Valérie Desgroseilliers, Ph. D. c., santé communautaire, Chargée de cours, professionnelle de recherche
Université Laval, Québec
Desgroseilliers, Vonarx, Guichard et Roy, La santé communautaire en 4 actes, Presses de l’Université de Laval, 2016
« Tant que je jouis de l’amitié des saisons, je suis sûr que rien ne peut faire de ma vie un fardeau. » Thoreau, 2017
Dans le langage académique courant et au sein des institutions de pratiques, l’idée de santé communautaire apparaît généralement comme une discipline, voire un carrefour disciplinaire et sectoriel, dont la finalité foncière est de maintenir la santé d’individus ou de collectivités en développant des interventions qui visent à agir sur les déterminants sociaux de la santé. Des dissensions profondes et parfois incendiaires subsistent quant à ce qui permet de la distinguer de la santé publique. L’idée de la santé publique relève d’une préoccupation d’intérêt public incarnant une responsabilité étatique territoriale et concertée, et, à l’inverse d’approches purement cliniques, elle vise à déployer des moyens qui assurent l’ordre sanitaire dans la cité, notamment par la voie de dispositifs de contrôle individuels et populationnels visant la surveillance, la précaution et la prévention des risques biologiques et environnementaux. En mathématisant la réalité, elle témoigne d’un ancrage biomédical en ce qui concerne la façon désincarnée [1] de concevoir l’existence humaine, notamment le caractère complexe de la multidimensionnalité à l’œuvre dans les agir et les désirs humains (Morin, 2008). Cette filiation cartésienne apparaît orienter la constitution des facteurs de risque sous la forme de variables autonomes et dans la façon de concevoir les processus pathogènes et salutogéniques, justifiant le recours dominant à l’épidémiologie, la médecine expérimentale ainsi qu’à des théories sociales cognitives et sociologiques structurales.
Pour sa part, l’idée de santé communautaire évoque initialement le souci de générer des interventions qui reconnaissent le point de vue des acteurs représentant des localités. Parmi ses principes phares figure la justice sociale, notamment émise par le projet de réduction des iniquités d’accès aux services. Elle déploie tout spécifiquement un volet visant à promouvoir la santé, conçue ici comme une ressource personnelle et sociale en misant sur le développement du pouvoir d’agir à l’échelle des communautés. L’idée de communauté s’entend comme une unité de personnes partageant des conditions sociales, affiliées par le territoire, des intérêts ou des appartenances.
Sans évincer cette manière d’appréhender la santé communautaire qui a le pouvoir de situer une personne dans un environnement socialisé et une politique de la cité, je pense que la santé communautaire mérite de ne pas être réduite à une discipline, mais d’être considérée comme un objet, voire un phénomène social et politique qui s’incorpore de manière intime et sensible à l’échelle individuelle et collective. En puisant dans les termes du vitalisme de Canguilhem (1984 -1966) et la pensée complexe de Morin (2008), je propose une manière de conceptualiser la santé communautaire comme une condition de vie incarnée qui permet à des sujets de mener une existence salutaire – tendant vers une santé – et s’actualisant dans des modes de vie existentiels (Desroches, 2014). Cette perspective permet de ne pas limiter l’idée de santé au bon fonctionnement des sphères biopsychosociales, et invite à reconnaître que la santé fait aussi écho à l’idée de la vie bonne et qu’elle relève d’un ancrage référentiel signifiant. Je propose ainsi que chacun cultive un air d’aller qui se dessine au gré d’une invention poïétique de soi dont la création reflète une philosophie de vie.
La santé entre biomécanisme, holisme et vitalisme
Dans le registre de la pensée médicale courante, la santé est appréhendée sous l’angle d’un état optimal des sphères biologiques, psychiques, sociales et spirituelles. Articulée suivant une relation asymétrique à la maladie, sur un continuum aux pôles mutuellement quasi exclusifs, cette logique conduit à apprécier la santé à partir de signes marquant un déficit de l’intégrité ou une défaillance de la régularité qui indiquent le site d’une lésion. À cette enseigne, la stabilité fonctionnelle s’apprécie à l’aune d’une pensée logico-mathématique où la moyenne chiffrée devient un repère de normalité. Ce recours à la norme s’impose dès lors comme une référence théorique permettant de poser un jugement objectif à propos d’un état de santé. La prise en charge sanitaire conventionnelle dispose alors de modélisations qui sollicitent le retour à un « ordre normal de la vie », voire les conditions initiales, conformes à un idéal. La perspective élargie de la santé applique ce principe aux multiples dimensions de la vie, présidant une véritable clinique pour la conformité de la vie.
Lorsque le médecin G. Canguilhem (1984), armé d’un souci philosophique, avançait que la santé relève d’une condition de vie permettant de « dépasser la norme qui définit le normal momentané et d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles », il revendiquait l’impératif de ne pas faire de la santé un projet strictement scientifique, appelant à considérer l’humain comme un être relationnel et la santé comme une situation existentielle profondément dynamique (1966). Le vitalisme entend la santé comme une allure de vie [2] qui s’incarne à travers des normes subjectives, instituées par les personnes, en réponse à des exigences rencontrées dans un milieu de vie, afin de retrouver une ambiance qui permette de vivre (encore) en harmonie avec ce milieu. Cette normativité repose sur le jugement du Sujet et tel un baromètre, conduit à intégrer des éléments de la vie qui lui procurent « le plus d’ordre et de stabilité, le moins d‘hésitation, de désarroi, de réactions catastrophiques » (Canguilhem, 1966). Cette posture contrarie toute approche mécaniste qui requiert la fixité matérielle et des comparatismes détexturés pour apprécier une condition existentielle.
Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’apport des sciences humaines et sociales (SHS) a permis de reconnaître le caractère multidimensionnel de la santé, notamment en puisant au sein de théories et de conceptions qui conçoivent la santé comme un phénomène socialisé, sensible et politique. Les tenants d’une perspective holistique ont proposé des théorisations systémiques de la maladie considérant que l’on ne peut poser un geste médical sans considérer tous les éléments qui relient les personnes à leur environnement, allant des niveaux moléculaires au monde social. En 1969, Herzlich a livré une conceptualisation de la santé qui permet de lui reconnaître un caractère subjectif, relevant de sensations d’aisance, de résistance, de bien-être corporel et fonctionnel. En reconnaissant les aspects de bien-être, l’Organisation mondiale de la santé a potentialisé l’ouverture vers des dimensions positives et subjectives de la santé, dont la qualité de vie. Des travaux récents présentent la valeur des sensations comme vecteurs de bien-être subjectif, justifiant la profusion des pratiques corporelles qui misent sur le ressenti pour évoquer une présence de santé (Klein, 2010). Le projet de concevoir la santé – ou la maladie – comme un phénomène qui s’incorpore intimement et socialement, et qui comprend tous les éléments qui le constituent, est depuis longtemps entretenu par l’anthropologie. Ainsi, la maladie peut être l’incarnation de représentations sociales, de tensions sociales, de conflits politiques, de défaillances relationnelles, un lieu d’expression métaphorique, symbolique ou encore agir comme un langage corporel où les symptômes deviennent porte-paroles de significations. La santé, pour sa part, peut faire écho à l’équilibre psychique, à une sensorialité quotidienne réconfortante et à un sentiment d’être libre, et ce, en dépit d’une précarité financière, de céphalées persistantes ou d’une vie avec un cancer.
Dans tous ces cas, les correspondances entre repères pathologiques et visées thérapeutiques sont loin de refléter un raisonnement clinique médical classique, puisque les logiques permettant de repérer, d’une part, les causes du mal et, d’autre part, celles d’une santé ne relèvent pas d’une causalité linéaire et inférentielle, tout comme le diagnostic n’incarne pas un repère nosologique scientifique. Un certain éclairage des sciences humaines et sociales convie à décrypter la maladie en la décodant, en la décomposant. Ainsi, le désordre ou le sentiment d’équilibre deviennent des signes, voire un langage, nécessitant d’être interprétés à l’aune de systèmes de sens. Véritables puits de connaissances, ces héritages sont riches de savoirs, de mythologies et de valeurs qui distillent croyances et tabous, et qui irriguent les discours et pratiques mobilisés pour intervenir en cas de malheur et pour le salut. Cette perspective conduit à déboulonner toute assomption médicale visant à expliquer la maladie à partir du seul fonctionnement biologique. Les travaux fondateurs de Lock [3] (1994) montrant que les altérations du corps varient sous l’influence de facteurs multiples « situés » dans des environnements, remettent en cause l’universalisation des processus pathologiques et par extension, ce qui procure la santé. Sans oublier la polysémie de ces vocables, l’on comprend mieux pourquoi des thérapeutiques peuvent engager un arsenal pluriel de ressources dans ce qui s’apparente davantage à une quête de santé, ou de ce qui permet la réintégration dans le monde social et un réalignement au monde intime. À cette enseigne, des acteurs locaux peuvent être mobilisés pour leurs savoirs officiels, traditionnels, populaires ou métissés, et faire ainsi appel à la botanique, à des divinités, à des figures oniriques, à des ancêtres, au règne animal ou encore, prescrire l’exposition à des conditions météorologiques, nutritionnelles, relationnelles. Tout remède reconnu et réputé comme une source réparatrice potentielle peut dès lors jouer un rôle pas nécessairement matérialisable. La reliance [4] opère des changements salutaires en intervenant par des voies métaphysiques, psychiques, relationnelles, aériennes et invisibles qui entrent en synergie avec la corporalité, le corps-sujet.
L’apport de ces éclairages est révélateur de la force auto-éco-organisatrice d’un contexte et rappelle la complexité à l’œuvre dans la constitution des phénomènes. Dès lors, nous sommes conviés à remettre en question la puissance de la rationalité bioscientifique utilisée pour formaliser des thérapeutiques, vu tout ce qu’il importe de reconnaître, traduire et saisir dans le champ de l‘existence lorsque le malheur advient ou en vue de générer un salut. Ainsi, penser la santé comme une mécanique du vivant relevant d’une dimension physico-chimique détachée des récits locaux peut s’avérer vain, illusoire et déshumanisant. Tout comme il est simplifiant, in-signifiant d’essentialiser des facteurs socioculturels comme s’ils étaient des référents atemporels.
Penser la santé à partir d’une philosophie du sujet
Dans l’approche vitaliste, la santé mérite d’être comprise comme l’épreuve individuelle de surmonter des contraintes internes et externes, en puisant au sein d’alternatives, pour accéder à un nouvel équilibre. Elle incarne moins la fin d’un processus que le succès de tentatives. En tant qu’événement original de la vie, elle ne se possède jamais comme état, mais s’acquiert sans cesse. C’est au gré d’une adaptation permanente au milieu, dans un appel constant à se repositionner et à fabriquer du sens que tout Sujet se voit confronté à la construction de soi. Toutefois, du point de vue vitaliste, la fabrique du sens exige une force réflexive. Puissant outil de la conscience humaine, la réflexivité permet de mettre en abîme son existence et de la considérer sous l’angle du ressenti.
En s’autorisant de venir à soi pour ad-venir, tout Sujet opte pour l’écoute de ses impressions, quitte à se distancier de ce qui abîme son âme [5]. Comprenons cette quête comme une innovation constante dans laquelle le Sujet cherche à concrétiser ses inclinations dans tous ses rapports au monde, en vue de filer un air d’aller propre. Opération vitale s’il en est une, cette inventivité constante témoigne du besoin foncier de se distinguer d’autrui, de territorialiser son existence, de générer des affiliations et appartenances signifiées, mais avant tout d’être accordé à son corps. Par cette habileté à (re)songer son existence, le Sujet occupe une position égocentrique, en reliance avec le sens commun. Se donner l’autorité et la liberté de signer son existence s’entend comme un levier d’affirmation qui permet d’élargir l’horizon de sa « survie », en exploitant un monde de possibles pour être en pleine résonance avec des sensations qui procurent un confort de soi.
Une certaine philosophie de la vie (Coccia, 2013) rappelle que l’expérience humaine est éminemment sensible. Aimer, travailler, éduquer, se nourrir… toutes les activités, peu importe leur trivialité, conviennent à une existence sensible, éminemment corporelle. Parce que ces actions font intervenir une part d’imaginaire et qu’elles sont filtrées par notre âme, toute expérience sensible est singulière, bien qu’irriguée par les référents possibles d’un milieu de vie, entendu comme une subjectivité communautaire. C’est dans cette connectivité que chacun ressent la vie. Mais le Sujet n’est pas passif. Plus qu’un relais de transmission de l’information, il a le pouvoir de choisir ; il filtre. Ainsi, dans ce dialogue avec l’altérité, le sujet interprète les choses de son monde, leur attribue des significations. Il les valorise (ou pas), se les approprie, s’y reconnaît, injecte un peu de soi ; il transige avec ce réel selon des variations et intensités normatives. Ce n’est que dans cette élection critique que le monde devient vivable et praticable, et que l’existence peut offrir un potentiel de vitalité !
Penser la santé communautaire comme une philosophie de la vie
Si l’on adhère à l’idée que la santé évoque la vie bonne [6], on proposera que l’art de vivre implique de se créer une existence qui soit aussi une expressivité identitaire. La poïétique de la vie relève de la possibilité de se réinventer au gré des épreuves, en s‘autorisant de s’abreuver à des sources de sens qui font écho à des inclinations et dont les choix peuvent être conduits par intuition et au nom d’une jouissance de la vie. Ce ressourcement agit comme une boussole et aide à retrouver son propre nord. La philosophie antique évoque que la vie implique une mise en forme existentielle réfléchie pour qui aspire à vivre en conformité avec soi (Desroches, 2014).
Cette conception comprend l’existence singulière comme un mode de vie qui incarne des options existentielles, retenues ou élues parce qu’elles reflètent des préférences, désirs et intentions personnelles. Le mode de vie choisi permet d’être conforme à des normes subjectives, en vue de répondre à des aspirations et propensions qui animent une orientation espérée et qui permettent ainsi de cultiver un « bien souverain », par exemple une idéologie, des valeurs. On peut faire le choix d’une profession, d’un lieu de vie, de modes relationnels, d’un moyen de transport, d’activités récréatives et corporelles, d’une alimentation afin de mettre en pratique des principes et se retrouver dans une existence en pleine résonance avec ce que nous souhaitons être ou devenir. Ces choix peuvent être médités et justifiés en vue de répondre à des enjeux sociétaux et offrent une cohérence existentielle.
Toute pratique qui incarne de tels principes et qui se matérialise de manière signifiante dans l’existence individuelle et communautaire relève d’une vie philosophique. Ainsi, refuser le régime capitaliste, pratiquer un sport pour demeurer actif et mieux maîtriser son souffle, résister à la société du travail… sont autant de choix qui peuvent s’intégrer au sein d’une même existence et modéliser une vie au nom d’un salut, d’une vie saine. Si l’on considère que chacun de ces choix mobilise des ressources temporelles, spatiales, relationnelles, matérielles, cognitives, spirituelles, psychiques diverses pour permettre leur mise en pratique, on comprend que la réalisation de ces options existentielles puise à même les communautés. À cette enseigne, elles génèrent des allures de vie qui transcendent le corps physico-chimique des personnes, impliquant une existence en reliance. On peut aussi avancer que bien d’autres valeurs relationnelles méritent d’être reconnues dans les actions de santé communautaire. Pensons à la convivialité, l’hospitalité, la beauté, la connivence comme vecteurs facilitant la normativité des sujets.
Quelle que soit l’attitude existentielle retenue, ce projet exige de la personne une discipline constante qui repose sur un travail critique et réflexif, en dialogue avec la communauté. On peut par exemple se cogner à répétition sur une administration uniquement animée par l’économie budgétaire et le rayonnement sans souci pour la qualité créatrice de ses employés ou encore, être confronté à des pertes relationnelles du fait d’une carence en capital social. Persister dans son choix comporte donc un coût économique, relationnel, psychique et physique. C’est vivre d’étrangeté parfois, à la marge bien souvent et dans une autre dimension très souvent ! Poursuivre son air d’aller relève aussi d’une affirmation politique qui invite à une exploration de soi pour reconnaître ses potentialités, mais cela exige aussi de se soustraire des diktats du conformisme et de questionner les prétendus bénéfices. S’y astreindre, c’est devenir un artisan de sa vie ; mettre à l’œuvre son potentiel poïétique et sa reliance vitaliste !
Comprise ainsi, l’idée de santé communautaire autorise de reconnaître la santé comme une condition de vie où le Sujet nourrit la possibilité de se retrouver et de se sentir à sa place. Cette quête de résonance conduit à un confort relationnel tant avec soi qu’avec les autres et le milieu. Il remplit la mission d’être non pas au service d’une organisation sociale ou d’un État, mais davantage accroché à une vie communautaire au sein de laquelle les aspirations identitaires individuelles sont possibles. Ainsi, la vie peut demeurer une aventure où la réalisation de soi procure un air d’aller selon des rythmes, tonalités et relations qui résonnent un sens pour soi, et plus seulement une obligation assujettissant des personnes au nom du fonctionnement de la Cité et sous prétexte de garder la santé pour tous. Dans cette perspective, le principe de reconnaissance sociale et étatique s’impose pour accompagner les personnes et entériner leurs besoins de souveraineté. Revenir à la vie philosophique, c’est aussi un moyen d’adoucir la râpe de l’existence et de jouer un rôle significatif dans une existence qui, finalement, est éminemment intime et fragile.
Références
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1984 (1966).
E. Coccia, La vie sensible,. Rivages poche/ Petite Bibliothèque, 2013.
Desgroseilliers & Vonarx, Retrouver la complexité du réel dans les approches théoriques de promotion de la santé : transiter par l’identité du sujet, dans Santé publique, 1 (Vol. 26), pages 17-31, 2014 - https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2014-1-page-17.htm
D. Desroches, La philosophie comme mode de vie, PUL, 2014.
C. Herzlich, Santé et maladie, Mouton & Co, 1969.
A. Klein, Les sensations de santé. Pour une épistémologie des pratiques corporelles du sujet de santé, Presses universitaires de Nancy, 2010.
M. M. Lock, Encounters with aging : Mythologies of menopause in Japan and North America, Univ of California Press, 1994.
E. Morin, La méthode I, Éditions du Seuil, 2088.