Les soignants et l’aptitude réflexive

La capacité à revenir individuellement et collectivement sur leurs erreurs fait partie intégrante des compétences des soignants.

Étienne Schmitt
Pharmacien, responsable du Programme Prescrire Éviter l’Évitable

Au cours du développement du programme Prescrire Éviter l’Évitable, cette aptitude réflexive est apparue comme une ressource essentielle, pour analyser les erreurs et développer la qualité des soins. Elle s’avère cruciale à la fois au niveau individuel, notamment dans le cadre d’un signalement au programme Éviter l’Évitable, et au niveau collectif, par exemple dans le cadre de l’analyse pluriprofessionnelle d’un événement indésirable (a) [1], [2]. De quoi s’agit-il ?

Oser se retourner pour réfléchir 
Réaliser qu’une erreur a été commise et oser en parler ouvre la voie à une démarche positive : réfléchir sur ses pratiques professionnelles pour les améliorer. C’est ce que l’on appelle l’aptitude réflexive.
Cette notion fait appel simultanément aux deux sens du mot « réfléchir » : au sens propre, par le retour en arrière sur ses actions en se les reflétant, sens issu du latin reflectere ; et au figuré, par la dimension intellectuelle de la réflexion [3]. Dans le domaine de l’amélioration des soins, la « réflexivité » est définie comme « la démarche par laquelle les participants à la production de connaissances essayent de tenir compte du point de vue de tous les acteurs impliqués » [4].

Définir méthodiquement les problèmes, les décisions à prendre, les buts à atteindre et les moyens à utiliser conduit le soignant à évaluer des aspects tels que son implication dans la prise en charge, la variabilité des choix possibles, et à prendre conscience de leur importance respective [5]. Cette capacité dite « réflexive » s’acquiert par la pratique régulière du recueil et de l’analyse des données après l’action (« j’ai fait ou n’ai pas fait telle ou telle chose »), puis par la réflexion pendant l’action (« je suis en train de faire ou décider telle ou telle chose pour telle ou telle raison »). Cet apprentissage permet aux soignants de mettre à jour ce qu’ils savaient déjà sans y prêter attention : leur connaissance des situations à risque, de ce qui réussit dans la pratique, de ce qui les embarrasse ou de ce qui les empêche d’agir.
Cet engagement constitue une véritable recherche de terrain qui consiste à expliciter les règles auxquelles le soignant se conforme, ses façons de structurer les problèmes et les stratégies d’action dont il fait usage [6]. Cette démarche porte à la fois sur les erreurs étudiées et sur les personnes impliquées.
Lorsqu’un soignant décide de s’en ouvrir à d’autres, il peut s’engager individuellement dans cette démarche, notamment dans le cadre d’un signalement au programme Éviter l’Évitable, ou collectivement avec les autres soignants impliqués dans un événement indésirable dans le cadre de son analyse pluriprofessionnelle.

Mobiliser sa capacité réflexive dans le cadre du signalement d’une erreur
À la suite d’événements indésirables plus ou moins importants, un soignant peut s’adresser à des programmes de recueil de signalements visant à en tirer des enseignements et à assurer un retour collectif utile à chacun dans l’intérêt des patients. Ces programmes aident les soignants à percevoir, accepter, et analyser les événements indésirables pour mieux soigner [7]. L’expérience acquise dans le cadre du traitement des signalements au programme Éviter l’Évitable montre que la capacité réflexive du signalant est mobilisée à plusieurs reprises : dès le recueil du signalement lors du remplissage du formulaire initial, puis des formulaires complémentaires dans son espace personnel ; lors des entretiens et des échanges confidentiels avec le chargé d’analyse correspondant ; lors de la validation de l’observation détaillée établie par l’équipe Éviter l’Évitable. En comparant l’observation détaillée à son signalement initial, l’abonné signalant peut alors mesurer son effort réflexif soutenu par le programme Éviter l’Évitable ; et bien souvent en tirer un premier retour d’expérience (b).
En somme, signaler une erreur à un programme tel qu’Éviter l’Évitable est une démarche professionnelle, consciente, à la fois lucide et sensible, qui relève de la recherche d’amélioration des pratiques, des compétences et des organisations.

De l’aptitude réflexive individuelle à l’aptitude réflexive collective
Quelle que soit la gravité avérée ou potentielle d’un événement indésirable, lorsque des questions se posent sur l’ensemble de la prise en charge du patient, le soignant qui repère cet événement ne peut pas répondre seul, ne serait-ce qu’en raison de l’importance du biais dit de rétrospection (voir plus loin). Apparaît ainsi la nécessité d’une analyse collective par les soignants impliqués dans la prise en charge d’un patient.
À la démarche individuelle succède une démarche collective de réflexion pour la prévention des effets indésirables des soins. Cette démarche collective doit bannir tout ce qui s’apparente à la recherche et à la stigmatisation d’un coupable (souvent le dernier maillon de la chaîne). Il s’agit de faire face collectivement à l’événement indésirable ou à l’erreur, d’acquérir une capacité réflexive collective, de surmonter collectivement les freins culturels à l’apprentissage par l’erreur, la sienne ou celle des autres, pour éviter que les erreurs ne se répètent.
L’analyse collective, systémique, du processus de prise en charge des patients, après la survenue d’événements indésirables ayant provoqué ou non un dommage aux patients, a pour but de détecter d’éventuels dysfonctionnements, d’en analyser les causes ou les facteurs qui interviennent, pour tenter de les corriger et en éviter la répétition. Cette analyse collective vise à faire la part entre ce qui relève de la situation clinique du patient et ce qui relève de dysfonctionnements évitables liés à des facteurs humains, à l’organisation, aux modalités de communication, aux procédures de soins, aux équipements, à l’environnement.
Réunissant à l’origine les médecins d’un service hospitalier, les revues de mortalité et de morbidité portaient sur la pertinence des décisions et stratégies médicales. Des revues de mortalité et de morbidité ont été ensuite conduites avec d’autres soignants, toutes professions confondues, impliqués dans la prise en charge des patients, permettant ainsi de travailler sur les autres éléments de prise en charge d’un patient, les interfaces, et la communication. Parfois aussi avec des spécialistes d’autres disciplines, extérieurs au service ou d’autres professionnels (ingénieurs, techniciens, administratifs), lorsque sont apparus des problèmes d’équipements ou de type administratif par exemple.
La collaboration pluriprofessionnelle au cours de la revue de mortalité et de morbidité s’est avérée essentielle pour une analyse approfondie des cas, orientée vers l’analyse du système, et non vers la recherche de responsables. Ainsi l’ensemble des dimensions de la prise en charge, organisationnelle et médicale, a peu à peu été pris en considération.
L’équipe Prescrire a contribué à l’élaboration par la Haute Autorité de Santé (HAS) d’un fascicule visant à promouvoir la revue de mortalité et de morbidité dans le cadre des soins de premier recours, notamment en soutenant l’importance de réunir tous les soignants impliqués dans l’analyse d’un cas, qui est une condition de la méthode [8]. L’organisation des soins de premier recours (hormis ceux assurés par des centres ou des établissements de santé) présente des différences fondamentales avec l’exercice en établissement de soins : les soignants de premier recours sont généralement indépendants les uns des autres sur les plans géographique et organisationnel ; l’organisation des soins et les soignants impliqués varient avec chaque patient pris en charge. En général, les médecins ressentent spontanément la nécessité d’un travail collectif autour des événements indésirables [9]. Au-delà de cette volonté de médecins de travailler ensemble, la participation des autres soignants impliqués dans la prise en charge du cas repéré apparaît logique dès que l’on s’intéresse aux enseignements à tirer des événements indésirables [10], [11]. Par exemple, dans le département du Lot, malgré les difficultés d’organisation, des soignants de professions différentes ont formé un groupe de travail qui fonctionne à la satisfaction des participants. L’analyse d’événements indésirables fait partie de leurs méthodes d’amélioration de pratiques [12].
En somme, le développement d’initiatives diverses et de nouvelles modalités de travail en soins de premier recours est propice à la démarche réflexive dans le cadre de l’approche collective et pluriprofessionnelle de la prise en charge des patients.

Gare au biais de rétrospection 
L’analyse rétrospective d’un événement suppose de se placer au plus près des conditions qui étaient celles du soignant au moment des faits. C’est une difficulté, car la connaissance du résultat constitue un biais majeur : les observateurs d’événements passés ont tendance à surestimer la capacité humaine à prévoir et à anticiper. Et lorsqu’ils sont eux-mêmes impliqués dans ces événements, ils ont tendance à surestimer ce qu’ils auraient pu réellement prévoir.
A posteriori, « in vitro » en quelque sorte, l’analyse prend le pas sur l’action et donne parfois l’impression que les acteurs ne sont pas parvenus à tenir compte d’informations ou de conditions « qui auraient dû être évidentes » ou se sont comportés de manière inappropriée par rapport à ces informations (connues après coup pour être) cruciales. À tel point que lorsque quelqu’un prétend que quelque chose « aurait dû être évident », on peut être quasi sûr qu’il s’agit d’un biais de rétrospection.
En particulier, les caractéristiques relationnelles, pragmatiques ou culturelles des décisions prises sont rarement intégrées dans l’analyse. Ainsi, des soignants sont parfois conduits à signaler ce qu’ils croient être des erreurs, alors que l’analyse approfondie va montrer que leur prise en charge n’était pas erronée.
Ainsi l’aptitude réflexive fait partie intégrante de la compétence du soignant, dans sa capacité à prodiguer ses soins et dans celle d’améliorer ses propres pratiques en interaction avec l’organisation des soins.
a. Prescrire a dégagé progressivement cette notion dans plusieurs textes dont sont issus les extraits présentés ici (réf.1 à 2).
b. On peut trouver la description du programme Prescrire Éviter l’Évitable sur le site : evitable.prescrire.org, rubrique « À propos ».


par Etienne Schmitt, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[1rescrire Rédaction, « Le soignant, l’erreur et le signalement », Prescrire, 2010 ; 30 (320), p. 456-460.

[2Prescrire Rédaction, « Analyser un événement indésirable en soins de premier recours : une démarche collective des soignants impliqués », Prescrire, 2011 ; 31 (332), p. 456-460.

[3Rey A et coll., « Réfléchir » + « Reflet » + « Réflexion ». In : Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris 1999 ; Tome 3, p. 3133-3135.

[4Andersson-Gäre B, “Improvement education by improving education : a model for integration of teaching, learning and research while practice is improved”, Qual Saf Health Care, 2009 ; 18 (4), p. 246-247.

[5Galam É, « Enseigner et optimiser nos pratiques : de la transposition didactique à la vraie vie », Pratiques 2006 ; 20 (734/735), p. 654-656.

[6Prescrire Rédaction, « Les trois strates », Prescrire, 1992 ; 12 (120), p. 341.

[7Prescrire Rédaction, « Sortir du silence », Prescrire, 2007 ; 27 (288), p. 721.

[8Haute autorité de santé « Revue de mortalité et de morbidité (RMM) et médecine générale », Guide méthodologique, Janvier 2010, 4 pages.

[9Chanelière M, « Impact des événements indésirables sur la pratique des médecins généralistes. Étude qualitative auprès de 15 praticiens de la région Rhône-Alpes », Thèse médecine, Université Claude Bernard Lyon 1 2005, 184 pages.

[10Chanelière M, « Analyse des événements indésirables en Soins Primaires. Principes théoriques, aspects pratiques et exemples en Médecine Générale en France », Mémoire de Master 2 SP Évaluation et recherche clinique en santé Université Lyon 1 2009, 71 pages.

[11Mizziani Ducasse A, « La collaboration entre le Médecin Généraliste et le Pharmacien d’Officine dans la prévention des erreurs de prescription en ambulatoire : Étude qualitative basée sur des entretiens semi-dirigés menés auprès de 16 médecins généralistes de Rhône-Alpes », Thèse médecine, Université Claude Bernard Lyon 1, 2009 , 328 pages.

[12Gréhant M, « L’expérience du cercle pluriprofessionnel (CPP) de Figeac », Poster Rencontres Prescrire, Bruxelles Mai 2010. Site www.prescrire.org consulté le 8 août 2012, 1 page.


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