Stéphane Magarelli, philosophe sauvage
Chaque fois qu’un de mes articles est validé par la rédaction de Pratiques, je me pose la même question dans l’attente de sa publication : « Vais-je, pour ce numéro, bénéficier d’une illustration d’Eloi Valat ? » Il s’agit là d’un vœu rituel, une petite prière profane, de celles qui ponctuent la chaîne de mes désirs. Alors, une fois la revue disponible, je me précipite pour vérifier si mon espoir est/exaucé. J’admire l’art d’Eloi Valat. Si je l’aime tant, c’est parce qu’il cristallise, selon moi, une beauté singulière et parfois dévastatrice.
Les œuvres d’Eloi Valat pour la revue Pratiques ne sont pas que de simples illustrations, des atours enjoliveurs qui viendraient orner la revue mais seraient, finalement, sans grand intérêt. Elles sont, à mes yeux, bien plus que ça. Elles vibrent. Elles tressaillent. Elles tremblent. Elles s’énervent, se hérissent et explosent comme sous l’effet d’un déchaînement incontrôlé. Elles sont agitées, comme sous l’effet de fièvres intenses. L’empreinte qu’elles confèrent aux textes de Pratiques, en même temps qu’elles en cristallisent l’essence, les élèvent. Elles ne les figurent pas, elles les incarnent avec une rugosité furibarde. Depuis un trait vif, urgent, maîtrisé, dur et direct, les lignes que trace l’artiste sont heurtées, comme jetées, et l’encre alors dessine un sillon profond comme le gouffre vorace avec lequel l’humanité flirte dans l’angoisse. Eloi incise, sonde la feuille de son trait comme d’autres des corps offerts à la virtuosité d’un scalpel inquisiteur. Comme sous la pointe d’un aquafortiste amoureux du noir, ses silhouettes distordues jaillissent depuis les profondeurs de la nuit. Ses illustrations ont quelque chose de physique, de massif, elles sont faites de déliés nerveux qui se chevauchent, s’entrecroisent et se choquent. Elles font corps avec le texte, l’épousent et par cette fusion de l’étreinte, le révèlent sous un autre aspect. Plus cru. Plus nu. Plus criant. Il ne s’agit plus là de traits, mais de saignées à même la feuille en guise de peau humaine. Il y a, dans le travail d’Eloi, quelque chose de sauvage et d’indompté tout en étant extraordinairement maîtrisé. Son trait refuse le joug. Inspire les exhalaisons du texte à illustrer et les expire d’un souffle violent depuis son art irascible et tempétueux. Pour cela, bénéficier d’un dessin d’Eloi est un privilège parce qu’il est toujours la garantie d’un supplément de force farouche. Sans doute le trait d’un homme attaché à la liberté. Un insoumis. Son utilisation de gravures anciennes – des machines, des engrenages, des constructions avec lesquelles ses personnages sont souvent aux prises – forment un contraste radical et poétique qui fait la beauté de sa signature pour Pratiques. Les personnages d’Eloi n’imitent pas le mouvement de la vie, ils sont vivants, cassés, tordus, ils crient, serrent tant les dents que les poings, supportent le poids des machines, la sévérité d’architectures plus froides qu’un tombeau. Eloi n’est pas qu’un simple illustrateur. Il est l’identité graphique de la revue et sans son travail, certains articles n’auraient sans doute pas la même saveur acide, la même virulence critique. Pratiques, revue insoumise, indocile et utopique a trouvé en Eloi un frère dans sa lutte contre l’hypocrisie galopante et son cortège funèbre d’aliénations sociales ; son indispensable alter ego artistique qui s’insurge lui aussi contre les libertés que des institutions idiotes, et contentes de l’être, sous couvert d’une morale creuse, bafouent sans honte.
Mais le travail d’Eloi, ce sont aussi des peintures troublantes et hantées qui m’évoquent le meilleur de l’expressionisme. Ses toiles convoquent les figures d’Edvard Munch, Otto Dix, George Grosz, James Ensor et même de Félicien Rops, le terrible profanateur du sacré. Il s’inscrit sur un pied d’égalité indiscutable dans cette extraordinaire lignée des artistes habités, sauvages et fous, qui ont su montrer l’homme dans toute son ambiguïté, sa terreur, sa part maudite. Les teints sont blêmes, les corps hurlent, les figures grimacent, les nerfs sont à vif. Eloi peint l’angoisse qui triture les hommes. Il peint la guerre, celle réelle des corps décharnés, souffrants et agonisants, et l’autre, intime, celle des horribles tourments, où l’âme est mise au supplice par ses désirs, ses délires, toujours proche de la folie. Sous les pinceaux d’Eloi, les corps ne sont que ce qu’ils sont. Une viande tiède et inquiète, avide d’embrasement et de cruauté satisfaite. Alors, dans un monde de lois paradoxalement licencieux, les portes de la démence et de la possession humaines sont ouvertes à l’excès que captent, virtuoses, les traits rageurs d’Eloi.
Ses toiles, ses dessins ne sont pas flatteurs, ils refusent l’hypocrisie d’une esthétique frileuse. Ses œuvres n’enjolivent pas l’aspect parfois monstrueux des peaux distendues et flétries par les outrages du temps, à jamais indifférent au malheur et à la misère. Eloi peint le poids de la vie, son écrasante pesanteur, sa douleur infinie et secrète. Il figure sans concession la vaste entreprise de massacre intime et silencieux qu’est la condition humaine, en peint la violence dans toute l’étendue de son spectre terrifiant. L’humanité n’est pas si belle, ni même tant empreinte de grands sentiments. Elle est souffreteuse, inquiète à s’en ronger l’âme, et sans doute est-ce cette fragilité irréparable qui fait sa noblesse tragique. Depuis l’art d’Eloi, les hommes, les femmes ne sont pas des héros lumineux, mais des corps agités, des volontés parfois dérisoires que séquence la contingence arbitraire de la vie. Ils se débattent, combattent et survivent comme ils peuvent et certains parfois, n’en pouvant plus d’être humiliés et offensés, s’indignent et s’élèvent face au maelstrom de violence qu’impose le monde. Sans doute est-ce cela qui en fait des héros, cette indignation toujours prompte à jaillir, ou plutôt des héroïnes comme la militante anarchiste Louise Michel et les femmes de la Commune auxquelles il a consacré de sublimes ouvrages.
Les œuvres d’Eloi écrasent, tétanisent et broient le spectateur impuissant qui les regarde, ramené à son sort funeste et sans appel qui est celui d’un corps voué à se dissoudre dans l’infinité du néant. Il peint des écorchés dont les restes de peaux ne dissimulent en rien le théâtre des douleurs qui s’y joue. Eloi est un explorateur des souterrains de la condition humaine et de sa fébrilité maladive soumise au joug de la mort qui rôde. Il est un architecte des corps désarticulés et dénude leur structure faite d’os que recouvrent des nerfs en feu. Tout est tension dans les travaux d’Eloi, une tension infernale qui saisit les âmes en proie aux flammes d’un enfer torturant.
Rappelons ici que nous n’avons pas là affaire à n’importe qui. Ses albums sur la Commune, tous unanimement salués par la presse nationale en témoignent. Eloi est un artiste dont le style, immédiatement identifiable, m’impressionne et m’accable de sa puissance totale. J ’ai osé, sans le connaître personnellement, lui demander l’autorisation d’utiliser l’une de ses illustrations [1] pour la couverture d’une publication. La réponse fut rapide, accompagnée de ladite illustration avec un petit mot très aimable me permettant de l’utiliser librement. Il m’était difficile d’imaginer autre chose qu’une illustration d’Eloi pour ce projet, et son accord, je m’en souviens parfaitement, illumina ma journée. Quelques mois plus tard, l’ouvrage proche d’être publié, je me dis que, quand-même, j’aimerais tant bénéficier d’une deuxième [2] illustration pour la quatrième de couverture. Un peu gêné par peur d’abuser, je tente ma chance malgré tout. Même réponse. Même amabilité. Même joie. Beaucoup m’ont demandé depuis de qui étaient ces illustrations étranges et belles, profondes et sombres et alors je m’empressai, fier de dire : « Elles sont de Monsieur Eloi Valat, un grand artiste ». Comment en disconvenir ?
Oui, Monsieur Valat vous êtes un très grand artiste. Les formes qui sont les vôtres et dont Pratiques porte le sceau, sont celles parmi les plus belles parce qu’elles transpirent d’une intensité authentique dans un monde où l’art draine trop souvent dans son sillon les effluves d’une mauvaise foi facile. Vous êtes le maître d’un théâtre d’ombres hantées qui pose sur le monde l’acuité pénétrante de votre œil scrutateur.