Photographies Pratiques

De juillet 2009 à avril 2019, j’ai proposé trente-trois photographies pour les couvertures de la revue Pratiques. On peut dire que la proposition relevait d’une véritable utopie, réalisée. Cette belle aventure photographique mit à contribution tout ce que la photographie française comporte de plus créatif.

Philippe Bazin, photographe

Au début de l’année 2009, Christiane Vollaire, qui assurait depuis le début des années 2000 une chronique de philosophie de la médecine pour la revue, m’a demandé de proposer une photographie pour la couverture du n° 46, « L’humanitaire est-il porteur de solidarité ? ». Cette proposition, qui dérogeait aux habitudes ordinaires de la revue, je m’en suis emparé pour faire à la revue une suggestion plus large : utiliser des photographies d’artistes de la scène contemporaine française pour d’autres couvertures. Je me suis engagé dans un processus de travail qui a finalement duré dix ans. Les plus grands noms de la photographie française ont accepté de publier gratuitement leur photographie en toute connaissance de cause, par égards pour l’engagement citoyen de la revue en faveur de la santé pour tous. Je ne les citerai pas tous, toutes les couvertures sont visibles sur mon site (philippebazin.fr > éditions > Pratiques). Mais on a pu voir nombre d’entre elles et eux sur les cimaises des plus prestigieux lieux d’exposition, au Centre Pompidou, au Musée d’Art Moderne de Paris, au Palais de Tokyo, pour ne citer que ces lieux parisiens emblématiques. L’important pour moi consistait à déroger aux us et coutumes de la presse en matière de publication photographique, c’est-à-dire éviter toute idée d’illustration propre aux médias.

Dans le n° 72 de janvier 2016, je présentais pour les lecteurs de la revue, sous le titre « Des photographes qui donnent à penser », les principes qui animaient mes choix. Concernant les relations entre médecine et photographie, voici ce que je précisais : « La médecine et la photographie ont une longue histoire commune, en fait depuis les origines de la photographie. Dès 1851, un service photographique est installé dans un hôpital psychiatrique à Springfield en Angleterre. Ce service photographique est dirigé par le Dr Diamond, directeur de l’établissement qui n’accueille que des femmes. Le docteur Diamond deviendra rapidement le premier président de la Royal Photographic Society à Londres. Dès ses débuts, l’institutionnalisation de la photographie se croise avec l’institution médicale et ses pouvoirs […] Tout cet engouement cesse d’un coup dès que la radiologie est inventée. Albert Londe crée le premier service de radiologie en France à la suite de la découverte des rayons X par l’allemand Röntgen. Tout intérêt pour la photographie dans le champ médical cesse d’un coup, ou presque, si l’on excepte l’usage des radiographies qui resteront durant tout le XXe siècle l’une des applications majeures de la photographie. »

Je m’adressais aussi aux photographes pour leur préciser l’esprit dans lequel je travaillais avec la revue : « Pratiques ne fait pas appel à des photographes qui illustrent des questions médicales (ils sont nombreux dans les milieux du reportage), mais à des artistes dont l’œuvre peut permettre de donner un regard sur le dossier qui excède les préoccupations de celui-ci, ou qui ouvre un champ réflexif inattendu. Les œuvres choisies ne sont pas des miroirs du dossier, mais tendent à provoquer des questionnements, des écarts, des ouvertures. Nous faisons confiance à une photographie d’essence critique qui pose pour principe que cette essence est une pensée du monde, ou qu’en tout cas elle tend à en exprimer une. À ce stade de réflexion, une autre question alors se pose, celle d’un choix de photographes qui usent de la photographie pour ses qualités phénoménologiques : ses effets de sensation à travers les jeux de lumière et d’ombre, de net et de flou, de géométries, de mouvement, etc. Nous avons préféré un autre choix, finalement, celui d’une "politique de l’image" à l’encontre d’une "image-effet". Bien que nous appréciions beaucoup celle-ci, sa portée réflexive nous paraît diminuée du fait qu’elle privilégie d’abord la sensation, l’émotion immédiate, plutôt que la pensée. »

Il me paraît vain de commenter chacune des photographies de couverture dans l’écho qu’elle fait au titre du dossier, mais au moins vais-je m’arrêter sur quelques-unes afin de montrer comment, pratiquement, les choix que je faisais pouvaient fonctionner en relation avec la sémiologie de l’image chère à Roland Barthes. Dès le n° 50, « Mettre au monde », j’ai fait appel à Patrick Tosani et sa photographie de vieilles chaussures noires remplies de lait blanc. Le lait déborde, c’est la vie qui sort des limbes, qui envahit la surface du monde dans une forme nouvelle et inattendue, la naissance. Mais cette naissance comporte aussi, déjà, tout le cycle de la vie, jusqu’à la vieillesse, les chaussures usées. La naissance, mettre au monde, c’est donc envisager déjà toutes les étapes de la vie, c’est marcher à travers le monde qui nous attend et l’user de nos envies, désirs, fureurs et échecs. L’espace autour des chaussures laisse toutes ces potentialités ouvertes.
Pour le n° 51, « Que fabriquent les images ? », la photographie d’Yves Trémorin, une huître sans coquille sur une table lumineuse, me paraissait évidente. Elle évoque le geste du médecin qui regarde des radiographies, dans le désir de tout voir des entrailles. Mais elle montre un corps entier, informe, qui renvoie aussi à l’énigme qu’a longtemps été l’intérieur pour les médecins. L’informe de ce « corps » évoque aussi les travaux de Georges Bataille, auteur qui a beaucoup contribué à reconfigurer au XXe siècle la pensée sur le vivant.
Pour le n° 58, « À quoi servent les drogues ? », la photographie de Jean-Luc Moulène montre un homme qui se cache le visage en mettant ses coudes en avant. L’un de ceux-ci est tatoué d’une toile d’araignée, sur l’autre le même motif a été sommairement effacé. Celui-ci est un signe d’appartenance pour les drogués, que le coude droit revendique alors que le gauche appelle le contraire. Ce double signe, négatif/positif, montre l’ambiguïté du personnage. Son visage caché peut suggérer la honte de son addiction, alors qu’il semble vouloir se protéger la tête de ses bras. Le vide important au-dessus de sa tête, ce qui descend le personnage dans le bas de l’image, renvoie aux photographies de la folie du XIXe siècle qui présentaient toujours les personnes aliénées de cette manière. Ainsi cette photographie nous parle d’aliénation à l’addiction, de désir de s’en sortir, de la peur du monde extérieur et de l’envie de protection. Pour le n° 60, « Déserts médicaux : où est le problème ? », la photographie de Géraldine Lay montre au contraire du désert une foule compacte qui regarde un spectacle que nous ne voyons pas. Toutes les personnes sont sérieuses, tendues. Tous les âges de la vie sont représentés. La moitié de la foule est sur le trottoir, en sécurité, l’autre moitié est déjà sur la rue, sur un passage « protégé » dont on connaît les risques. Où est le problème ? Les gens le regardent, mais nous ne le voyons pas ? Ainsi, la photographie discute l’ambiguïté de la question posée par la revue.
À travers ces quatre exemples peut apparaître la polysémie portée par une photographie de création, pensée par un artiste. Elle incarne aussi l’incitation à l’exercice, par le spectateur, de son intelligence, de sa réflexion, pour en comprendre les diverses couches signifiantes, y compris échappant aux signes du verbe.
Je signalais enfin ceci dans mon texte du n° 72 : « L’œuvre d’art portée par le mur nous invite de ce fait même à participer d’une communauté anthropologique où l’homme debout s’interroge face à la production de ses semblables. Mais l’œuvre peut aussi être un document qui interroge sur l’artiste et sa propre expérience du monde. » Or dans une revue, l’œuvre est plutôt à plat, à l’horizontale, conduisant le spectateur à une expérience du visible assis dans son fauteuil ou à son bureau face à l’œuvre ouverte, debout. Cela met en question la présence de l’œuvre même sur un tel support, celle-ci interroge le support par sa seule présence, elle questionne la revue elle-même dans ses objectifs. J’ajoutais à cette interrogation celle de l’artiste et son expérience du monde : par métonymie, le médecin n’interroge-t-il pas le monde dans sa relation à chacun de ses patients ? On imagine des consultations debout, face à face.
En juin 2024, j’ai eu le plaisir de faire une résidence d’artiste à la Friche La Belle de mai à Marseille. C’était une résidence d’écriture, aussi me suis-je donné pour objectif de photographier ce que les gens du quartier écrivent sur leurs murs. Plus de cent cinquante messages ont été recueillis, parmi lesquels celui-ci : Et la réalité, c’est comment ? Belle adresse à un photographe qui se pose des questions pratiques. Les théoriciens de l’image se demandent souvent ce qu’est le réel, à juste titre. Mais un praticien se pose plutôt la question : c’est comment ? Et comment s’y prendre ? Qu’est-ce que ça donne dans une photographie ? Si je me pose pour moi-même ces questions, toutes les photographies présentes sur les trente-trois couvertures la posent aussi. Dans mon expérience passée de médecin, dans une vie d’avant, la même question pratique se posait à moi. La médecine n’est certainement pas un art, mais, considérant le corps et sollicitant l’imagination, elle engage le praticien dans une expérience esthétique du monde.

par Philippe Bazin, Pratiques N°108, juin 2025

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