Service après-vente

Auteur : Didier Morisot, infirmier psychiatrique
www.infirmiers.com

La visite à domicile d’un infirmier psychiatrique et ce qu’il s’ensuit. Un travail pas si tranquille.

On ne le sait pas toujours, mais les Centres Médico-Psychologiques – à l’instar des magasins d’électroménager – assurent une certaine forme de service après-vente, qui peut toutefois réserver quelques surprises aux employés concernés.
Neuf heures au clocher du village ; forçat matinal du service public, je commence mes visites à domicile dans le petit crachin d’automne. Et ça démarre très fort… mon premier client n’a en effet rien à battre de l’infirmier psy venu lui faire causette. Cela dit, il n’a pas trop le choix car, lorsqu’on agite une carabine à sa fenêtre, il faut souvent accepter la visite d’un guignol venu voir comment se passe l’après hospitalisation sous contrainte, une fois revenu à la maison.
Le gars, morose, me fait donc rentrer dans sa tanière. L’aménagement des lieux (subtilement décoré) est en parfaite adéquation avec l’accueil dont je bénéficie, dévoilant les préférences culturelles du maître des lieux : des têtes de chevreuil à forte ramure côtoient harmonieusement les posters de blonde à forte poitrine. Les demoiselles ont sans doute été prises en photo un jour de canicule, car elles sont très peu vêtues. L’une d’elles, toutefois, plus frileuse que ses camarades, réchauffe ses 90-60-90 à l’aide d’un string en peau de léopard. La classe : plus distingué, il n’y a que le vison.
Bref, le bon goût à la française s’affiche également dans la cuisine : une loutre d’Amérique trône – impassible – sur le frigo, après avoir obtenu sa naturalisation grâce à l’amicale des braconniers de Saône et Loire.
Elle me regarde, l’air aussi inspiré que mon hôte.
Qui n’a, soit dit en passant, jamais retrouvé le savon de Marseille reçu en cadeau sur sa liste de mariage : l’ambiance olfactive relève du cauchemar. M. Grognon, coiffé avec les pieds du réveil, est donc brouillé avec M. Propre. Mais apparemment, il est très copain avec l’Australie : un slip kangourou aux couleurs incertaines se laisse deviner sous un short en phase terminale… cerise sur le gâteau, c’est la semaine du blanc, mon interlocuteur ayant remplacé le café au lait par une boisson plus conviviale : le muscadet coule à flots.
Amis poètes, bonjour.
Après une demi-heure de négociations laborieuses où le but de la manœuvre est de parler de choses qui fâchent (sans fâcher personne), je mets fin au débat et je retourne dehors afin de savourer un air délicieusement saturé en oxygène.
J’adore ce genre de visite, mais la perspective d’y retourner me donne une furieuse envie de visionner à nouveau Le grand bleu (histoire de glaner quelques tuyaux). Vous savez, le film où les gars batifolent avec les dauphins et respirent quand ils n’ont vraiment rien d’autre à foutre. Huit minutes d’apnée : chapeau, les gars, vous feriez des infirmiers psy d’enfer…

Mais en fait, lorsque je reviens la semaine suivante, pas besoin de me pincer le nez : je me le casse en effet sur la porte de M. Grognon. Bizarre, jusqu’à présent, il était plutôt réglo… avant d’en référer aux autorités compétentes, je laisse un mot dans ce qui lui sert de boîte aux lettres (avec mes coordonnées) et je retourne vers le monde des vivants.
« …cher Monsieur, vous étiez apparemment absent lors de mon passage… je vous demande de me contacter au plus vite… bla bla bli, bla bla blo… »
Mais quelques jours plus tard, j’ai l’explication du mystère. Nous apprenons en effet que l’absence est définitive, le bougre ayant remplacé le vin blanc habituel par une (grosse) tartine de barbituriques. Rideau…
Les policiers qui ont trouvé le corps ont toutefois un rapport à faire et – comme j’ai eu l’idée géniale de laisser mon pedigree dans la boîte aux lettres du défunt –, j’ai la joie d’être convoqué au commissariat.
Quatorze heures à la Rolex de Ségala, j’arrive pour le casting. Ma hiérarchie m’a conseillé d’y aller seul afin de ne pas agacer les forces de l’ordre. Vous comprenez, Morisot, si on y va en délégation, ça risque de leur mettre la puce à l’oreille… mort de rire. Je m’en doutais un peu, mais maintenant j’en suis sûr : pour être soutenu dans la fonction publique, il vaut mieux s’acheter un suspensoir.
Bref, le préposé au filtrage me fait patienter sur une chaise en skaï proche du coma. L’objet serait plus à sa place dans un service de soins palliatifs, mais je m’assois dessus malgré tout… au bout de dix minutes, il me dit de grimper au premier étage, dans le bureau du chef. L’escalier est très kitsch : sur des affiches rétro, des képis hilares invitent la jeunesse de France à s’enrôler dans la joie et la bonne humeur. Afin d’emporter la décision, un exemplaire féminin – délaissant le string léopard pour une vareuse bleu pétrole – exprime un bonheur ineffable au service la Nation.
En fait, ça donne envie, mais sans plus.
En attendant, je tambourine à la porte. J’entends une sorte de grognement me rappelant un récent documentaire sur le yeti, vu à la télé ; j’interprète le bruit comme une invitation à rentrer. L’accueil est d’une sobriété glaciale.
« …asseyez-vous… »
Histoire de me mettre à l’aise, le commissaire continue à taper sur le clavier avec sa main pleine de doigts, tout en m’ignorant superbement. Ça doit être une tactique pour déstabiliser les criminels. Même pas peur : Simone fait pareil lorsque je rentre un peu chargé, après avoir joué au tarot avec les copains…
Bref, je patiente en regardant la déco murale : ici, les têtes de chevreuil sont remplacées par le portrait du président, au regard bien plus expressif. J’ai aussi le temps de lire la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, un texte disant que nous sommes tous égaux, que les représentants du peuple sont gentils et bienveillants et que tous les Français forment une grande famille.
Séquence émotion.
Soudain, M. Malgratté sort de son silence et commence son travail de sape : après m’avoir fait décliner mon identité, il me demande si je connais le motif de ma convocation… sûr que je le connais, M. Grognon ayant envoyé un billet doux à la maréchaussée avant de se foutre en l’air, la veille de mon passage. La police ayant donc trouvé mes coordonnées, elle semble décidée à me faire porter le chapeau. Faisant l’impasse sur la présomption d’innocence, Sherlock Holmes attaque bille en tête.
« …alors, comme ça, vous avez laissé M. X faire des stocks de médicaments, le sachant désespéré… »
Je sursaute.
« Pardon… ? »
Le comique en remet une couche, laissant entendre que mon objectif quotidien est de pousser les gens au suicide. Apparemment, il en a marre des chiens écrasés et des chats aplatis ; cet épilogue malheureux est l’affaire de l’année. Il ne lâche pas le morceau.
Cela dit, après 26 ans de mariage et trois enfants ayant passé le cap de l’adolescence, je suis habitué au danger : je garde mon sang-froid. Afin de détendre l’atmosphère, j’ai même envie de jouer au con et je suis à deux doigts de lui avouer le meurtre de Kennedy, histoire de gonfler ses statistiques.
« …OK, j’étais bien à Dallas en novembre 63… bon, je n’avais que six ans, à l’époque, M. le commissaire, mais j’étais un enfant turbulent, vous savez… »
Après réflexion, endosser la responsabilité des attentats du onze septembre me parait plus réaliste, et je revois ma copie… un je-ne-sais-quoi de lucidité m’empêche toutefois de passer à l’acte.
Sherlock enfonce le clou…
« …M. X ne vous a pas ouvert et vous n’avez alerté personne… ? »
Eh bien non, Dugenou, je n’ai pas sonné le tocsin ; si je devais crier au loup à chaque fois que l’on me pose un lapin, je te raconte pas comment je me ferais ramasser par ma hiérarchie…
Calmement, je recadre les choses en expliquant à M. Malgratté qu’un suicide est quelque chose de très triste, mais que les soignants ne sont pas tout-puissants. Je précise également que je suis infirmier et non pas tueur à gages. Ce détail ne le fait rire que modérément. Posément, il continue de me savonner la planche. En fait, l’exercice semble lui plaire ; ce n’est pas tous les jours qu’on tient un serial killer en blouse blanche.
« En fait, ce monsieur allait très mal et vous n’avez rien vu venir… »
Il me sort ça en montrant les dents, encore un peu et il me ferait presque peur. Ma parole, pour la communication, il est coaché par un éleveur de pitbulls.
Là encore, je tiens bon, refusant de signer un papier me décrivant comme un crétin irresponsable.
« Bon, alors, ce suicide vous a surpris ou pas… ? »
Je sens le piège à deux balles ; je lui réponds après avoir remué ma langue 47 fois dans ma bouche.
« Oui et non ; oui, car ces derniers temps, je n’avais pas noté de changements particuliers dans son comportement. Mais par ailleurs, il souffrait d’une pathologie où le passage à l’acte est toujours possible, imprévisible… »
Le doute devant bénéficier à l’accusé, je finis par arracher mon billet de sortie après avoir signé une déposition où je ne passe finalement pas pour un porte-flingue de la Camorra…
Seize heures à ma montre à quartz, je remonte la rue de la poupée qui tousse. Je suis vidé, je relève le col de mon blouson. Autour de moi, la vie continue… les gens font leurs courses, des personnes âgées font du lèche-vitrines devant un magasin de pompes funèbres… je passe devant un fleuriste ; un gars en sort, bouquet de roses à la main. Plus loin, deux bergers allemands font connaissance ; le mâle fait l’impasse sur les fleurs et rentre dans le vif du sujet sans se prendre la tête.
…un peu de lourdeur dans un monde de brutes, c’est vrai que ça manquait.

par Didier Morisot, Pratiques N°67, novembre 2014

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