Un territoire exclu, peuplé de fantômes

Présenté par Éric Bogaert
Psychiatre de secteur retraité

À propos de Chronique du tiers-exclu, une fiction politique en hôpital psychiatrique, 2017, 115 min, film de Claire Angelini.

Pitch, comme on dit maintenant :

  1. Des usagers de l’hôpital psychiatrique d’Armentières retracent l’épopée collective d’un établissement que les dernières générations de soignants, acteurs militants de changements radicaux, ont patiemment déconstruit.
    Une évolution décisive qui dresse le bilan d’une période de la psychiatrie française et de ses combats. La prise en charge de cette histoire par les usagers actuels de l’hôpital devient dans et par le film un geste de liberté radicale leur permettant d’assumer pleinement leur retour dans la cité.

De longues séquences montrant des bâtiments, quelques voitures et une nature luxuriante qui paraît prendre possession de lieux délaissés par la civilisation des hommes. Traces d’un passé en ruine, si proche et si déshumanisé, où la seule vie est végétale. Entrecoupées de scènes théâtralisées évoquant l’histoire de cet hôpital à partir d’interpellations de divers personnages qui l’ont construite, anonymisés dans un « vous » utilisé par des acteurs, représentant des patients ou des soignants, pour s’adresser successivement à eux et lire des textes probablement extraits de leurs écrits. J’ai cru reconnaître ici Fernand Deligny, le jeune éducateur embauché pour éduquer donc quatre-vingt enfants grabataires et qui en a amené cinquante en Suisse en vacances d’asile, et là, pour l’histoire plus récente, ce grand dégingandé aux yeux bleus et au cheveu sur la langue qui promeut une psychiatrie sociale anglo-saxonnée. Ces acteurs ont par ailleurs été patients, qui jouent de façon maladroite cette histoire bancale – il ne peut en être autrement, ce sont aventures, aux limites d’une civilisation exigeante, d’humanités bringuebalantes aux prises avec une sauvagerie animale et sociale (cf. les « chroniques » qui mangent, assis par terre, à pleines mains, dans des écuelles posées devant eux…) –, qui diront en « bonus » post-générique comment ce travail leur a été bénéfique (thérapeutique ?).
Le lien entre ces partis pris de filmage n’est pas évident ; il est dans les affects suscités par le gâchis suggéré, ou éprouvé ; j’ignore l’intention de la réalisatrice, mais si l’histoire (les textes dans les livres) est belle d’espoir, l’actualité (les images de la télévision) est à hurler de désespoir.
Des longueurs – le film dure un peu moins de deux heures –, mais qui sont consubstantielles au sujet : le temps qui passe, dans un monde inanimé, insensé, où finalement il ne se passe rien, enfin rien de bien intelligible ; le temps, triste, mélancolique, de la langueur d’un passé mort, perdu ; le temps qu’on ne prend plus à regarder, à rêvasser-penser, à ne rien faire ; le temps qui n’existe pas pour l’inconscient. Alors, tristesse, désenchantement, lenteur, ennui même, il y a de ça. Mais plus qu’au film lui-même, c’est inhérent à l’objet filmé, la psychiatrie d’aujourd’hui, entre deux, avec derrière nous une histoire et devant nous un grand trou d’inconnu dans lequel on se prépare à sauter avec regret, et/ou rage, et sans enthousiasme, sauf pour certains, neuro-marcheurs qui ne s’aventureraient d’ailleurs pas dans un tel monde surréaliste. Enfin, le film transmet tout ça.
Petite note d’ironie ou d’humour, sans doute inconscient : en toute fin du film, le chauffeur de la caméra grille un stop, sans doute pressé de quitter les lieux de l’asile et de la folie coagulée, juste avant qu’il ne se fige devant le portail ouvert, dans l’attente que la circulation des véhicules au dehors permette de rejoindre la cité et son agitation raisonnable, ce que la tombée du générique de fin ne permettra pas.
Chronique d’une chronicité, ce film raconte l’asile, l’évolution de celui-ci parallèlement à celle de la psychiatrie, mais plus encore montre, fait sentir, quasiment physiquement, ce qu’on pourrait appeler socioplastie, à l’instar de la pathoplastie. Ou comment l’asile, puis le secteur psychiatrique, avant… (je ne sais comment désigner ce qu’on vit depuis un quart de siècle ; mais en tout cas ce n’est plus le secteur) bref la machinerie à soigner les fous (et probablement toutes les souffrances, allez ! la médecine, cette branche de la psychiatrie), portent la marque de l’ambiance sociale et politique du moment. On voit bien comment l’asile était l’adaptation au monde particulier de la folie, de l’industrie triomphante et folle de son ivresse (de ces machines à débarrasser le monde des tâches/taches/traces des hommes, au recel des produits de leurs frasques, tel cet enfant adultérin évoqué dans le film qui y aura laissé sept ans de sa jeunesse pour effacer la faute d’un notable). Puis le secteur psychiatrique, parenthèse enchantée et idéologique de la libération, espoir d’un monde en reconstruction. Dont de nos jours, sous le règne des monarques, management et finance, on coupe la tête, enfin les rêves et la pensée pour n’en garder que les fonctions d’adaptation et de coordination, monde à l’envers.
Peut-être bien que l’arrêt sur image entre l’asile et la cité en fin du film indique justement, précisément, où on en est : il n’y a plus de lieu pour soigner. Il situe l’actualité du soin à la frontière entre l’asile, honni, et la cité, d’où la psychiatrie est exclue par les neurosciences, la gestion, le management, les bonnes pratiques et les protocoles… Un no man’s land entre les deux, déshumanisé mais peuplé de folie et de fantômes, où le soin serait de l’ordre de l’utopie, l’absence de lieu ! No man’s land un soin psychiatrique où l’autre, sa folie, n’est pas accueilli, où le psychisme est dénié, où c’est le chiffre, du numéro du nerf concerné, du diagnostic, du résultat d’analyse biologique, de la posologie du médicament, du coût des soins, qui conte (sic). Reste simplement la possibilité qu’une mauvaise graine, une herbe folle, pousse dans un interstice, une minuscule faille, entre béton et bitume. On ne peut plus que squatter l’hôpital, on ne peut plus soigner les fous que dans la rue, dans des recoins ou sur des bancs – faut-il écrire des bans, ou des banlieues ?
Ce film ouvre à des réflexions sur la recherche d’une clinique d’une telle socioplastie, et des thérapeutiques qui lui seraient opposables (quelles sont les maladies de l’institution, les rapports entre celles-ci et celles des gens, comment les désintriquer, et traiter tout ça, conjointement…). Reprendre cette histoire, de l’asile au secteur, pour penser son dépassement, penser l’utopie d’une place pour la folie – faire une place pour la folie dans la société ne serait-ce pas la meilleure (la seule ?) façon de soigner la folie de la société – et d’une possibilité de son soin.
Enfin, autre aspect, dont je ne sais pas bien quoi penser, qu’est-ce que c’est que cette histoire de « tiers-exclu » ? On entend bien le tiers – le fou, un autre, au-delà de moi pas fou et des autres citoyens pas fous eux non plus –, et exclu – de mon monde que j’espère en bonne santé mentale, de la société –, voire un tiers lieu, un lieu au-delà de la société, et encore plus loin de mon environnement… Mais le tiers-exclu, avec ce trait d’union qui en rajoute ? C’est une notion de logique, en philosophie et en mathématiques (selon ce principe, de deux propositions contradictoires, si l’une est vraie, l’autre est nécessairement fausse et réciproquement, et il n’y a pas de troisième solution possible, dit mon Nouveau vocabulaire philosophique scolaire, qui date de 1967). L’insensé serait-il qu’il y aurait une tierce proposition à la fois vraie et fausse, illogique, intenable, qui nécessiterait un solide arrimage, éventuellement un lieu muré et isolé, ou plutôt une pensée ouverte à l’« évènement » (Maurice Blanchot) dans une « tête bien faite » (Michel de Montaigne) pour faire tenir ces deux composantes antinomiques, afin d’éviter qu’elles n’explosent et n’entraînent dans leur destruction les propositions vraies et les fausses ? Fin du monde… (cf. la thèse de Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie).


par Claire Angelini, Éric Bogaert, Pratiques N°87, octobre 2019

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