Entretien avec Daniel Mermet
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- La lutte produit des effets non négligeables sur les systèmes, même si elle échoue en apparence, et des bénéfices secondaires incommensurables pour l’émancipation de ceux qui la mènent.
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- Pratiques : Comment es-tu tombé « dedans », et qu’est-ce qui te fait durer ?
Daniel Mermet : Avant tout mes origines sociales. Je suis né dans la banlieue « rouge » une famille de huit enfants, un milieu prolo, très dur, ce qu’on appelle, « les petites gens » c’est ma case départ. Mais c’est vrai que les gens qui ont la même origine sociale peuvent avoir des parcours très différents… D’ailleurs sur les huit mômes certains se sont embourgeoisés, d’autres ont gardé une certaine conscience sociale. Pour moi c’est resté la base de mon histoire. Ensuite, j’ai fait des tas de choses, j’ai fait les Arts appliqués, puis les Beaux-arts, j’ai quitté ce monde social mais il ne m’a pas quitté, ça ne vous quitte jamais même si vous le dissimulez. Je suis en train de travailler justement sur cette banlieue populaire d’autrefois par rapport à la banlieue d’aujourd’hui. Rien n’a tellement bougé dans le fond. La différence c’est qu’il n’y a plus de boulot et plus de futur. C’est beaucoup plus difficile pour eux aujourd’hui. Nous étions beaucoup plus pauvres, le pays était beaucoup plus pauvre aussi mais nous avions un devenir. On se disait demain ce sera vachement mieux, et c’était vrai. L’église catholique était encore très présente dans mon enfance et le parti (parti communiste) très fort. C’était la même culture. Il y avait un courant progressiste dans l’église avec les prêtres ouvriers notamment. Il y avait aussi des curés très réacs, au fond comme dans le Parti, il y avait des communistes vraiment progressistes et d’affreux réacs staliniens. Dans certaines familles la mère allait à la messe pendant que le père vendait l’huma dimanche sur le marché. Les communistes promettaient le paradis sur terre. Paul Eluard disait « Il existe un autre monde mais il est dans celui-ci ». Plus besoin d’attendre de mourir pour connaître le bonheur. On appelait ça le progrès. Aujourd’hui c’est l’Islam de la mosquée qui remplace l’église de mon enfance, ça sert à la même chose. À Montfermeil, ou Clichy-Sous-Bois, il y a une quarantaine de communautés différentes, l’Imam me disait que 77 % des jeunes de 1 à 17 ans sont d’origine étrangère. La mosquée fait un lien et confère une identité. Un islam progressiste ? pourquoi pas. La gauche a laissé tomber la classe populaire au nom de la laïcité et du féminisme. Ça cache sans doute un impensé islamophobe enfoui dans les archéologies mentales. En tout cas je retrouve bien le même sentiment de relégation et d’humiliation que nous ressentions par rapport à Paris et le même mépris sournois de la part de la classe moyenne, surtout la classe moyenne de gauche, et je retrouve la même volonté de s’en sortir qui était la nôtre. Et je retrouve le même sentiment d’un plafond de verre qui nous limitera toujours quoique l’on fasse.
- Après les Beaux-Arts tu as bifurqué ?
Les Arts appliqués m’ont donné une base très solide, des principes de composition, de création, d’expression que j’ai pu utiliser dans tous les domaines, le dessin, le théâtre, l’écriture, la radio, les films. C’était génial cette école. Et puis c’était la guerre d’Algérie, moi je suis né en 1942, on avait peur d’y aller, on se disait que ça allait être notre tour d’être appelé. Dans l’école des Arts appliqués il y avait une cellule des jeunesses communistes… Je n’ai jamais adhéré au parti, mais j’ai toujours été proche, j’ai une sœur plus âgée qui m’a évité de tomber dans le stalinisme, en 1956 elle m’avait expliqué Budapest, j’avais treize ans… Cela m’a permis de ne pas aller là-dedans, sinon j’y allais tout droit. L’Algérie j’ai eu la chance de ne pas y aller, j’étais sursitaire et j’étais dans les réseaux Jeanson… C’était des réseaux pour les insoumis, pour ceux qui militaient pour ne pas y aller. Si j’avais été appelé, ils m’auraient aidé à me planquer en Belgique ou en Suisse. Il y a eu un événement très violent aussi dans ma vie, c’est le 17 octobre 1961. Je me suis retrouvé sur le pont Saint Michel où j’ai vu les massacres des Algériens venant de Nanterre, j’ai vu un type se faire tuer sous mes yeux par les flics, j’avais dix-huit ans… C’est une scène qui m’a profondément marqué et qui a orienté toute ma vie et mon parcours de journaliste. Et puis à l’école on avait une réflexion sur le sens de notre boulot, sur l’engagement, sur l’art et l’artiste dans la société. Nous étions une petite bande de copains, on a été très influencés par le courant porté par la librairie Maspéro, « La Joie de Lire » par le surréalisme, le jazz de l’époque pas encore embourgeoisé, le théâtre, Brecht, Ionesco, le cinoche, l’érotisme, tout, on n’arrêtait pas. Mais des gens comme moi, il y en a plus qu’on ne pense, qui ne sont ni de là-bas, ni d’ici, des gens entre deux classes. Je ne suis pas un prolo, mais je ne suis pas non plus un bourgeois. Je n’ai pas de patrimoine, je n’ai aucun bien, pas de réseau, juste un certain capital intellectuel, un gros bricolage intellectuel, oui, mais c’est tout. C’est un grand avantage d’être né dans une zone bâtarde, je n’ai pas la glu des origines comme disait mon ami Daniel Bensaïd, j’ai la chance d’être partout bâtard… Et puis aussi de n’avoir aucun complexe de classe, de ne pas partager la culpabilité de la petite bourgeoisie culturelle dont la mauvaise conscience a fait très souvent dérailler la classe populaire elle-même.
Il y a eu des élites à la tête du parti qui ont vu dans la classe ouvrière la classe divine qui devait tout changer… Alors que mes parents, dans la classe populaire, n’avaient qu’un but, c’est que les enfants s’en sortent, qu’ils vivent mieux et qu’ils aient des chemises en nylon, parce que c’était blanc et que cela se lavait facilement dans le lavabo. Les pauvres ne veulent pas faire la révolution, ils veulent aller chez Auchan le samedi. D’abord le minimum. J’ai toujours admiré ceux qui, dans mon enfance luttaient à la fois « pour le casse-croûte et pour la révolution » comme disait le voisin en vendant l’huma dimanche.. À Pavillons sous bois, il y avait la ligne de chemin de fer qui marquait la frontière avec le Raincy qui est très bourgeois, très péteux. Pour ma mère, l’objectif c’était que nous soyons admis au Lycée du Raincy. Son rêve était de nous voir franchir cette ligne de chemin de fer pour aller chez les bourgeois. Mais le but de nos parents n’était pas la révolution… Ma mère me disait « arrête de dire qu’on est des prolétaires, ça c’est ton langage nous on est des gens modestes ».
Après j’ai fait plein de boulots dans le dessin, j’ai rencontré Paul Grimault et des amis à lui comme les frères Prévert ou Bunuel, j’ai fait du dessin pour le textile, j’ai bossé dans des journaux comme Elle au service décoration, j’ai dessiné et fabriqué des jouets en bois, il y a eu 68 qui a été un moment formidable pour nous tous. Avec les copains nous avons monté une troupe de théâtre et on a tourné de 72 à 76, une aventure superbe mais j’étais endetté comme une mule et nous avions trois enfants ! Les huissiers nous poursuivaient partout et là, coup de chance, je suis rentré à la radio, France culture d’abord, puis France inter… Je n’ai pas voulu rester à France Culture, je voulais travailler pour le grand public, ne pas s’enfermer dans une communauté de conviction. C’est ce que je continue à faire, aujourd’hui, c’est la même démarche sur le net… C’est le même principe d’émancipation dans lequel baignait le monde dans lequel j’ai grandi, Il y avait encore ce souffle émancipateur qui était notamment très présent au Théâtre National Populaire (TNP) je suis un enfant du TNP, je lui dois tout, je suis resté dans cet esprit-là… Ce sont des principes très simples, émancipation collective, épanouissement individuel « L’association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Ce sont des constantes et ça a marché puisque « Là-bas si j’y suis » a marché pendant 25 ans, sur France inter avec un très grand succès d’audience et continue de plus belle sur la toile. Radio France est une entreprise magnifique, un service public exemplaire, très menacé aujourd’hui par la gestion néolibérale au pouvoir. Il y a une qualité formidable des personnels et des outils, mais hélas avec trop souvent des directions médiocres qui se servent de la radio publique plus qu’ils ne la servent. Je ne dis pas ça après avoir été viré, je le disais avant et c’est pour ça entre autres qu’ils m’ont viré. Ça a été une bagarre permanente épuisante et passionnante, mais nous avons très largement gagné, les auditeurs et nous, la petite centaine de ceux qui ont fait cette émission depuis 1989. Nos engagements et notre ligne éditoriale sont le résultat de nos reportages à travers le monde et de notre travail journalistique. Il y a très peu de média avec une telle ligne éditoriale qui ait pu toucher un public aussi large et aussi varié et le combat continue aujourd’hui. Au fond pour simplifier, il y a deux grands courants constants dans l’histoire ; le courant égalitaire et le courant inégalitaire. Il y a ceux qui pensent qu’il faut essayer de réduire les inégalités pas seulement pour des convictions morales mais pour des raisons disons politiques. Et puis il y a les militants de l’inégalité qui veulent conserver leurs privilèges ou en acquérir. Beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus puissants, ils y mettent des moyens énormes, ils ont élaboré des stratégies puissantes et sophistiquées pour justifier leur position avec la fidèle collaboration de la classe intellectuelle et du monde médiatique. Cela s’appelle aussi la lutte des classes. C’est une dimension historique qui revient aujourd’hui. Il y a eu récemment un sondage qui indique que 69 % des Français pensent que la lutte des classes est toujours là et 59 % se disent directement concernés par cette lutte des classes. (citer source) Il y a deux trois ans on n’aurait pas eu ces résultats. Voyez le succès de Bernie Sanders, douze millions ont voté pour lui, le « socialiste ». Ça semblait complètement saugrenu il y encore quelques mois… Donc il y a des surprises… Il y a quelques années tout le monde citait le milliardaire Warren Buffet, qui disait « oui il a eu une lutte des classes, d’ailleurs, c’est nous qui l’avons gagnée
Nous sommes inscrits dans des luttes longues. Les grandes avancées humaines comme l’abolition de l’esclavage, la condition des femmes, la laïcité, le suffrage universel, les conquêtes sociales, l’éducation et la santé pour tous, etc. toutes ces luttes s’inscrivent dans le temps long. C’est sûr que ça fait du bien dans ta vie si tu participes à quelques victoires quand même ! Et il faut savoir les apprécier quand elles sont là ! On finit par oublier que tout a toujours été obtenu par la lutte, rien n’est jamais donné et rien n’est jamais acquis. Si tu parles avec des filles de 20 ans, elles n’ont pas toujours conscience de ce que leurs mères et leurs grands-mères ont dû faire pour obtenir ce qu’elles trouvent tout à fait naturel.
- Il n’y a plus d’historicité, ça manque, il faut savoir dans quoi ça s’inscrit.
Quand l’émission a été brutalement supprimée sur France Inter, nous avons reçu des milliers de messages, c’est incroyable le nombre de gens qui nous ont confortés dans l’idée qu’on n’avait pas pissé dans un violon pendant toutes ces années, en fait on a contribué à forger le meilleur d’une génération, celle qui se bat contre la loi travail, celle de Nuit debout, celle des ZAD, etc.
En France, tu peux être révolutionnaire tant que tu restes dans ton bac à sable, tu peux appeler à l’insurrection tant que tu restes dans ta piaule, ça plaît beaucoup même, mais c’est quand tu veux aller dans le grand bain que ça ne va plus… Contestataire oui, à condition de ne pas être populaire, populaire, oui, à condition de ne pas être contestataire… Nous, on a fait les deux… il n’y a pas beaucoup d’exemples en France d’un tel degré de contestation, d’esprit critique, avec des valeurs d’égalité et avec un tel public… Cinq cent mille personnes par jour… Pour certains cela devenait de plus en plus insupportable, les pressions qui s’exerçaient sur les directions, cela devenait de pire en pire avec le temps. En Justice nous avons été poursuivis par Le Pen, Total, le CRIF, Casino, Serge Dassault et j’en passe, tous demandaient ma peau par tous les moyens. Dassault menaçait directement le PDG. Ils ont fini par l’obtenir. Tant qu’on a fait des choses comme le portrait de la brave infirmière, la nuit, dévouée… tant que ça restait compassionnel, humanitaire, ça allait, et même altermondialiste, ok, il en faut, mais quand c’est devenu plus radical, plus percutant, avec des analyses plus pointues au fur et à mesure qu’on devenait plus malins, qu’on accumulait des savoirs, des angles… Mais aussi au fur et à mesure que leur machine néolibérale commençait à sombrer… d’abord dans la version de droite, et maintenant dans la version de gauche… Il était temps de nous foutre dehors. Mais je n’ai aucune amertume, au contraire, je suis un militant du service public, la critique que je fais encore aujourd’hui c’est la même que celle que je faisais pendant que j’y étais.
- Certains militants sont assez désenchantés de ne pas avoir réussi la révolution et en oublient de penser les choses positives.
Ce discours d’échec et de désenchantement plaît beaucoup à la classe moyenne qui est très présente dans les médias et qui aime bien avoir des arguments pour justifier sa propre inertie, sa propre lâcheté et sa propre incompétence. Mais si tu sors de Paris, tu découvres un tas de luttes qui sont sous les radars, des luttes souvent victorieuses, chaleureuses, marrantes, qui se retrouvent, qui font du bien.
- Il y a beaucoup d’associations très impliquées, mais cela ne fait pas forcément lien
Cela reste dispersé, mais ce pays en a sous le pied, il ne faut pas croire… On n’est pas n’importe où… La mère de mes enfants est dans les Deux-Sèvres, dans le bocage… il y avait eu un projet d’enfouissement de déchets nucléaires… Tous les gens du coin se sont remués, les petits paysans, la France que tu traverses en TGV, c’est cette France-là qui résiste, et vingt-trente ans plus tard, ils se voient toujours, ils ne savent même plus l’objet de la lutte, ils sont restés copains… Ce sont des modifications très durables.
- L’esprit critique et l’engagement, cela agit dans la durée.
Il y a des gens qui résistent toute leur vie, sereinement, cela devient le sens commun, « Ça va de soi »… Ce que George Orwell appelle le « common sense ». Une dame voulait qu’on fasse un sujet sur les Justes, ces gens qui ont caché des Juifs durant la guerre. Elle avait trouvé une famille qui avait sauvé des amis à elle, un paysan de la Sarthe qui leur avait permis d’échapper à leur sort. Mais le vieux Monsieur ne voulait pas parler et surtout pas être récompensé. Elle a tellement insisté que j’ai fini pas appeler, je suis tombé sur un vieux monsieur qui m’a dit « qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, si je ne l’avais pas fait j’aurais été un salaud, il y en a plein d’autres qui n’ont pas été des salauds… il faudrait récompenser tout le monde… » Je lui ai demandé de me raconter quand même mais il ne voulait pas qu’on enregistre… « On a vu arriver une auto, avec des Juifs dedans qui avaient des enfants, qui nous ont demandé de les prendre en pension. Ils payaient correctement, les enfants c’était des bons petits et les parents venaient régulièrement, et puis un jour ils ne sont pas revenus. Qu’est ce qu’on pouvait faire des petits ? On ne pouvait pas les perdre dans la forêt… On en avait déjà quatre, deux de plus dans la ferme ça se voyait pas, ils travaillaient bien à l’école, ils ont fait des études… La patronne est morte, mais elle vous aurait raconté tout ça… Alors leurs trucs des Justes et tout ça j’en n’ai rien à faire… » J’ai appelé les enfants, qui m’ont dit, « Il est génial, nous, on ne veut pas le remercier de quoi que ce soit, il y a un lien affectif qui ne regarde que nous… » J’aime bien cette histoire, de choses simples et de cette noblesse ordinaire. Mon ami Olivier Azam est en train de tourner un film à Saint Pons, sur une bande de copains, cinq ou six gars qui n’arrêtent pas de militer. Ils arrivent à faire un travail formidable, ils se battent contre les éoliennes, ils soutiennent les zadistes de Sivens, puis contre autre chose, des histoires comme ça, on en a trouvé plein… Les médias ne racontent pas ça… À tort, les Français auraient peut-être un peu plus confiance en eux-mêmes.
Il y a aussi beaucoup de résultats positifs indirects dans un mouvement de protestation, c’est pour ça que j’aime bien rappeler l’histoire du féminisme et de l’écologie par rapport à 68, ces deux mouvements-là n’étaient prévus, or, là dessus tout le monde est d’accord, le contrôle des naissances, l’écologie, l’évolution des mœurs, sont des effets de 68. Il ne s’agit pas de se complaire dans un optimisme béat, mais il ne faut pas oublier de compter les bénéfices. Nous avons fait un sujet sur le premier mai à Chicago, en 1881… Les gens ne savent pas d’où vient le premier mai, ce qu’a été la révolution industrielle, les fameuses huit heures… huit pour travailler, huit pour dormir mais les autres huit heures, qu’allaient-ils en faire ? Les ouvriers eux-mêmes se demandaient quoi faire… Cela a été une révolution intellectuelle, dans les journaux syndicaux aux États-Unis, il y avait des tas d’articles pour la journée de huit heures et la semaine de quarante heures… Cela a été un progrès formidable…
Ce qu’il faut aussi expliquer c’est la pression que peut exercer un mouvement même s’il n’est pas au pouvoir. Si l’on revient aux années soixante, le pouvoir gaulliste a été obligé de faire une politique qu’on a appelée le gaullisme social, parce que le parti communiste qui faisait à l’époque 28 % (vérifier) exerçait une pression considérable. Il n’a pas pris le pouvoir, il fallait qu’ils gouvernent avec cette pression, or, ce n’est pas présent dans les esprits que le contre-pouvoir infléchit le pouvoir, et donc agit même s’il n’a pas l’air de gagner. Regardez ce qui s’est passé avec Nuit Debout, nous n’y sommes pas pour rien. Place de la République, au moins au début, je connaissais tout le monde, tous les invités des vingt-cinq dernières années de Là-bas s’y j’y suis, étaient là… Bon, il y a des maladresses, des naïvetés, des trucs imprévisibles mais on voit bien qu’on peut faire quelque chose, qu’on peut exercer une pression. Comme dit Badiou, on a senti la possibilité du possible. C’est rare qu’entre une lutte et quelque chose qui va émerger plus tard il y ait une relation directe de cause à effet. Entre occupal wall street (OWS) et Bernie Sanders, par exemple, il y a indéniablement quelque chose. De même en 2011 à Athènes, on était dans des manifs où des jeunes anars sortaient de la manif avec et foutaient le feu à une banque… ils étaient applaudis par des mamies… Cela a fait Syriza, Tsipras… sans parler de l’Espagne, il y a un lien entre le mouvement 15M de mai 2011 et Podemos. Ce qui donne du sens à tout ça, ce sont les gens comme vous, qui luttent depuis des années avec votre revue qui mène un travail de fond obstinément et qui, quand ça pète, sont capables de dire « c’est par là ».
- C’est ce qu’il se passe à Athènes avec les dispensaires autogérés, qui inventent des lieux de soins solidaires pour pallier le désastre sanitaire, sans échange d’argent.
Le premier bonheur de la lutte c’est que le simple fait d’entrer en lutte est un bénéfice considérable. Voyez « Comme des lions » le film de François Davisse qui retrace l’histoire des PSA à Aulnay sous bois, qui ont lutté contre la fermeture de leur usine et la destruction des emplois. On est frappé de la compétence des ouvriers, des syndicalistes, ils ont tout pigé, les stratégies, la vitesse à laquelle il faut lutter, ils n’ont pas eu besoin de sociologues… Le résultat c’est le bonheur de la lutte. Entre eux c’est chaleureux, c’est fraternel… Bon ils ont perdu, ça aurait été mieux s’ils avaient gagné.
Ce qui est frappant c’est la vitesse à laquelle les gens comprennent quand ils sont en lutte, La lutte c’est la meilleure école politique en général…
Et ce n’est pas parce qu’on ne gagne pas qu’on ne gagnera jamais… Il y a quand même de grandes émancipations mais c’est long, parfois plus long que ta vie, tu participes à quelque chose dont tu ne verras pas le bout…
- Si l’on prend l’affaire Médiator dénoncée dans Pratiques en 1976 avec déjà tous les éléments, il a fallu attendre 2008, soit 32 ans… pour qu’elle ressorte et soit enfin prise au sérieux…
Quand on fait ces boulots-là il faut accepter de ne pas savoir, on sème à tous vents, il finit toujours par pousser quelque chose. C’est le truc de tous ceux qui sont intéressés par cette forme d’émancipation, de participation. On vit toujours dans ce doute. Moi j’ai fait du dessin grâce à un prof de primaire qui était gentil comme tout, qui nous avait proposé de venir chez lui dans son atelier de peintre. Avec un copain on y est allés à vélo on est entrés, on avait onze ans… dans son atelier, il y avait une femme nue… Alors là, la vocation a été immédiate… C’était sa femme qui posait pour lui, c’était une femme splendide comme les femmes chez Courbet, j’en suis encore ébloui, et lui d’ailleurs il avait l’allure du grand Courbet. Est-ce que ce prof et sa femme ont su combien il nous avait influencés pour toute la vie…
Propos recueillis par Françoise Acker et Anne Perraut Soliveres