La fabrique de l’erreur

L’erreur est l’un des moteurs du savoir scientifique. Mais aussi le résultat destructeur de politiques de santé fondées sur le chiffre. Et des crispations corporatistes en assurent trop souvent le déni autant que l’impunité.

Christiane Vollaire,
Philosophe

Dans toute l’épistémologie contemporaine, l’erreur apparaît comme le moteur du savoir. Non seulement pour des raisons psychologiques, parce qu’on apprend de ses erreurs, mais par l’évidence même de l’histoire des sciences. Falsifier une hypothèse, c’est-à-dire montrer par l’expérience qu’elle est fausse, c’est, selon le philosophe Karl Popper, la condition même de l’accès au savoir. Et toute rationalité effective fonctionne comme un refus du dogmatisme. Le progrès n’est pas en ligne droite, il se fonde sur les réorientations incessantes liées à la reconnaissance de l’erreur.

Mais faute de cette reconnaissance, l’erreur devient au contraire une source permanente de violence. L’objet d’erreur érigé en dogme, l’ambition d’infaillibilité, sont la source de tous les abus de pouvoir, le cœur d’une autorité fondée sur l’arbitraire. Le tribunal de l’Inquisition fait torturer pendant dix ans Giordano Bruno qui affirme l’infinité de l’univers, et impose sous peine de mort la rétractation à Galilée qui La médecine est au cœur de cette tension entre le statut scientifique et le statut religieux de l’erreur : un déni de faillibilité pour l’institution médicale, qui la conduit à occulter, en tant que corps constitué, la possibilité de l’erreur. Et, de ce fait même, à exposer sélectivement ses membres les moins protégés quand ils sont, dans la logique même de leur métier, conduits à en commettre.

Déni de défaillance
Dans Les Nouveaux Blessés, la philosophe Catherine Malabou analyse une erreur de diagnostic commise par Freud pendant la guerre de 14, sur un lieutenant allemand à propos duquel on lui demande son expertise. Celui-ci, blessé au crâne, souffre de troubles neurologiques. Mais la commission militaire, refusant son invalidation, cherche à lui arracher par des formes de torture un aveu de simulation. N’y parvenant pas, elle fait appel à l’expertise de Freud, qui finit par poser un diagnostic psychiatrique sur une lésion manifestement organique : « On se demande alors pourquoi ni Wagner-Jauregg, le médecin militaire, ni Freud, lors de son expertise, [...] n’ont voulu admettre que l’hématome sous-dural était à l’origine des troubles de Kauders, en particulier de la perte du sentiment de son corps. [...] Comment Freud a-t-il pu rester aveugle sur ce point ? [1]
Et elle montre que la source de l’erreur est ici manifestement une forme de dogmatisme qui conduit Freud, en dépit de sa formation initiale de neurologue, à privilégier la position psychanalytique dont il est devenu le fer de lance.
Sur le cas de Kauders, l’erreur n’est manifestement pas individuelle : elle est liée à un aveuglement corporatiste qui pousse le médecin militaire à privilégier le soupçon de fraude, et le psychanalyste à privilégier l’hypothèse psychique. Mais jamais n’est reconnue l’évidente réalité de la blessure de guerre. Et Kauders continuera de souffrir des persécutions des uns, et du manque de soins adaptés des autres.
Ce qu’on doit critiquer ici n’est évidemment pas la pensée psychanalytique en tant que telle, mais simplement le moment où, crispée sur ses présupposés, elle se rend aveugle à une évidence, qui est tout simplement celle de son impuissance sur le cas particulier qui lui est présenté.
Être rationnel, ce sera au contraire reconnaître les failles de sa propre doctrine, et les lacunes inhérentes au savoir que l’on produit. Il y a une histoire des pensées, des théories, des interprétations, et cette histoire suppose des séries de reniements, de renoncements, à l’encontre même du discours des vérités éternelles. Michel Foucault le montre lorsqu’il écrit, en 1975, une préface au livre de Georges Canguilhem Le Normal et le pathologique : « L’erreur est pour Canguilhem l’aléa permanent autour duquel s’enroulent l’histoire de la vie et celle des Hommes. C’est cette notion d’erreur qui lui permet de lier ce qu’il sait de la biologie et la manière dont il en fait l’histoire. [...] Cet historien des rationalités, lui-même si “rationaliste”, est un philosophe de l’erreur » [2].

Un devenir erratique
Penser le vivant, c’est penser un devenir erratique : celui d’une errance, d’une forme d’indétermination, de l’intervention du hasard, de l’imprévisible, du contingent. La pensée de Canguilhem, telle que l’interprète Foucault, est celle d’un aléatoire biologique qui ouvre la possibilité d’un aléatoire épistémologique : les aléas de la vie organique sont analogues des aléas de la connaissance, et rien ne peut en être intégralement programmé : « Au niveau le plus fondamental de la vie, les jeux du code et du décodage laissent place à un aléa qui, avant d’être maladie, déficit ou monstruosité, est quelque chose comme une perturbation dans le système informatif, quelque chose comme une “méprise”. À la limite, la vie, c’est ce qui est capable d’erreur. » [3]
Le savoir sur le vivant est erratique comme son objet lui-même l’est. Ça ne veut évidemment pas dire que le savoir biologique serait intégralement aléatoire, ou qu’il n’y aurait aucun déterminisme naturel, et par là même aucune constante, aucune possibilité de connaissance physique ou organique. Ce que récuse bien évidemment la réalité du savoir scientifique, et du progrès médical en particulier. Mais cette connaissance elle-même est entachée d’incertitude, de la même manière que le médecin est sujet à la défaillance. Et ce principe d’incertitude est au cœur de la pratique médicale, comme la défaillance est au cœur de l’existence humaine.
L’erreur n’est nullement une monstruosité, elle est au contraire une sorte de norme. Mais ça n’empêche nullement qu’elle puisse produire des effets terrifiants.
Pour un soignant, l’erreur dans un geste, dans un diagnostic, dans une prescription, dans le suivi d’un traitement, dans l’interprétation d’un résultat, peut être fatale, ou invalidante, ou destructrice, ou tout simplement perturbante. Mais elle est incessamment possible, présente comme une virtualité, comme un danger constant. Elle n’est pas évacuable du champ de travail. Elle doit pourtant en être au maximum tenue à distance.

Et cette distance n’est pas seulement maintenue par l’attention individuelle, elle doit être l’objet d’une finalité collective, et n’est permise que par des conditions communes.
Or c’est précisément le paradoxe de l’institution médicale que, tendant à se présenter comme source rassurante de l’expertise, du savoir et d’une vocation à l’infaillibilité, elle produit au contraire les conditions de la défaillance.
Tout étudiant qui a suivi une formation, médicale ou paramédicale, sait à quel point lui manquent les fondements sur lesquels assurer sa pratique. Non pas tellement en termes biologiques, mais plutôt dans les termes relationnels, sociaux et éthiques indispensables à l’efficacité de la relation soignant-soigné.
Et bien peu de patients ont traversé l’expérience hospitalière ou celle du cabinet médical sans être inquiets des défauts de compétence ou d’aptitude relationnelle de leurs interlocuteurs. Même si la confiance qu’ils leur accordent à l’origine est souvent au contraire excessive.

Les effets d’une politique du chiffre
Dans les systèmes de santé, le culte du chiffre a produit des effets dévastateurs, en termes de formation des médecins libéraux comme en termes de gestion hospitalière. Cet irrationnel du chiffre conduit à deux écueils. D’une part, dans la formation, il focalise l’apprentissage sur des données prétendument « objectives » (celles des constantes biologiques en particulier), qui évacuent aussi bien la dimension clinique que l’approche subjective du patient. Mais la prétention à l’« objectivité » des données chiffrées ou de l’imagerie médicale peut tuer plus sûrement que l’ignorance la plus obtuse, comme on le voit à la fréquence des cas de péritonite qui font suite à des appendicites non diagnostiquées à la palpation.
Et la vision qu’ont nombre de patients de leur médecin le nez rivé à l’ordinateur n’est pas faite pour les rassurer sur sa compétence clinique et la pertinence de son diagnostic.
D’autre part, dans la gestion hospitalière, cet irrationnel du chiffre impose des restrictions budgétaires qui, réduisant d’abord la « masse salariale », augmentent la charge de travail de chacun, et par là même évidemment, l’épuisement, le risque d’inefficacité et la probabilité de l’erreur.
En termes juridiques comme en termes politiques, focaliser sur le chiffre, c’est toujours augmenter les risques. Si les données chiffrées peuvent être un moyen efficace d’objectiver l’information, elles ne sont jamais une finalité de celle-ci, et le chiffre ne vaut que s’il est mis dans la perspective d’un projet.
C’est par exemple en considérant le chiffre comme une fin, et non comme un moyen, qu’on a pu, au tournant de l’expansion des politiques libérales qu’a constitué le début des années quatre-vingt-dix, faire surgir l’antienne du « trou de la Sécu ». Et désigner tout à coup comme l’origine d’un manque budgétaire ce qui n’était rien d’autre qu’une nécessité vitale : celle de se soigner. Cette perversion intentionnelle du concept de Sécurité sociale, qui a permis de le faire passer non comme un impératif du devenir collectif, mais au contraire comme un problème, préparait le sabordage ultérieur dont le système français a fait l’objet dans les dernières années.
C’est pour avoir fait de l’« équilibre budgétaire du système hospitalier », en termes de formation comme en termes de gestion des équipes, une finalité, que les systèmes de gouvernement ultra-libéraux ont procédé à une entreprise de destruction de l’hôpital public, dont la conséquence est la multiplication, à tous les niveaux, des erreurs et des fautes : des équipes trop réduites pour assurer la charge de travail, soumises à une dérégulation des horaires qui perturbe leur faculté d’attention intellectuelle et humaine ; des services regroupés pour en diminuer le coût ; des structures gigantesques provoquées par ces regroupements, dont les défaillances dans la gestion sanitaire ont pu conduire à l’apparition d’infections nosocomiales ; des patients sortis de l’hôpital trop tôt, afin de libérer des lits pour permettre un « turnover » plus rentable ; des sujets mal informés, dont personne ne se préoccupe de ce qu’ils vont devenir à leur sortie et qui, mal suivis, en subiront les séquelles.
Mais aussi, dans les cabinets des médecins libéraux, des soignants plus formés à la technique qu’à la relation, conditionnés à la performance et à la rentabilité, pour qui la lecture rapide d’un bilan sanguin remplace trop souvent le dialogue et l’examen ; aux yeux desquels une image trop rapidement interprétée peut faire office de diagnostic. Ou qui cèdent à la facilité de prescrire un anxiolytique entre deux portes, plutôt que d’offrir un échange apaisant.

Un devenir judiciaire de la précaution
Toutes ces conditions et ces comportements ne sont pas seulement humainement déficients, mais, par là-même aussi, techniquement défaillants et professionnellement sources d’erreur. Un système de santé dont les résultats chiffrés constituent la finalité, et pour qui la vie des patients n’est qu’un des moyens d’assurer cette finalité, se condamne lui-même à la permanence et à la répétition de l’erreur : il devient tout simplement impossible d’y exercer la vigilance nécessaire à la garantie du suivi des soins.
En 1979, Hans Jonas publiait Le Principe Responsabilité, dans lequel il appelait à une responsabilité de l’humanité en général à l’égard de la nature. Il y montrait la nécessité de mettre en œuvre un principe de précaution, à l’égard des puissances technologiques qu’il qualifiait dans sa préface de Prométhée déchaîné.
C’est ce principe de précaution qui sera repris en 1992 comme concept juridique, dans la Déclaration de Rio, à la suite de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement.
Mais de fait, cette relation entre responsabilité et précaution ne peut avoir valeur éthique que si elle instaure d’abord des obligations politiques. Ce qui peut nous apparaître rétrospectivement comme la faiblesse du texte de Jonas est que, faisant émerger les notions de prudence, de prévention et de précaution dans le domaine de l’écologie, il ne les étend pas à ce que Félix Guattari appellera un peu plus tard l’écosophie : un équilibre qui ne concerne pas seulement des problématiques environnementales, mais relie en un tout indissociable environnemental, mental et social. Chez Guattari, le concept éthique, à l’encontre d’une pensée religieuse de la nature élaborée par Jonas, devient un concept politique, qui met en jeu les relations de pouvoir au sein d’une société : les droits que les hommes ont à faire valoir non pas dans leur relation universelle à la planète, mais entre eux, dans leur gestion du commun, par des rapports de pouvoir sans cesse à renégocier et à revendiquer.
Prudence, prévention, précaution, qui permettent l’anticipation de l’erreur en médecine, sont précisément ce que des politiques gestionnaires, soumises à des rapports de force économique, ne peuvent permettre ni dans la gestion de l’environnement naturel ni dans la gestion de la santé des populations. Cette gestion ne pourra alors se faire qu’a posteriori, dans le recours à l’administration judiciaire pour « réparer » l’erreur qu’une politique aveugle a préparée. La judiciarisation de la médecine, qui va de pair avec le déclin de la protection sociale et l’émergence des politiques de santé gestionnaires, prépare cette situation que le sociologue Robert Castel analyse ainsi dans L’Insécurité sociale : « La maîtrise des risques n’est plus dès lors une entreprise collective, mais une stratégie individuelle, tandis que l’avenir des assurances privées est, lui, assuré à travers la multiplication des risques. Leur prolifération ouvre un marché quasiment infini au commerce des assurances. » [4]
Formation et accoutumance à la gestion assurancielle des risques d’erreur pour le milieu médical, corporatisme visant à la négation de l’erreur pour l’institution, participent non pas à la conscience de la responsabilité, mais tout au contraire à l’établissement de nouvelles formes d’impunité.
Pour le patient, tenter d’obtenir la reconnaissance de l’erreur médicale est de fait un parcours du combattant, dont l’obstacle principal sera corrélativement institutionnel et financier : difficulté à obtenir les informations de la part d’une corporation crispée, ou impossibilité financière, et souvent sociale, d’entamer un marathon juridique. Là encore, la différence s’établira bien souvent dans un rapport de classe.
Penser l’erreur médicale devrait permettre alors de reconnaître la faillibilité individuelle, et la sanctionner sans pour autant la stigmatiser. Mais ce sera d’abord responsabiliser les politiques de santé comme fondement de l’espace public.


par Christiane Vollaire, Pratiques N°59, novembre 2012

Documents joints


[11. Catherine Malabou, Les Nouveaux Blessés, Bayard, 2007, p. 240.

[22. Michel Foucault, Dits et écrits, Quarto Gallimard, 2001, p. 441442.

[3Ibid., p. 441.

[4Robert Castel, L’insécurité sociale, Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, La République des idées, 2003, p. 64.


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