je me souviens davantage de certains enfants, celles ou ceux avec lesquel-les, une rencontre s’est imposée, parfois, sur un temps assez court, d’autres fois, sur un temps à la fois infini, et très défini, des petits bonheurs, à la bonne heure. Un voyage au long cours.
Je me souviens d’un G.O.S. (groupe opérationnel de synthèse) que j’ai détesté : ça ne ressemblait à rien. Si encore, c’était un presque rien : Vladimir Jankélévitch l’avait si bien écrit, dans son ouvrage Le-je-ne-sais-quoi, et le Presque rien.
Je me souviens d’une petite jeune fille d’une dizaine d’années qui n’était pas lectrice. Je l’appellerai Do.
Ses longs cheveux châtain clair, ses yeux brun foncé, ses rondeurs, sa gaucherie, son parler « bébé », le sourire qui éclairait son visage lorsque l’inhibition de penser s’était levée, l’espace d’un instant… Après une bonne vingtaine de minutes, tour d’horizon de sa vie quotidienne. La parole de Do s’était déliée, elle se sentait en confiance. Elle riait parfois, au détour d’une anecdote bizarre.
Elle prenait plaisir à notre orthophonie, laquelle prenait des chemins de traverse, selon ce qu’elle souhaitait comprendre ou interroger. Une fois, nous avions parlé d’un village, d’un bourg, d’une commune, d’une ville, d’un pays, d’un continent. Son étonnement devant la planisphère…
Les parents de Do n’ont pas de voiture. Do, une fois, m’avait parlé des assiettes volantes, dans la cuisine, entre son père et sa mère.
Je me souviens de sa fierté lorsqu’elle m’a annoncé qu’elle ne dormait plus avec sa mère. Il fallait du temps.
L’idée d’un rapt avait fait, une fraction de seconde, irruption dans mon esprit (nous n’étions pas en séance, mais j’avais rêvé que nous partions toutes les deux en voyage).
R.A.P.T. : je me souviens que la première fois que j’ai entendu cet acronyme, j’ai presque été effrayée ; ensuite, je m’étais dit que je n’avais rien à craindre : lorsque je vais à Paris, dans les transports en commun, je suis en règle : j’ai un ticket.
Réponse accompagnée pour tous : un enfumage de plus ! Comme si ces gamins-là n’étaient pas laissés au bord de la route, en carafe, lorsqu’ils attendent deux ans pour être admis dans un Institut médico éducatif (I.M.E) après que leurs familles aient dû se coltiner la paperasse monstrueuse du fameux dossier M.D.P.H, attendre une notification susceptible d’être vécue comme un verdict : Mastodonte Délétère pour les Personnes en situation d’Herrance.
Je me souviens que ce lundi-là, Do était arrivée dix minutes en avance, accompagnée par une dame du VSL. Je suis allée la saluer, dans la salle d’attente. Je lui avais alors dit qu’il fallait que j’aère le bureau, Covid oblige, qu’elle allait devoir patienter un peu jusqu’à l’heure de notre rendez-vous. Je m’étais également adressée à son accompagnatrice en signifiant qu’il serait judicieux de veiller à ce que Do vienne à l’heure les lundis, ce n’était pas la première fois ; j’ai un peu haussé le ton, agacée.
Je suis remontée au deuxième étage dans mon bureau.
Lorsque je suis redescendue, ponctuelle, une secrétaire d’accueil (rôle ô combien important, des secrétaires, en Centre médico-psycho-pédagogique, indispensables, et qui font intégralement partie de l’équipe soignante), une secrétaire qui n’avait jamais vu Do, ni entendu parler d’elle (nous ne sommes pas dans la même synthèse) me dit vertement : « Do était en pleurs, la dame du taxi contrariée, j’ai prévenu notre directrice, qui est avec elle dans son bureau ».
J’étais sidérée.
Je me souviens avoir reçu l’ordre de rester dans mon bureau, seule, comme une imbécile, pendant que Maman Directrice s’était attribué la mission de consoler ma jeune patiente.
Malgré ma demande réitérée d’organiser une réunion transversale au sujet de cet incident, de réarticuler avec la clinique, plusieurs collègues m’avaient appuyée, c’était une fin de non-recevoir.
Il ne va pas de soi de « faire institution ».
Je n’ai pas revu Do, nous ne nous sommes pas dit « au revoir ». Qu’a-t-elle pu bricoler depuis cette rupture brutale ? Comment a-t-elle cheminé ?
Je me souviens, et Inch Allah, je me souviendrai.
C’était bel et bien un rapt ; et cela m’a mise en mode « vénère » un certain temps, voire un temps certain.

Les langues se délient, une autre personne se souvient. Elle précise que le prénom des enfants a été changé… par délicatesse.

Enseigner, c’est rencontrer l’autre.
Je me souviens d’Anaël, de ses sourires parfois contractés et sa jubilation à dire des gros mots tout en conservant sa petite voix d’enfant. Je lui confiais des missions, parfois, pour mettre un peu de souplesse dans nos journées. Je me souviens de ses « Tu m’as manqué maîtresse » au retour des petites vacances. Et de son regard angoissé à la piscine qui entraînait des encouragements de ses camarades. Je me souviens de sa détresse à l’annonce de la fermeture de l’école et aussi de notre émotion la dernière fois qu’il m’a parlé au téléphone du foyer où il avait été placé en urgence. Je me souviens de l’avoir croisé plusieurs années plus tard en balade avec sa famille. Ils semblaient tous si tranquilles.
Je me souviens d’Ivan, ses questions en mitraillette et de notre code pour tenter de les canaliser. Je me souviens de sa passion pour les continents, les pays, pour les animaux et la nature qui nous environnaient. Il semblait si bien dehors. Je me souviens des rôles dans lesquels il excellait. Il connaissait sa partition de Zeus en colère à la perfection. C’était un président de conseil de coopération hors pair. Je me souviens de ses inquiétudes quand un changement intervenait, de ses tentatives de parties de foot en récréation et de sa collection de stylos, feutres, crayons déchiquetés.
Au fur et à mesure de l’année, il a envahi mes pensées et la fatigue s’est installée après tous ces jours sans accompagnant d’élèves en situation de handicap ou AESH, avec des soins au CMP irréguliers, jusqu’à ce qu’il pointe une paire de ciseaux tout près de ma poitrine.
Je me souviens de ma solitude à l’école face à la compréhension de sa souffrance, de ma perplexité après avoir soutenu en réunion que l’incapacité d’Ivan à retenir ses prises de parole était pathologique. Alors que ça n’était pas moi la psychologue. Je me souviens des réponses de l’enseignante référente après une longue présentation d’Ivan et des problèmes que soulevait sa scolarisation alors que les « notifications » par la « MDPH » ne pouvaient « aboutir ». « Aurait-il un trouble attentionnel ? », « Ne faudrait-il pas envisager un traitement ? » Répondre calmement que personne ici présent n’a autorité à proposer un traitement médicamenteux.
Je me souviens du quatrième jour de classe de Kylian.
Je me souviens de l’intensité de la violence qui se dégageait de son regard. Comment faire classe quand on se sent menacée par un enfant que l’on est censé protéger ? Cette question sera-t-elle un jour matière à penser l’école dite « inclusive » ?

Après un long silence, la parole reprend.

Je me souviens… du jour où j’ai été convoquée dans le bureau de mon chef de pôle. Motif de l’interpellation : non-conformité de novlangue et non-respect des désorientations de la politique de santé dans l’exercice de mes fonctions de praticien hospitalier. Je me trouvais là à l’écouter, telle une petite fille sermonnée dans le but de la remettre dans l’étroit chemin et tenter de la déraisonner. « Il faut arrêter de demander des moyens et de te prendre pour Mère Thérésa, tu ne peux pas sauver tout le monde. » Le décor était planté. Ce fut ici le début d’une attaque en règle de tout ce qui pouvait être assimilé au prendre soin ou à la souffrance psychique, dans ce pôle dont la « chefferie » venait de changer. « Ici, tu n’es pas médecin, tu es gestionnaire de santé ». Plusieurs années après qu’elle fut prononcée, cette phrase ne cesse de me révolter… À quel moment me suis-je égarée ? Ou plutôt est-ce à ce moment précis que je me suis réveillée ? Car le reste suivit : « fermeture de lits », « durée moyenne de séjour », « évaluation », « accréditation », « recommandations », « expertise », « appel à projet », « démarche qualité », « traçabilité »… Me voilà donc en un éclair (et pas de génie) non plus pédopsychiatre mais « experte diagnostic » et « gestionnaire de santé », termes dys-qualifiant mon métier, que j’étais censée accueillir avec fierté ! À l’entrée du service trônait l’enseigne « unité de traitement ambulatoire pour adolescents ». Traitement ambulatoire : entendre « file active », « turn-over », « gestion de flux », « tarification à l’acte ». Sous les enseignes lumineuses apparurent les « guichets fléchés » (comme les budgets). À chaque diagnostic son guichet, à chaque diagnostic son budget, à chaque patient son diagnostic et, pour l’hôpital, ses billets. Il allait donc falloir s’atteler à diagnostiquer ! Diagnostiquer en nombre, diagnostiquer en masse, diagnostiquer vite, diagnostiquer tout, diagnostiquer avant tout. Diagnostiquer quel que soit l’âge, diagnostiquer quelle que soit la demande, quelle que soit la souffrance. Diagnostiquer et surtout générer de l’activité. Alors, avec ce mot d’ordre et en ligne de mire la course aux enveloppes budgétaires et autres exigences de rentabilité, tous les coups furent permis et les dérives instituées. Les entorses à l’éthique médicale et au serment d’Hippocrate tolérées, même encouragées. Les excès diagnostiques, en l’absence de toute mesure et rigueur clinique. Les diagnostics par excès, excès de certitudes, excès de désinvolture, allant sans complexe jusqu’à réinterpréter la nomenclature. Inventer des noms-maladie, construire de toutes pièces une idéologie. Nous martelant que tout ce qui n’était pas « neurone », « neuro-développement » ou « neuro-génétique » ne ferait plus partie des mots tolérés, ni des maux qui dans le service seraient encore soignés. Je me souviens du jour où à la lecture d’un compte rendu, j’ai découvert avec stupeur l’intitulé de l’une de ces néo-maladies : « crises neuro-émotionnelles ». Ce jour-là, j’ai compris que j’avais fait fausse route. Ce jour-là, j’ai touché le fond de l’abysse professionnel dans lequel j’étais plongée. Ce jour-là, je me suis sentie abasourdie par autant d’absurdités, étourdie par tant d’interdits de penser et tant d’impossibles à panser. Ce jour-là, j’ai compris que pour moi l’exercice hospitalier, c’était terminé.

En écho une nouvelle personne s’exprime :

Je me souviens, quelques fois, d’avoir pu rencontrer un enfant…
Parce que ses parents, ayant constaté des signes de mal-être, se préoccupaient et souhaitaient pouvoir comprendre ce qui se jouait là, pour lui ; quels affects en souffrance venaient ainsi se déployer, se répéter, en attente d’être remis en mots et en mouvement.
Je me souviens d’avoir fait l’expérience des brèches, des traces et des questionnements. Des ouvertures aussi.
Néanmoins, je crois me souvenir que, petit à petit, il ne m’était plus demandé de m’immerger dans une rencontre avec un être de chair et de temps, porteur de sa part inaliénable d’altérité et d’inconnu.
Insidieusement, l’enfant disparaissait. À sa place, il fallait repérer, dépister et valider, un dys, un hyperactif, un haut potentiel intellectuel, un autiste, un dysphorique de genre, un trouble oppositionnel, etc.
Je me souviens qu’un enfant souffrant était désormais un « mineur à problème » devant devenir un « trouble explosif intermittent massif » ou une « dysrégulation émotionnelle importante », voire un « Multiple-complex Developmental Disorder » (McDD) ; avec quelques anglicismes, cela fait tout de même plus classe et scientifique…
Il fallait recevoir une catégorie diagnostique établie a priori, témoignant d’un raté dans les processus neurodéveloppementaux, et appliquer des protocoles préétablis et recommandés en amont, par les hautes instances légitimes, car evidence based. Remédier, reformater, redresser. Éteindre les comportements déviants, les éléments à haut potentiel perturbateur. Corriger et réinitialiser le programme génétique défaillant, par une intervention rééducative, comportementale et/ou médicamenteuse. Inscrire le plus précocement possible dans le champ du handicap. Inclure, après avoir aiguillé. S’attaquer aux comorbidités, saucissonner, étiqueter, trier, orienter par filières, par mérite…
Je ne me souviens plus très bien ; il ne fallait surtout plus éprouver, être affecté. Oubliés, les archaïsmes du soin.
Tout sentiment de différence, de décalage, de marginalisation, toute douleur affective, relationnelle, sociale, devaient désormais être caractérisés par une inscription nosographique ouvrant droit à un statut officialisé et à des prestations compensatoires… Un destin.
Exit les dimensions de l’historicité, de la singularité, les liens et les rencontres…
Je me souviens peut-être avoir constaté une forme d’oubli de l’enfance, pour ne pas dire une véritable haine de l’infantile. Les parents occultaient de plus en plus les enjeux relationnels et affectifs, appréhendant désormais un programme neuro-génétique indépendant, évalué à travers des grilles désubjectivantes, devant être optimisé. Ainsi, l’être néotène, inachevé, s’effaçait, laissant la place à de nouvelles matrices d’individuation, à des formes développementales normatives venant recoder les sensibilités psychologiques du soin et de la parentalité.
J’essaie de me souvenir que, dans ces configurations, il y avait de moins en moins de place pour le désir, pour l’affect, pour le fantasme ou pour le conflit ; pour les résistances et les échappements.
Ainsi, tout était balisé, normé, aseptisé : plus de risque d’être bousculé, éprouvé, ému, altéré. Plus besoin de se souvenir : on gère, on optimise, on muselle. On contraint, on sédate, on contentionne. On oublie. Circulez, au suivant !

Quelqu’un, qui jusque-là écoutait, s’exprime enfin :

Je me souviens.
Dans ce bureau où depuis longtemps je rencontre des enfants, je me souviens, leurs cris, leurs corps en jachère qui cherchent voix et mes tentatives pour entendre les « pas encore mots », les faire naître dans un monde pas sans les autres.
Je me souviens l’écoute des mots de traverse jamais arrêtée au sens unique.
Souvenirs comme autant d’histoires qu’on raconterait : il était une fois, un enfant-silence au regard de biais, au corps indomptable parfois en morceaux.
Les murs aussi portent trace du chemin, à chacun le sien jusqu’aux premières découpes d’un objet qui transitionne entre l’enfant et moi, jusqu’aux mots vivants et justes, jusqu’au récit qui se fraye vers il était une fois.
Je me souviens du temps nécessaire pour que cela arrive, pour que les enfants reprennent l’histoire à leur compte, une fois l’échappée belle hors du corps à corps débordant d’humeurs.
Je me souviens, bribes de paroles reçues « je savais pas les mots comment dire », ces mots porteurs de quelque chose qui les dépasse, et nous, en passeurs.
Celui-là écrit un mot et dit de lui, une fois tracé, qu’il l’a inventé.
Cet autre, devenu grand frère, découvre qu’un post-it, ça sert à ne pas oublier, écrit dessus « ma petite sœur est ici ». Il veut se souvenir de l’oublier, et ne pas.
Dans la grande armoire, de singulières boîtes en carton se souviennent.
Signées des petites mains, elles sont lieux de recel, remplis d’objets insolites souvent cassés, papiers chiffonnés ou tracés avec soins, toute une pagaille, presque bouts de chairs, coagulée avec la jubilation de l’enfant, ses trouvailles qui résonnent, l’autre à découvert. C’est la relation qui se tâtonne, de parole et de corps, ça qui se tisse, semaine après semaine, ça qu’elles racontent, les boîtes, ce que l’enfant choisit de garder, ce qu’il compte, ce qui devient souvenirs, ce qu’il finit par jeter, autant de traces contenues comme des laisses de mer lorsqu’elle se retire et révèle un monde infime de déchets et de précieux au devenir indécidable. Les boîtes, réserves autrefois hautement gardées aux frontières à présent poreuses, témoignent du jeu rendu possible à la fin.

De « hier d’avant au demain d’après », nous nous souvenons des traversées sans carte. Il était une fois le chemin des mots vers l’adresse, jusqu’à parfois l’oubli, lorsque les empreintes floues sont déposées dans ses régions ténébreuses pas sans rester à portée de main, à portée de langue, à portée de lapsus et de poésie.
Je me souviens de l’adolescent venu vérifier si je me rappelais de lui, si j’avais conservé le CD qu’il avait mis en garde dans mon bureau au dernier rendez-vous, celui-là même qui avait accompagné ses moments délirants. S’il ne pouvait l’oublier, le mettre ailleurs, il avait pu.

Je me souviens, et je l’écris.
Quoi d’autre pour repousser l’opération de bétonnage que la « novlangue » mène sur ces régions autrement nommées l’inconscient. Elle, ses mots d’ordre intimés qui saccagent nos boîtes et cabanes, les écrase sous cages et cases. Sous des sigles aux lettres mortes à conserver telles quelles, le langage managérial tente de nous épingler. Les acronymes avariés sont épitaphes, leurs protocoles pierres tombales. Abandonnées la relation, son histoire. Même les fantômes ne peuvent plus circuler, murés avec le sujet, les sujets.

Pour ne pas, nous nous souvenons, nous l’écrivons, il était une fois des langues qui trans-portent, sac et ressac des régions ténébreuses à la parole vive. Nous ne les tairons pas.

La parole continue à circuler. Une autre histoire se fait entendre, cela pourrait être une conclusion, mais l’histoire ne s’arrêtera pas là. D’autres soignants parlent et parleront encore :

Je me souviens d’un temps… si j’osais je dirais que « les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître » parce que ça fait un moment qu’ça dure… mais je ne vais pas le dire, Charles l’a déjà fait !
Ce temps, c’était celui où j’étais bien dans ce monde, je comprenais tout ce qu’on me disait, on parlait tous la même langue. On pouvait dire des mots en réunion de synthèse qui sont devenus dans le monde d’aujourd’hui des gros mots. Les équipes psy nous expliquaient ces gros mots, on avait tous un lexique commun, une sorte de classification, c’était trop bien, c’était humain.
Juste entre nous, je vais vous en dire quelques-uns, peut-être que vous l’avez aussi le lexique, mais on ne déconne pas hein, ça reste entre nous, c’est hors champ (social), c’est Défendu et Strictement Mal poli. Allez, j’en dis… psychose, hystérie, névrose, souffrance, psychose maniaco-dépressive, mélancolie…
Maintenant, il ne faut plus, maintenant on est poli (tiquement correct). On doit dire des trucs comme troubles cognitifs, dys quelque chose, moi ça m’dit rien mais bon, on s’en fout en fait que ça ne me parle pas.
Plus on avance dans le temps et plus ils parlent tous une langue à laquelle on ne comprend rien, le problème est qu’on est de moins en moins nombreux à ne pas comprendre, on se sent un peu porteur de handicap. On doit être trop « usagers » en fait.
On a appris quelques rudiments de cette nouvelle langue pour comprendre, mais on continue à utiliser notre langue maternelle, alors là on nous rappelle qu’on est un peu vieillot et qu’on ne dit plus ça, nous on dit que non, on explique même la différence entre leur langue et la nôtre, ils nous disent « oui, bon, ce n’est que de la sémantique tout ça ».


par Les diseurs d’histoires, Pratiques N°98, août 2022

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