Isabelle Canil
Orthophoniste
Il entre dans mon bureau et, derechef, tend vers moi une main un peu crado : « Je me suis coupé avec un truc de mon sac, et c’est sur le doigt que j’écris alors je peux pu écrire »
C’est vrai qu’il montre l’index droit et qu’il est droitier. Des deux informations de sa phrase, je laisse tomber l’incapacité et le handicap scripteurs et choisis de m’intéresser à la douleur, à la blessure, au bobo. Je me penche sur cet index et, ma foi, je crois déceler comme une petite ligne d’environ cinq millimètres, qui pourrait bien être la coupure.
- « Ah oui ! Tu veux qu’on soigne ça ? »
Il hoche la tête.
- « Viens. »
Et je l’emmène à la cuisine du CMPP. Dans le buffet, il y a un vieux carton avec du coton. Je le sais, parce que le coton fait une tache blanche au milieu des sachets de thé, du café soluble, du sucre en morceaux et de la moutarde. Avec un peu de chance, il y aura des pansements et un truc pour désinfecter. Effectivement, je trouve tout. Je débouche la petite bouteille d’alcool à 90.
- « Ça va peut-être piquer », je lui dis. Et je tamponne.
- « Ça pique ? »
Il hoche encore la tête, mais ne bronche pas. Je me penche un peu plus et me voilà à souffler sur le bout de son doigt. Je ne sais pas si ça pique moins quand on souffle, mais c’est ce que je faisais pour mes enfants. Sur le moment, je n’ai aucune pensée pour toutes les covidettes que je lui envoie peut-être. Puis, je déchire un papier de protection et lui colle un pansement.
- « Voilà ! »
Et nous retournons au bureau. À peine assis, il me raconte que sa sœur aînée qui fait du cheval, a pleuré parce qu’à son centre équestre, une jument a eu un poulain, mais elle l’a rejeté et le poulain est mort.
- « Ah bon ??? »
- « Oui, reprend-il. Sa mère l’a rejeté, alors il est mort, parce qu’il a pas eu les premiers soins, alors il est mort. »
Je reste un moment muette… Cette expression, « les premiers soins », m’étonne dans sa bouche, elle ne fait pas trop partie de son vocabulaire… Je pense furtivement que je viens de donner les « premiers soins » à l’index et que la mort du petit cheval a quelque chose de terrible. Il est mort parce que sa mère-jument l’a rejeté, m’a-t-il dit, les premiers soins lui ont été refusés. C’est bouleversant. Comment concevoir cela ?
- « Que c’est triste », je murmure… et nous restons tous deux silencieux et graves, recueillis même.
Mais, indécrottable que je suis, après un temps je lui dis : « On écrit ? »
Et il attrape un stylo, l’index en l’air, figé au garde à vous.