Vol au-dessus d’un nid de coucou 1

Eric Bogaert
Psychiatre

Printemps 1976. Vol au-dessus d’un nid de coucou vient de sortir sur les écrans. Je termine mes études de médecine en faisant mon stage interné en qualité de faisant fonction d’interne (FFI) en psychiatrie dans cet unique service de secteur psychiatrique d’un hôpital général de la banlieue parisienne.

Un médecin chef et cinq internes en psychiatrie, pour la plupart FFI, pour un secteur d’une ville bourgeoise dont l’environnement rural devenait ville nouvelle. Quarante lits d’hospitalisation temps plein, quelques places d’hospitalisation de jour, et un « dispensaire » – géré par la Direction Départementale de l’Action Sanitaire et Sociale, où étaient soignés gratuitement les tuberculeux, les alcooliques, et les fous, c’est l’ancêtre du Centre Médico-Psychologique (CMP) Cinq à huit patients hospitalisés à temps complet, une vacation d’une demi-journée par semaine au dispensaire, une « file active » – les guillemets sont là parce qu’on ne parlait pas ainsi à l’époque ; on ne comptait pas – d’une vingtaine de patients, une nuit de garde par semaine et un week-end par mois, en moyenne pour chaque interne ou FFI. Les quarante lits, les places d’hôpital de jour, et l’école de formation des infirmiers de secteur psychiatrique se trouvaient dans le même grand pavillon d’un lotissement jouxtant l’hôpital général.

Tacitement « médecin responsable » de l’hôpital de jour, fréquenté essentiellement par quelques patients psychotiques du secteur qui avaient connu de longs séjours de soin dans un gigantesque hôpital psychiatrique d’un département voisin jusqu’à l’ouverture de ce service trois ans auparavant, mon impétueuse envie de bien faire se heurtait à l’inertie de la chronicité de leur stabilisation au prix de la dévitalisation physique et psychique qui est l’effet thérapeutique en même temps qu’indésirable des neuroleptiques – gel de la tornade libidinale et des phénomènes et tourments qu’elle agite J’avais été très impressionné par cette scène du film où McMurphy embarque dans une fugue collective la tribu des coucous dans un bus affrété par deux accortes petites dames pour une promenade en mer dans un bateau loué en se faisant passer pour des psychiatres en congrès. Au fil de la balade, ils se débrident, physiquement et mentalement, et même si au retour ils retrouvent très rapidement leurs tics et l’asservissement à la discipline et au bon sens que les soignants leur assènent, j’y faisais là la découverte de la pathoplastie – je ne connaissais pas encore ce mot développé par Jean Oury pour dire que les manifestations pathologiques sont modelées par le milieu, l’ambiance, dans lesquels évolue le manifestant. J’avais alors pensé que si ces patients pouvaient eux aussi découvrir ce concept en voyant ce film, ça pourrait avoir un effet dynamisant, voire leur donner l’idée d’alléger l’aliénation sociale dont le fait d’être traité pour une maladie mentale vous plombe inexorablement. Mais au moment du départ, en début d’après-midi d’un vendredi, le médecin chef m’a convié dans son bureau pour me demander de justifier cette sortie cinéma, ce que je n’ai bien entendu pu faire en termes médicaux et encore moins psychiatriques dont je ne disposais pas pour être en tout début de formation. Il craignait que l’un ou l’autre des patients ne supporte pas l’angoisse que ce film pourrait éveiller, et ne passe un mauvais week-end ; alors, si j’avais été de garde le week-end qui suivait, c’était mon affaire, mais là je faisais un mauvais cadeau à un de mes collègues. J’ai renoncé à assumer cette sortie cinéma, pas fier de ne pouvoir là aussi le justifier aux infirmières qui y participaient, en encore moins aux patients. J’en ai encore honte.


par Éric Bogaert, Pratiques N°67, novembre 2014

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