Lu : La reine Alice

Lydia Flem, La reine Alice, La librairie du 21e siècle, Seuil, 2011.

Présenté par Alain Quesney, pédiatre

Ce « roman » récemment paru aux éditions du Seuil est en fait le récit d’un itinéraire, d’une traversée périlleuse : celle de la maladie cancéreuse de l’auteur Lydia Flem, romancière mais aussi psychanalyste.
Sa position est singulière : ce n’est pas si fréquent qu’un psychanalyste quitte une attitude de neutralité, même bienveillante (pouvant quelquefois confiner au retrait défensif abrité derrière la théorie), pour s’impliquer en s’exposant personnellement.
On peut penser également à Pierre Cazenave, psychiatre psychanalyste également atteint d’un cancer pendant une quinzaine d’années. Ses idées, intuitions et pratiques cliniques sont développées dans le Livre de Pierre de Louise Lambrichs [1].
Tout autre est le propos de Lydia Flem qui nous raconte son parcours thérapeutique avec le parti pris du conte merveilleux à la Lewis Caroll. La maladie fait de l’ex bien portante une patiente passive, impuissante, ballottée qui, telle Alice, a « traversé le miroir » et perdu tous ses repères antérieurs.

Le risque évident est bien celui de la dépression, de la régression et de la souffrance psychique surajoutées à celle du corps ce qui peut rendre très aléatoire le retour à la « bien portance » et faire de la convalescence quelque chose de compliqué et d’incertain.
Victime, elle l’est, certes !
—  D’abord de l’omnipotence de certains soignants qui, telle la Reine Rouge, considèrent que les malades ne sont que sont des maladies et donc à ce titre appartiennent à la médecine.
—  De leur inconstance, telle la doctoresse Loukoum qui répète avec constance : « Je reviens » et avec la même constance ne revient jamais.
—  De leurs défenses, tel le Roi Blanc radiothérapeute obsessionnel qui, réfugié derrière les problèmes techniques, fait comme s’il n’entendait pas le questionnement de sa patiente.
—  De l’égoïsme de certains patients, tel son voisin écrivain qui ne parle que de lui et lui dénie la moindre parcelle d’existence.
Mais à l’intérieur de l’institution soignante vont et viennent une myriade de bonnes créatures : la licorne qui lui offre un appareil photo, le ver à soie qui lui conseille « de tenir tête sans s’entêter », mais aussi le lapin blanc, la fée Praline et Cherubino Balbozar, tous porteurs de douceurs : friandises et bons mots apaisants.
Ainsi, progressivement, Alice, de simple pion sur l’échiquier de l’institution soignante devient la Reine Alice, ce qui signifie qu’elle s’est requinquée, qu’elle a regagné une certaine vitalité, en tout cas une autonomie de déplacement sur l’échiquier de sa propre vie.
La fatigue et l’excitation anxieuse (liées à la maladie, aux traitements et à l’hospitalisation) entravent la créativité littéraire de l’auteur : son stylo est en panne ou introuvable.
C’est la photographie de compositions d’objets présents, on pourrait dire de « micro installations » dans l’univers rétréci de sa chambre d’hôpital — qui va être le support premier de sa renaissance à la vie, c’est-à-dire au désir et à la créativité issues de l’enfance.
Que nous enseigne Alice ? D’abord que nous avons tous en nous des trésors prodigieux mais inconnus, cachés, acquis depuis l’enfance, certes grâce à nos relations primordiales, mais aussi grâce à nos lectures, notre formation artistique et culturelle ou notre fréquentation de la nature. Dans l’adversité, la lecture de Sénèque ou d’Épicure peut se révéler très douce. Un médecin prescrit d’ailleurs à Alice une page de Proust à lire tous les soirs ! Culture, mais aussi humour : Lydia Flem écrit que « le trait d’esprit est la dernière limite avant le gouffre ».
Les urgences hospitalières sont par elle rebaptisées LAV, c’est-à-dire labyrinthe des agitations vaines. La reine Alice est un conte philosophique oscillant sans cesse entre stoïcisme et recherche d’hédonisme. C’est donc une philosophie Épicurienne du temps présent, du « Carpe diem » partagé avec amis et semblables — dans laquelle elle « s’applique à l’insouciance et à la futilité », elle cultive sa part indestructible de créativité héritée de l’enfance, sa « partie enfant » toujours prête à revivre pour peu qu’on en accepte la résurgence.

Le 20 mai dernier, l’auteur Lydia Flem est venue à Caen échanger avec ses lecteurs, mais aussi avec des patients, des médecins et des soignants. La rencontre se passait au Centre François Baclesse, qui est le Centre régional de Lutte contre le cancer. Dans la contrée, on dit pudiquement Baclesse ou C.A.C (Centre Anti Cancéreux)... J’étais particulièrement ému de gagner l’amphithéâtre où avait lieu la réunion, pénétrant pour ce faire dans les entrailles de ce Léviathan moderne, cette usine à soigner qui voit (et a vu) défiler tant de patients. Je n’étais pas rentré dans ce bâtiment depuis dix-sept ans, depuis le jour du décès de ma mère... Une amie m’accompagne. Elle a été opérée elle aussi d’un cancer du sein il y a trois ans.
En écoutant s’exprimer Lydia Flem, chaleureuse, fine et subtile, je pensais aussi à Élisabeth Gilles [2] et à MarieDominique Arrighi [3], toutes deux disparues... Elles avaient témoigné par écrit de leur maladie... comme Lydia Flem, mais de façon très différente.
—  La première (fille d’Irène Nemirowski) fait acte de grande littérature dans la lignée de sa mère. Dans une petite pièce de théâtre, véritable brûlot intitulé Le crabe sur la banquette arrière, elle stigmatise la maladresse de ses proches et des différents soignants. C’est un chef d’œuvre Ionescien où l’humour toujours décalé fait apparaître que le malade tient le rôle principal d’une pièce de théâtre qui se joue sans sa participation. Elle décide d’en rire et si possible d’en faire rire les autres. Pari tenu !
—  La seconde, journaliste, a tenu un blog très fréquenté où elle fait une narration quasi quotidienne de son parcours thérapeutique : « le K2 » deuxième cancer, mais aussi vertigineux sommet himalayen quasi impossible à gravir. Elle se veut « patiente éclairée » et invite les soignants à monter la barre pour respecter leurs propres engagements. Il faudrait conseiller (pourquoi pas imposer ?) la lecture de ces quatre livres à tout médecin, à tout soignant (en herbe ou confirmé), à tout décideur administratif œuvrant dans le domaine de la santé.
Ces quatre livres sont écrits par des femmes ; outre leur grande valeur littéraire, trois d’entre eux se rejoignent par une certaine idée de l’humour avec des facettes tendres chez Lydia Flem, plus réalistes chez Marie-Dominique Arrighi, voire féroces chez Élisabeth Gilles.
L’humour, l’enfance, la culture, l’art et la nature sont des supports qui nous permettent d’élaborer les difficultés de la vie. Philosopher, c’est apprendre à vivre ?...


Bibliographie
1. Louise L. Lambrichs, Le Livre de Pierre, Seuil, 2011, Nouvelle édition.
2. Élisabeth Gilles, Le crabe sur la banquette arrière, Mercure de France, 1994 (Folio 2790).
3. Marie-Dominique Arrighi, K, Histoires de crabe, Bleu autour/Libération, 2010.

Voir aussi « L’éclaireuse du crabe », interview de Marie-Dominique Arrighi dans le n° 49 de la revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique de mai 2010.


Pratiques N°56, février 2012

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