Michel Djedid,
Psychologue clinicien
« Il faut songer que tout ce qui a existé existe quelque part en une image qui peut être ranimée. Les clichés de toute chose sont gardés (…) Les empreintes de tout ce qui a existé vivent, échelonnées aux diverses zones de l’espace infini. Il s’agit pour le photographe suprême d’en tirer de nouvelles épreuves. » Ernest Renan
« Des photos oui, ce sont bien des photos que nous avons utilisées… des photomatons ! » Celui qui s’exprime avec conviction, ce jour-là, s’appelle Alexandre. Il est éducateur spécialisé et travaille dans un foyer hébergeant des personnes souffrant de maladies mentales et de déficiences. Autour de la table l’évocation de portraits a quelque chose de cocasse et de tragique ; nous sommes tous masqués !
Comme si entrevoir un visage dans la sphère professionnelle ne pouvait se faire que clandestinement, au détour d’une photo, d’une image.
Le confinement s’achève à peine et ce groupe d’analyse des pratiques que j’anime en banlieue parisienne depuis trois ans a pris une tournure inédite. Le travail joyeux, qui malgré un quotidien difficile caractérisait nos séances, a fait place à des expressions d’incompréhension, de peur, et de colère. La circulation d’un virus mortel a généré une crispation anxieuse, le port du masque a fait fuir les figures humaines rassurantes.
Malgré tout, une résistance s’organise. Le plaisir de partager, de parler et de penser est un souvenir qui nous tient, alors chacun y va de sa tirade : « Les masques c’est pratique quand on ne peut plus voir quelqu’un en peinture », « Bas les masques conviendraient bien à la situation actuelle », « Finalement, on devrait appeler ça des masques anti-collectif… »
Les expressions fusent, virevoltent et nous font du bien. Un ailleurs de sens est encore possible. Le paysage s’élargit, l’horizon se dégage (à défaut des bronches), et une « aire de jeu » toute winnicottienne [1] émerge et nous rassure. Facétieusement, l’imaginaire se déploie et montre sa puissance de rassemblement et de cohésion.
L’actualité reste pourtant inquiétante.
La direction, face à l’ampleur des contaminations (plus d’infirmiers, plus de chef de service, plus de directeur…) a réorganisé les tâches des professionnels encore présents. Ce sont les éducateurs et les moniteurs qui dorénavant distribueront les médicaments aux résidents.
En temps de « guerre » sanitaire (comme aimeront le dire certains), la mobilisation a été unanime et chacun a répondu présent pour la « survie » des résidents. Néanmoins, il s’agit d’une « sacrée responsabilité ! » expliquent les moniteurs. C’est un geste délicat dévolu aux infirmiers, presque illégitime « hors métier » et « on pourrait se tromper ! ».
Situation anxiogène « sans filet », qui n’est pas sans rappeler les nombreux services de soins où transfert de tâches et transfert de compétences sont devenus synonymes, où aide à la distribution de médicaments, maîtrise des posologies et des savoir-faire (sans formation) face aux éventuels effets secondaires, se confondent.
Une autre impression vient se glisser dans les échanges, celle d’avoir été « réquisitionné » afin d’exécuter une tâche fonctionnelle et rationalisante. Geste anonyme et dé-subjectivé qui bien loin de l’imaginaire professionnel des éducateurs va venir redoubler le vécu de dépersonnalisation et d’éloignement provoqué par le confinement et le port du masque.
Mais voilà, les médicaments doivent être distribués et pour cela un seul outil : le pilulier. Passant du banal statut d’accessoire médical à celui d’objet d’aliénation collective, le pilulier va devenir l’émissaire du dissentiment.
Au premier abord, ce pilulier semblait plutôt « coopératif » avec ses noms propres lisiblement inscrits. Malheureusement, dans ce contexte de confusion où les visages ont disparu et où on ne sait plus qui est qui, cette distinction « administrative » était bien insuffisante affirmaient les professionnels.
Sentiment curieux de ne plus avoir affaire à des individus, ni même des corps à soigner (objet de fantasmes), mais plutôt des organismes interchangeables à maintenir en vie. Des états civils administratifs pour administrer des médicaments en somme.
Le problème s’est donc présenté ainsi. Comment accroître la valeur subjective d’un objet sans âme, comment redynamiser son « pouvoir d’évocation » et réintroduire une « temporalité empathique » ?
Peut-être en recouvrant chaque nom propre de la photo du résident.
Une sorte de trombinoscope… « Un Piluloscope ! »
La perte de sens désoriente, mais stimule la créativité. En réintroduisant des formes, des figures, des adresses incarnées sur un pilulier « album de vie », cette équipe a pu à nouveau se pencher sur la souffrance des résidents en partie reconstituée. L’invention poétique de ces professionnels m’évoque des démarches similaires.
Me vient en mémoire le travail de J.R [2], non pas le « méchant » de Dallas, mais cet artiste photographe qui lui aussi s’est intéressé à ceux qu’on ne voit pas. Pendant de nombreuses années, dans les banlieues parisiennes, sur les façades du Moyen Orient, dans les favelas du Brésil ou les bidonvilles du Kenya, il a photographié et exposé en format géant les portraits des invisibles. Grâce à ses portraits J.R a fait surgir les singularités humaines qui se cachaient derrière ces lieux proscrits, enfermées qu’elles étaient dans des appellations médiatico-sociales obscures et réifiantes.
Le « Piluloscope » semble proposer le même processus, mouvement régénérateur d’existence et pourvoyeur d’altérité pacifiante. L’image recèlerait-elle des pouvoirs cachés ? Pouvoirs hérités d’un âge animiste où objets réels et images n’étaient pas totalement distincts. Ou comme le dit Susan Sontag [3] à la suite d’E.H Grombrich : « un temps où la chose et son image étaient simplement deux manifestations physiquement distinctes de la même énergie ou du même esprit ».
Au cœur de la dés-aide « covidienne », l’équipe d’éducateurs moniteurs aurait-elle tenté de retrouver magiquement ce « statut primitif » de l’image qui, en se substituant à la réalité, détiendrait la possibilité d’un pouvoir sur les événements ? Il y a la potentialité fantastique du photomaton, mais aussi son formalisme. Le résident par sa posture fixe de face nous introduit à une permanence. Modèle intemporel, iconique et transcendant, il semble nous indiquer une voie, un chemin vers le « sacré »…de la relation d’aide.
Nonobstant dans le monde empreint de réalisme qui est le nôtre, une photo d’identité n’est pas le visage lui-même. Ce visage dont Levinas [4] nous dit qu’il est l’irruption de l’autre dans mon existence, qu’il est d’emblée relation à l’autre.
L’épidémie de la Covid a confisqué l’appel des visages dans le réel et affolé la boussole temporelle. Le « Piluloscope », en rappelant l’opposition image (figée, datée)/visage (même masqué) a remis en mouvement un « hors champ » photographique peuplées de souvenirs, de fictions et d’histoires singulières avec les résidents. Car la carte n’est pas le territoire, n’en déplaise à Dorian Gray [5] et à son inquiétant et fantastique portrait qui vieillit à sa place. Portrait maléfique qui endosse les méfaits de son modèle exempt de toute responsabilité.
À rebours, le « Piluloscope » réintroduit dans le réel les vicissitudes des relations d’accompagnements et relance la valse relationnelle (transférentielle et contre-transférentielle) des prises en charges d’une équipe qui ne manque pas de s’en amuser et de s’en saisir. La marge de manœuvre était mince, mais le résultat est là.
Dans un contexte exceptionnel, où les conditions d’une continuité organisationnelle et psychique n’étaient plus garanties, une équipe inventive et déterminée s’est efforcée de retrouver le sens de son histoire professionnelle avec ses résidents.
Pour conjurer l’absence de visages et d’humanité, l’équipe a su puiser dans la matière créative de l’imaginaire pour étayer les formes habituelles d’un système symbolique inopérant. Propulsé par le désir de pouvoir à nouveau s’identifier, s’inspirer et se laisser modifier par la présence et la singularité de l’autre les éducateurs ont inventé le « Piluloscope ».
Surface de projection dynamique, le « Piluloscope » aura permis le « rapatriement » dans le champ éducatif et clinique d’une injonction de transfert des tâches vécue comme périlleuse et « hors métier ».
Injonction de « transfert /délégation » aux contours flous qui de façon plus globale nous alerte sur les gouvernances engagées depuis plusieurs années dans les établissements sanitaires et médicaux sociaux où le temporaire compréhensible face à l’urgence devient le permanent d’un fonctionnement juridique (responsabilités), professionnel (formations) et salarial (reconnaissances financières) inquiétant et incertain.
Le « Piluloscope » création originale nous rappelle enfin que face au mouvement « d’abrasion » des spécificités professionnelles (diplômes ne permettant plus de se situer par rapport aux autres champs d’interventions), seuls les professionnels de terrain aux prises avec le réel dans un champ bien défini par leurs compétences savent quel est leur rôle et ce qu’il convient de définir et d’imaginer pour accompagner au mieux les personnes dont ils ont la charge.