Vol au-dessus d’un nid de coucou 2

C’est un secteur de psychiatrie générale (i.e. pour adultes) centré sur la préfecture de ce département rural, avec une unité d’hospitalisation à temps complet de dix-huit lits, un hôpital de jour, un hôpital de nuit, des appartements associatifs, trois CMP, une équipe psychiatrique aux urgences du centre hospitalier général, déchargé des hospitalisations sous contrainte, des soins d’addictologie et de la « psycho-gériatrie » – confiés à des structures inter-sectorielles –, avec autant d’équipes que d’unités. Chacun des sept psychiatres des hôpitaux a une file active moyenne de trois cents patients et travaille dans une partie seulement du dispositif sectoriel. Le patient circule entre les unités selon un parcours de soins découpé en tranches en fonction de l’orientation proposée par le psychiatre qui le prenait en charge dans l’unité précédente pour répondre à l’évolution de sa pathologie. En changeant d’unité, il emmène avec lui ses souvenirs, son diagnostic, son traitement, et les dépose aux soignants de l’unité suivante, qui n’ont reçu que quelques renseignements factuels et informations médicales (diagnostic, traitement médicamenteux), au mieux lors d’une rencontre avec quelques soignants de l’équipe qui le prenait en charge, souvent par un courrier reprenant les quelques informations prélevées automatiquement par le logiciel du dossier patient informatisé dans les données introduites lors de la précédente séquence de soin. Essentiellement : il délirait, a été hospitalisé, a maintenant un comportement adapté et rentre donc chez lui avec tel traitement neuroleptique retard. Il faut le recevoir pour rédiger les certificats du placement administratif et poursuivre le traitement médicamenteux. Mais lorsqu’on reçoit alors ce patient qu’on ne connaît pas, les effets secondaires du traitement, les brumes qui flottent entre les neurones, la difficulté – pour l’appareil à penser, mais aussi la tenue dans un rapport social – de mentaliser l’expérience et les phénomènes qui ont amené l’hospitalisation, l’envie d’oublier un passé pénible et de passer à autre chose, le souci de ne pas inquiéter le psychiatre qui pourrait décider d’un retour à l’hôpital… rendent très difficile un relais des soins. Tous ces fragments de l’explosion psychique n’ont pas été attrapés par une équipe qui savait qu’elle passerait dans quelques jours le relais des soins ; soins qui n’ont consisté qu’à réduire les tourments et les tempêtes aux moyens d’anesthésiants des affects gelant ceux-ci, la pensée et même souvent la vigilance du patient, tombés aux oubliettes, à jamais ou jusqu’au prochain dégel. Et le psychiatre qui prend ainsi le relais de soins ne peut, au mieux, que réduire très progressivement l’anesthésie, et reconstruire patiemment à partir des vestiges de la civilisation qui a explosé un indigène qui se tient, au risque d’être un apprenti sorcier.
C’était il y a cinq ans. Le médecin chef précédent m’avait demandé de relancer un projet de centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP). Le projet qu’on avait élaboré dans l’objectif d’en faire – élaboration et CATTP – une agora du secteur, afin de traiter aussi son organisation en baronnies, a pu enfin, après divers contretemps, se concrétiser.

S’en est suivi deux ans d’un travail possible, avec l’objectif – puisque l’objet du CATTP est de travailler les difficultés et capacités des patients à vivre en groupe, en société quoi – de construire ensemble, patients et soignants, un groupe qui aurait une histoire commune et partagée, un coutumier [1] et des règles élaborées ensemble, des projets décidés et menés ensemble…

Ensemble, nous avons ainsi participé à deux reprises à une installation artistique d’un festival organisé dans la ville, notamment en élaborant et réalisant la construction d’une cabane dans un jardin ouvert au public, qui hébergeait le totem d’un autre CATTP du secteur – un jardinier – chargé de veiller sur les peurs que les visiteurs du festival étaient appelés à déposer par écrit sur le papier couvrant les murs intérieurs de la cabane, avant de visiter sereinement le festival éparpillé dans la ville. La troupe de théâtre du CATTP a travaillé une pièce qu’elle a écrite autour de la cabane du jardinier. Un journal a été commencé pour témoigner de nos expériences…

Jusqu’à ce que la direction des soins demande de mettre en conformité ce projet médical au « projet de soin managérial » présenté par un « Power Point » où il apparaissait, par exemple, que chaque patient devait être adressé avec une indication de soin, évalué dans ses »habilités », entrer dans un programme de soins décidé en conséquence par l’équipe soignante du CATTP, programme lui-même évalué donc révisable tous les six mois… Et cerise sur le gâteau, les « activités conjoncturelles », ainsi désignées parce qu’elles devaient s’adapter aux horaires des manifestations festives de la Cité, devaient se dérouler le jeudi de 14 heures à 16 heures ! Miss Ratched était de retour.

Entre le projet médical que je maintenais et le projet de soin managérial, le médecin chef a tranché : le projet de soin managérial « s’imposait ».
Ainsi empêché de développer ce travail de secteur psychiatrique dans la Cité, d’une pratique de psychothérapie institutionnelle, que je pouvais maintenant argumenter et assumer, le temps est venu de sonner retraite, la mienne.

par Éric Bogaert, Pratiques N°67, novembre 2014

Documents joints


[1L’expérience de Fernand Deligny mérite d’inspirer le travail de secteur.

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