Anne Perraut Soliveres
Cadre supérieur infirmier, praticien-chercheure
L’hôpital rassemble des compétences diversifiées et complémentaires, encore faudrait-il que son organisation permette à ce « collectif » d’agir au maximum de son efficience. Le risque d’erreur est présent à chaque moment de décision, augmenté du fait que le travail des soignants s’effectue de plus en plus souvent en « flux tendu ». C’est son impossible maîtrise qui la rend innommable, d’autant que la médecine entretient le fantasme d’une toute-puissance de la raison sur l’émotion.
La nuit à l’hôpital, du fait de la raréfaction des acteurs, révèle les failles de l’institution. Elle en est la face cachée, où toute négligence ou oubli pourraient avoir des conséquences dramatiques. Mais elle peut aussi en être l’analyseur, à condition que les instances décisionnaires acceptent de regarder en face les effets de leur politique et cessent de faire l’impasse sur les risques liés au service « minimum ». Les différents modes d’organisation des gardes des médecins compromettent trop souvent la sécurité des soins, et la leur de surcroît, ce que tout un chacun reconnaît bien volontiers sans que cela change pour autant. La fatigue associée à une forte responsabilité, dans une phase du nycthémère où la baisse de vigilance est physiologique, exigerait une organisation plus respectueuse des temps de repos, mais aussi des conditions de travail et de la fiabilité des recours. Au lieu de cela, j’ai souvent affronté l’énoncé, par la direction, des risques potentiels liés à la nuit... (ah, le spectre de Tchernobyl et autres catastrophes aériennes ou ferroviaires nocturnes tout aussi effrayantes !). Je passe sur les petites phrases assassines de la direction des « ressources humaines » sans aucune réalité observable : « il y a plus de risques de se tromper lors de la quatrième nuit... » destinées à entretenir la peur et justifier la soumission aux changements de planning imposés qui déstabilisent profondément l’équilibre travail/repos des soignants de nuit (et sont la raison principale de leur désaffection pour ce temps de travail ingrat).
Enfin, plutôt qu’entretenir une peur irraisonnée, il serait plus judicieux d’enseigner à tous les soignants (mais peut-être d’abord aux décideurs jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie...) que notre vigilance à tous est une variable fragile, incertaine, en particulier lorsque les limites physiologiques l’affectent. Qui n’a jamais eu d’absence au volant, se demandant comment il est arrivé où il est ? Il serait préférable d’analyser l’ensemble des contraintes qui pèsent sur les soignants pour mieux les connaître et y faire face plutôt que les culpabiliser à la moindre défaillance.
S’il est impossible de prévoir toutes les embûches, évitables et non évitables, qui viennent contrecarrer nos envies de bien faire, certaines sources d’erreurs peuvent être aisément débusquées. Ainsi, face au déni des erreurs, beaucoup trop fréquent, il vaudrait mieux renoncer à l’illusion que l’attitude idéale irait de soi, pour tous et modestement, mais inlassablement, traquer les non-dits, reconnaître les impasses et affronter les faits.
Y’a qu’à, faut qu’on...
La première erreur serait de se bercer d’illusions quant à nos possibilités de rester toujours dans la sphère rationnelle, au maximum de nos compétences et de notre capacité d’attention. C’est pourtant le travers de certains médecins dont l’apparente « inconscience » de leurs limites et de celles des infirmières m’a parfois valu des discussions surréalistes. Ainsi alors que je protestais contre la décision de l’équipe médicale de réanimation d’obliger l’équipe de nuit à effectuer les bilans des 24 heures à six heures du matin pour chaque patient (entrées, sorties, pourcentage des traitements reçus), alors que les prescriptions et mises en route avaient lieu dans la matinée, je m’entendis dire que si les soignants n’étaient pas capables d’être vigilants, ils ne devraient pas travailler la nuit... Il faut avoir été soi-même confronté à la nécessité de rendre compte de son activité, au-delà de l’épuisement, avec le sentiment d’avoir perdu toute capacité de raisonnement pour mesurer la stupidité d’une telle remarque. J’ai été témoin, nuit après nuit, des difficultés majeures des infirmières à effectuer les calculs de pourcentages des produits restant dans les flacons, à formuler des règles de trois improbables où même les tables de multiplication deviennent incertaines. Les litres de café absorbés n’y pouvaient rien et j’ai encore en mémoire nos crises de fou rire devant les mines désemparées, les regards suspendus dans un vide intersidéral où les chiffres deviennent totalement incongrus. Si les médecins avaient accepté d’examiner sereinement cette question de vigilance au lieu d’en faire une question de pseudo-partage des contraintes, il est probable que la décision eût été différente. La raison officielle étant de soulager l’équipe de jour, d’autres tâches, intellectuellement moins exigeantes, auraient pu être transférées. Au lieu de cela, j’assistai à la décrédibilisation des soignants, soupçonnés de ne pas savoir compter.
La deuxième illusion est de croire ou faire croire qu’on pourrait devenir infaillibles, à condition de respecter à la lettre les règles de plus en plus contraignantes destinées à encadrer nos pratiques. Si la complexité des soins exige qu’on mette un maximum de garde-fous en place, c’est en tenant compte de l’ensemble des conditions qui affectent la sécurité des soins et non seulement leur correspondance à des normes ou à des savoirs temporaires. L’évolution très rapide des connaissances, mais aussi des mentalités, devrait conduire les soignants à tout mettre en œuvre pour actualiser leurs connaissances, mais également à beaucoup de circonspection quant à l’intérêt réel de ces savoirs en mouvement pour le bien-être des patients.
La nuit, à l’hôpital, un grand principe de réalité s’impose qui a bien du mal à franchir les limites de la chambre de garde : du fait de l’isolement des soignants et de la diminution drastique des effectifs, le médecin, mais aussi le cadre infirmier, lorsqu’il y en a un, ce qui se fait de plus en plus rare... doivent se déplacer à chaque appel en n’oubliant jamais la responsabilité qu’ils portent ou que leur absence fait porter aux infirmières. Si les infirmières sont souvent rassurées par la simple présence du médecin auprès du patient, elles ont parfois bien du mal à le faire venir... Comme si se déplacer n’était pas considéré par certains avec la même rigueur qu’un autre acte médical. Si on ne peut pas parler « d’erreur » en la matière, le moindre manquement à un appel urgent pourra être considéré comme une faute impardonnable.
Reconnaître les limites de nos compétences
J’ai été témoin d’un drame qu’on aurait peut-être pu éviter si chacun avait exercé sa propre responsabilité, au sens de ne jamais reléguer le moindre doute derrière la soumission à la règle.
Madame X., 54 ans, est arrivée dans la nuit dans le service de réanimation, amenée par le Samu. Elle est suffocante, et nous apprenons qu’elle a consulté son médecin quinze jours auparavant pour une toux persistante. Elle n’a pas pris le temps de faire les examens prescrits. Le réanimateur de garde interprète la radio comme un tableau infectieux. Il décide de l’intuber pour la soulager, ce qui n’apporte aucun bénéfice. L’infirmier met en route le traitement prescrit et exécute, sans apparemment se poser de question, les surveillances qui révèlent un tableau de plus en plus catastrophique. La surveillante, plus expérimentée dans le service, commence à trouver la situation anormale. Elle alerte le médecin qui persiste dans son attitude. Pourtant, lorsque la ventilation semble aggraver la situation d’un patient, les infirmiers savent bien que quelque chose cloche. Passant dire bonjour alors que je n’étais pas de garde ce soir-là, j’encourage le médecin à prendre conseil du chef de service, toujours disposé à répondre téléphoniquement, voire à se déplacer en cas de difficulté. Il me répond qu’il sait ce qu’il fait et que la situation ne justifie pas qu’il le dérange. La patiente est décédée vers cinq heures du matin. À son arrivée, le chef de service a diagnostiqué un pneumothorax, ce qui expliquait que la ventilation aggrave les signes cliniques. Outre la limite de ses compétences, le médecin de garde a surtout péché par excès de confiance dans sa propre analyse, ne tenant aucun compte des alertes ni des inquiétudes des autres soignants, pas plus que des effets, pour le moins délétères, de son traitement. En l’occurrence, il aurait suffi qu’il mette son orgueil de côté et appelle son chef pour que les choses se passent autrement. L’infirmier s’est contenté d’effectuer ses actes et d’en noter les résultats et la surveillante n’a pas osé appeler elle-même le chef de service.
La position particulière des infirmières
Les infirmières ont un rapport paradoxal à la responsabilité, souvent emprunt de culpabilité. Ainsi, Maria me disait qu’elle se sentait coupable lorsqu’un malade tombait de son lit, alors qu’elle était responsable de trente-six patients en chambres individuelles. Par ailleurs, le fait qu’elles n’aient pas le pouvoir de prescrire leur permet de se retrancher prudemment derrière le médecin lorsque les choses ne tournent pas comme prévu. S’il leur faut parfois user de trésors de diplomatie pour affronter un médecin lorsqu’elles sont convaincues qu’il se trompe dans son analyse ou sa prescription, elles ne sont pas toujours très enclines à la compréhension. Si elles n’ont pas été formées à critiquer la décision médicale et ne sont pas conviées à la commenter, elles sont pourtant témoins, acteurs et même comptables de ses effets attendus et indésirables.
Moins formées, elles bénéficient cependant, lorsqu’elles sont expérimentées dans un domaine, d’une capacité de diagnostic liée à l’observation, parfois bien supérieure au jeune interne qui cherche à mettre en œuvre ses savoirs théoriques. Évidemment, les infirmières ne sont pas exemptes des travers qu’elles reprochent, parfois avec intransigeance, aux médecins. Leurs négligences ainsi que leurs attitudes devant une erreur peuvent varier infiniment selon le rapport qu’elles entretiennent avec l’honnêteté intellectuelle et leur propre conception de la responsabilité. Il faut un certain courage pour affronter son erreur face au patient ou au médecin, voire vis-à-vis des pairs dont l’attitude est variable selon la place du soignant dans l’équipe et les enjeux symboliques qu’il bouscule. Ainsi lorsqu’Hélène découvre, suite à une remontrance du médecin, que sa pratique d’un examen est inadéquate, elle n’a de cesse d’avoir le soutien de ses collègues plus expérimentées qui lui ont enseigné leur propre pratique. Elle y mettra beaucoup d’insistance (trop ?), mais se heurtera à un mur franchement hostile...
Autre exemple pour le moins dommageable, Muriel a injecté une dose d’anticoagulants à une patiente bien que celle-ci, surprise, lui ait signalé l’arrêt de son traitement. Plutôt qu’aller vérifier dans le dossier de prescription, l’infirmière a persisté dans son erreur « Pas du tout, et vous en aurez d’autres... ». La patiente ayant signalé l’incident le lendemain, on s’aperçut que rien n’avait été mis en œuvre pour y remédier, l’infirmière s’étant bien gardée de signaler son erreur au médecin de garde, ce qui aurait permis de modifier la prescription et de réduire les risques. Les structures psychiques des impétrants, leur sens de la responsabilité individuelle et collective, leur éthique peuvent se traduire par une collaboration fructueuse et amicale ou par un repli de chacun sur son quant à soi, quel qu’en soit l’effet pour le patient.
Connaître ses propres « travers » et en tirer avantage
J’ai la grande chance de n’avoir pas commis d’erreur irréparable durant ma longue carrière d’infirmière de nuit en réanimation, puis de cadre supérieur responsable d’une équipe de nuit. J’aime à penser que ma structure psychique (j’ai une certaine propension à la dispersion, donc au désordre), associée à une conscience aiguë du risque de me tromper ou d’oublier un soin, ont fait de moi une infirmière scrupuleuse, voire si peu tranquille que je pouvais vérifier trois ou quatre fois ma planification de soins durant la nuit, ce qui amusait certaines de mes collègues, mais a sans doute contribué à la sécurité de mes soins. C’est donc parce que je me connaissais « tête en l’air » que je savais l‘erreur toujours tapie derrière le moindre moment de relâchement ou tout simplement de fatigue. Par la suite, responsable des plannings, donc de la présence de chacun à son poste, j’ai pu ensuite fréquemment vérifier que nous n’étions pas égaux devant la reconnaissance de notre faillibilité. Certains se comportent comme si l’erreur ne pouvait leur être imputée, comme si elle était toujours le fait de l’autre... En l’occurrence, ces dénis de plus en plus fréquents m’ont amenée à restructurer la gestion des absences prévisibles et ont abouti à la mise en place de procédures contraignantes comme signer toute demande d’absence et la validation individuelle des plannings.
Pourtant, la remise en question, incontournable et bénéfique, ne peut faire évoluer nos pratiques individuelles et collectives que si chacun est conscient de ses limites et les reconnaît...
Accueillir et informer en confiance un nouveau soignant : la responsabilité de l’encadrement
Lors de l’accueil de chaque nouvelle infirmière de nuit, je lui traçais une sorte de cahier des charges destiné à esquisser les limites de sa responsabilité et l’assurer de mon soutien amical. Je lui indiquais les quelques recours auxquels elle avait accès. J’étais, du fait de ma fonction, garante de l’ensemble des actes effectués par les soignants sous ma responsabilité et m’appuyais sur cette réalité pour mieux leur faire entendre à quelle collaboration nous devions parvenir pour travailler en confiance.
La première mise en garde consistait à lui signifier qu’elle devait, au moindre doute, faire appel à un collègue proche ou au cadre de nuit, toujours présent, quel que soit le problème. En effet, même si le cadre n’était pas plus compétent qu’elle dans son domaine, il saurait toujours vers qui l’orienter, il connaissait tous les rouages de l’institution, les habitudes de chaque service, voire les « manies » et exigences particulières des chefs des différentes spécialités. J’insistais lourdement sur la responsabilité : « Ne mettez jamais vos patients en danger, demandez de l’aide si vous ne savez pas quoi faire. En cas de changement inquiétant dans l’état de vos patients, appelez d’abord l’interne ou le médecin, qui doit se déplacer. Si vous commettez la moindre erreur ou maladresse, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous soutenir, à condition que vous m’en teniez informée immédiatement, honnêtement, dans les moindres détails. Dans le cas contraire, je ne pourrai pas vous aider ». Je leur conseillais également de m’appeler si elles sentaient poindre un conflit avec un patient ou un médecin, de façon à tenter de le désamorcer avant qu’il n’éclate. « Ne restez jamais seule face à un problème ». Ces consignes peuvent paraître simplistes, voire allant de soi, mais il faut avoir éprouvé une difficulté, sans oser demander d’aide, pour savoir qu’elles sont rarement énoncées ainsi dans le cadre de notre exercice. J’avais d’ailleurs créé, en support, un petit livret spécifique au service de nuit où toutes les procédures étaient consignées : conditions d’appel des médecins, attitude face aux urgences, comment réagir en cas de violences, fugue, suicide, décès... tous ces évènements « indésirables » qui émaillent l’exercice nocturne et pour lesquels il n’y a pas de réponse protocolisable...
Développer le sens des responsabilités plutôt que jouer sur la culpabilité
L’infirmière de nuit assume souvent seule la responsabilité de la totalité des événements pouvant surgir durant son temps de travail. Cette situation particulière ne lui permet pas de se reposer sur une équipe, ce qui est différent le jour, où plusieurs personnes agissent de concert. Elle sait donc exactement ce qui lui incombe et que le moindre incident ou oubli lui sera personnellement et justement reproché. Si j’ai souvent pu repérer les inconvénients d’une telle distinction (désigner le coupable avant toute analyse...), je suis convaincue, par ailleurs, de son efficience sur le développement du sens des responsabilités chez les soignants de nuit.
Lorsque Catherine, médecin responsable de la douleur, m’interpella au détour d’un couloir pour me signaler que l’infirmière de nuit avait « encore » interrompu un traitement morphinique, je pus lui répondre immédiatement. En effet, l’infirmière m’avait appelée dans la nuit pour me signaler un problème de pompe de morphine terminée prématurément. Elle avait appelé l’interne qui, devant la conscience altérée du patient, avait conclu à un surdosage et décidé d’attendre l’arrivée du médecin responsable de l’unité. Je passerai sur les nombreux détails et péripéties, mais cet incident en révéla un autre de taille : les infirmières de jour préparaient la seringue pour trois jours, avec l’aval du chef de service, sans que cela ne soit noté nulle part. L’une d’elles s’étant trompée de réglage, la seringue est passée en douze heures alors qu’elle contenait trois fois la dose de 24 heures. L’interne avait vu juste, le patient était bien surdosé... La nuit suivante, les infirmières de nuit avaient fouillé les poubelles afin de retrouver les deux seringues concernées et de me les confier « comme preuve ». C’est en comparant les prescriptions aux ampoules de morphine restant dans le tiroir des stups que nous avons fini par résoudre l’énigme. Lorsque je vins voir le médecin du service pour expliquer la situation, elle me reçut très fraîchement, arguant que j’étais réputée pour toujours trouver des excuses aux infirmières de nuit. J’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que le problème n’était pas du tout imputable à l’infirmière de nuit, mais plutôt à une procédure mal conçue. Sa propre prescription n’était pas en cause, mais elle réagit comme si je lui reprochais quelque chose. À chaque signalement à l’encontre d’une infirmière ou d’une aide-soignante, aussi léger soit-il, j’avais pour principe d’entendre tous les interlocuteurs, ce qui suffisait généralement à éteindre l’incendie naissant. Les enquêtes minutieuses sur les dossiers se sont avérées très intéressantes, montrant la plupart du temps un enchaînement de responsabilités en amont de l’erreur.
De mon expérience d’infirmière de réanimation, j’ai tiré une philosophie particulière des limites de ma compétence. Mon premier poste de nuit (en réanimation chirurgicale cardio thoracique) a mis d’emblée en évidence les insuffisances de ma formation, ainsi que celles de mes deux collègues, alors que, débutantes, nous étions supposées assumer seules la responsabilité de douze patients, on ne peut plus fragiles. C’est cette première confrontation à mes lacunes, mais aussi à une organisation des soins défaillante (comment qualifier la programmation de trois infirmières débutantes, la nuit, dans un service des plus exigeants...) qui a été déterminante dans une posture « d’humilité prudente » que j’allais garder durant toute ma carrière. Sans pour autant me taire quand j’étais en désaccord... Ce sont les réanimateurs de garde qui ont dû assurer notre formation, ce dont je leur ai toujours été reconnaissante et a sans doute façonné mon rapport, plutôt amical, aux médecins. Lorsque j’ai été confrontée à des évènements exceptionnels, des gestes inhabituels dont je ne possédais pas la maîtrise, au lieu de me défiler, comme beaucoup de mes collègues qui se précipitaient dans les chambres pour échapper à la demande du médecin, j’affrontais la situation en annonçant haut et fort mon incompétence et en réclamant d’avance son indulgence. Je n’ai jamais eu à en souffrir, bien au contraire, et cela m’a confortée dans l’idée qu’il valait mieux annoncer ses limites qu’essayer de faire face sans rien dire, au risque d’être mise en difficulté et de nuire à la réalisation du geste pour le patient.
Rappeler certaines règles aux médecins
Dans la structure dans laquelle j’ai officié près de trente-cinq ans, un interne et un médecin de garde étaient toujours présents, « partageant » la responsabilité médicale. Dans les faits, l’interne, bien que théoriquement en formation, faisait le maximum pour se débrouiller seul, n’appelant « le senior » (pourquoi ai-je eu la tentation d’écrire « le seigneur » ?) qu’en dernier recours. On imagine aisément que cette étape pouvait se révéler fort différente selon la personnalité des deux protagonistes. Malgré ma grande estime pour la compétence de la plupart des médecins avec lesquels j’ai travaillé, il faut reconnaître que la réticence de certains à sortir du lit, en plein sommeil, mettait parfois très bas leur conscience de leur responsabilité. Entre ceux dont il était de notoriété publique qu’il valait mieux les éviter (aussi bien pour leur incompétence en dehors de leur spécialité que pour leur mauvaise grâce à se déplacer), et ceux que, à l’inverse, les infirmières appelaient en premier recours afin d’échapper aux tergiversations de certains internes, on peut mesurer l’ambiance qui entourait le moindre appel, qui, faut-il le rappeler, n’avait lieu qu’après que l’infirmière, elle-même, ait attendu autant que possible...
En ces temps, j’espère révolus... la surveillante devait parfois doubler l’appel de l’infirmière, voire menacer le résistant de faire appel à l’administrateur de garde pour les plus récalcitrants. À sa prise de fonction, le nouveau médecin directeur avait contraint l’encadrement de nuit à transmettre quotidiennement tous les horaires d’appel de chaque service, les déplacements des médecins, la durée de leur intervention, ainsi que tout événement inhabituel, ce qui représentait une contrainte extrêmement lourde, mais sur laquelle je m’appuyai pour tenter d’améliorer la situation. J’insistai alors pour qu’il écrive une note de service dans laquelle il était rappelé qu’aucune prescription ne serait exécutée sans qu’elle ne fût dûment signée, ce qui excluait toute prescription par téléphone. Ce dispositif, qu’on peut qualifier de coercitif, s’est révélé un excellent moyen de rappeler sans cesse au médecin sa première responsabilité : se déplacer quand on l’appelle, autant pour rassurer le patient que pour soutenir l’infirmière isolée.
Afin de réduire la tentation de penser qu’il s’agit de coutumes d’un autre temps, j’ai fort récemment eu à intervenir en formation auprès de soignants de nuit de divers grands hôpitaux en France, qui mettent au premier plan leur difficulté à faire se déplacer les médecins...
Il n’est pas inutile de préciser que la plupart de ces médecins reconnaissent que la nuit devrait être mieux couverte, mais se retranchent derrière la fatigue, ou leur âge pour justifier leur peu d’empressement.
Cocooner l’interne
C’est dans ce contexte que je proposai au directeur d’accueillir officiellement l’interne lors de sa première garde, ce que je faisais déjà plus ou moins, informellement. Je lui présentais l’établissement, ses spécialités, ainsi que les détails pratiques de sa garde (où se trouvaient sa chambre, son plateau-repas...), mais surtout lui exposais dans le détail ce qu’on attendait de lui. Il faut dire que personne ne le faisait, malgré le fait que j’aie à maintes reprises suggéré aux « seniors » de garde de prendre au moins leur repas avec l’interne, ce que je n’avais jamais obtenu. Les bénéfices de cette première rencontre instituée furent nombreux. Outre le plaisir d’échanger, sans a priori, autour des contraintes et des conditions de sa garde, le simple fait de nous rencontrer amicalement, nommément, nous engageait dans un processus de confiance réciproque non négligeable. J’abordais sans restriction les questions « qui fâchent », l’exhortant à ne jamais hésiter à demander de l’aide, voire à passer la main, notamment en cas de transfert dans un autre hôpital. Cette opération pouvait durer la nuit entière pour un néophyte et se résoudre en cinq minutes avec un médecin expérimenté et implanté dans le secteur. Je n’hésitais pas à lui proposer de m’appeler à la rescousse, autant pour lui soutenir le moral et cheminer avec lui, que pour appuyer ses démarches auprès du senior. Je circulais moi-même en permanence entre les vingt et un services dont j’avais la charge et j’avais souvent l’occasion d’échanger avec l’interne autour des patients qu’il voyait. Il n’y eut quasiment plus de récriminations quant à la mauvaise volonté des internes ou des médecins à se déplacer. Après de nombreuses années d’un fonctionnement plutôt harmonieux, le changement de direction marqua un coup d’arrêt à cette pratique. Il fut décidé qu’il n’était pas de mon ressort de recevoir l’interne. Il n’y eut aucun dispositif de remplacement, mais les habitudes ayant évolué, certains seniors dînaient régulièrement avec l’interne...
S’il est toujours malaisé d’aborder ces attitudes sans laisser l’impression désagréable d’un jugement, il faut accepter de prendre le problème à bras-le-corps pour tenter de le résoudre. Le silence est une institution à l’hôpital, induisant une espèce de secret de polichinelle que tout le monde partage, mais dont personne ne peut parler. Les procédures de signalement d’« évènements indésirables », supposées permettre de remédier à des situations dommageables, ne prévoyaient pas de souligner les conditions réelles de l’incident, notamment lorsque la surcharge de travail ou le défaut d’organisation compromettaient la réalisation normale des tâches (cela a peut-être changé...). Le traitement centralisé de ces incidents se faisant en dehors du secteur concerné, il n’y avait aucune retombée locale, sinon bien plus tard, sous une forme globalisée inexploitable par les intéressés. Il reste donc fort à faire pour que les soignants puissent affronter sereinement, individuellement et collectivement, ce risque de se tromper qui, bien qu’inhérent à leur condition humaine, n’en alourdit pas moins leur responsabilité.
Passer de la culpabilité à la responsabilité collective me semble justifier qu’on rompe avec ce silence.