L’improvisation comme résistance

Comment penser la résistance, panser le blessé et recourir à la pensée pour surmonter les effets du présent. Bernard Lubat nous entraîne dans ses déchiffrages.

Entretien avec Bernard Lubat,
musicien de jazz
Propos recueillis par Anne Perraut Soliveres, Françoise Acker et Lionel Leroi-Cagniart

Pratiques : Nous avons eu envie de confronter votre art de l’improvisation musicale et ce qu’il se passe dans le cadre du soin. Vous aviez fait une intervention à la clinique de La Borde ?

Bernard Lubat : Ah, des souvenirs formidables ! Des souvenirs des ateliers qu’on y faisait, de la tentation de m’inscrire – je ne savais pas trop si j’étais du côté des soignants ou des soignés parce que j’avais des doutes ! Et puis, c’était le début des portes ouvertes, on essayait de faire des festivals là-bas – pas que la musique, d’ailleurs, du théâtre, en fait, de l’expression – et c’était passionnant parce que c’était avant « Uzeste musical ». Ça devait être en 1970-72. Dans cette idée le jazz, c’est-à-dire la musique improvisée, avait son rôle à jouer, puisque c’était cette idée de musique incertaine, d’incertitude et de non-fini. D’ailleurs, on ne se sait toujours pas si c’est commencé ! C’était intéressant pour les gens présents qui réfléchissaient. J’étais très jeune et je ne comprenais pas tout, mais je sentais que c’était un avant-goût, une avant-garde de ce que la société allait devenir, dans le sens où « on est tous fous » ! Sauf que ça rapporte. C’est devenu un métier, un commerce.

Improviser dans le soin, ce n’est plus possible parce qu’il y a tout ce qui est « qualité », « process », « normes » et compagnie ! En fait, on ne soigne plus l’individu. On soigne la maladie et le malade, lui, on s’en fout !

Aujourd’hui l’éducation à la musique, c’est comme ça. L’individu, on s’en fout ! On éduque à un concept – et encore, un concept ! – à une structure, à une connaissance, à quelque chose de solide qui ravit les banques et qui est comptable. On peut additionner, soustraire, mais l’individu, on n’en a rien à secouer de sa singularité ! Ce n’est pas le sujet. Alors que l’improvisation mobilise directement l’inconscient. C’est contradictoire avec le consensus culturel généralisé. Là, je reviens d’un festival à Paris, j’étais dans ce lieu de Peter Brook, qui est magnifique aux Bouffes-du-Nord, il y a huit jours, un festival de piano. J’ai passé la journée à écouter des pianistes qui jouaient le même piano, la même musique, le même truc, on aurait dit des clones ! C’était très scientiste, une espèce de connaissance qui prend le pas sur la singularité de l’individu. Ils sont transformés en outil. En utilitaire-aisé, et ils ne jouent rien.
L’expérience, c’est une tentative. Il y a des risques, des échecs, des obstacles. C’est Benedetto qui disait : « L’obstacle comme lieu de passage ».
On leur apprend à éviter tous les obstacles. Il faut que tout soit carré. C’est dommage. Partout je vois des musiciens, des musiciennes qui ont des qualités formidables au départ, c’est-à-dire toute l’humanité qu’ils possèdent en eux et petit à petit, la vie, l’éducation… ça assèche. C’est pour ça que je parle d’humidité. Ils deviennent secs comme des coups de trique. Et je ne sais pas où ça va. Les seules personnes qui possèdent une possibilité de découverte, d’aspiration, de souffle, ce sont des gens qui ont un métier à côté.

Une mise au pas

Oui. C’est ça, une mise au pas, pas-à-pas. Je leur ai dit : « Question d’écoute, jusqu’où ça commence la musique ? » Alors là, il y a le silence. Bon ! Comme ça, je laisse tranquille, je suis parti à la fin du concert sur ce sujet : où ça commence la musique ? Parce qu’il y en a qui savent jusqu’où ça commence, la musique. J’étais très emmerdé parce que ça faisait une journée qu’ils écoutaient la répétition de l’identique. Et, en même temps, une espèce d’enthousiasme un peu hystérique. Un enthousiasme… fan-atique ! J’ai voulu casser la fête un peu pour rétablir une espèce de relation poétique entre l’artistique et les gens qui écoutent, le spectateur, l’auditeur. Retrouver cette dimension de l’incertain entre nous, entre l’art, l’artiste et les gens. « Là, qu’est-ce qu’il se passe, là ? Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? » Il faut faire quelque chose avec ça. Il faut faire quelque chose de sensible et d’incertain et de suspensif qui fait que l’un comme les autres, on ne sait pas ce que ça va faire. C’est ce que dit Édouard Glissant dans son processus de créolisation « Il y a un entre-méli-mélo-mêlé, on n’en connaît pas le résultat, mais on prend le risque d’une relation ». Il a appelé ça « poétique de la relation ».
Je suis invité au Conservatoire de Paris dans un mois pour diriger des ateliers d’improvisation générative. L’effet Macron se propage un peu partout. Il y a une espèce de transformation du même. C’est la même chose à l’envers ! Donc, ils nous préparent une situation, ils sont en train de tout changer en continuant la même chose, mais à leur profit. Donc ça produit beaucoup d’ennui, d’hystérie, de croyances, pas beaucoup de pensée. Ça ne dépense pas trop, d’ailleurs, ils s’achètent. Ça vend et ça rachète. Comment on joue l’histoire du soin au milieu ? Moi, je me suis posé la question parce qu’on en parle souvent avec Lionel ici. « Qu’est-ce que je fous là, moi ?! » Quand je suis sur une scène, que je joue avec des gens, qu’est-ce que je fais, là ? Qu’est-ce que je joue ? À quoi ça joue ? Qu’est-ce qu’il se passe ? J’essaie d’être désagréable à l’oseille, comme je dis pour rigoler. D’être « pas à vendre ». En même temps, j’essaie de ne pas « me faire suicider », je ne suis pas un suicidé de la société, je n’ai pas ce courage. Je pense qu’il y a un intervalle à prendre pour les artistes qui est celui où on peut pervertir le divertissement. Il y a quelque chose à jouer, qui dit : « mais écoutez, vous êtes sûr ? » Dire aux gens : « Vous êtes sûrs que vous avez payé votre place pour écouter quelque chose qui va vous plaire ou vous êtes sûrs de savoir qu’est-ce que vous foutez là ? » Des fois je leur dis : « Qu’est-ce que vous faites là ? » Parce que, aujourd’hui, les artistes sont considérés comme des larbins, mais ils acceptent parce qu’ils sont très bien payés. On est transformés en domestiques de luxe. Pour certains, une minorité. Les autres sont des domestiques au chômage. C’est autre chose, ça. Mais au milieu de tout ça, on se demande : « Aujourd’hui, à quoi il faut jouer ? Et pourquoi jouer ? » Pour être dans une relation sincère et surtout humaine, avec les gens, quand on joue. À quoi on joue quand on joue ? Et est-ce qu’on joue, encore ?
Je pense qu’on ne joue plus. On répète, on simagrée, je simagrée, tu simagrées. Je pense que l’art n’a jamais été aussi dans la merde qu’aujourd’hui parce que, par exemple, quand je vois que Nicolas de Staël est vendu 300 millions. C’est fou cette histoire de l’art qui vaut des millions et qui en retour, ne vaut rien. Ça vaut des milliards pour une minorité, pour un placement, quoi.
Et c’est pareil pour le foot, c’est pareil pour la musique. De quel soin s’agit-il ? On prend soin de qui, de quoi et comment ?

Ça fait le lien avec : « Qu’est-ce que je fous là ? » de Jean Oury et le risque qu’il a pris d’improviser à l’époque, de faire sortir les fous de l’asile pour avoir du lien avec le village. Il y avait une part d’improvisation, même s’il y avait derrière une part de réflexion.

Il y a toujours une réflexion dans l’improvisation parce que l’improvisation, c’est s’affranchir de l’illusion de se croire libre. Mais il faut essayer. Il faut expérimenter d’avoir une idée qui te passe par la tête et si tu la pratiques, c’est à tes dépens, c’est dangereux. Alors, tu la pratiques ou pas ? En musique, pour moi, ce sont ces idées-là qui m’intéressent parce qu’elles vont dans les chemins interdits, dans les esthétiques inconnues et dans des endroits pas prévus… Elles vont dans « ma non-maîtrise », dans « mon inconnu ». C’est ça que j’ai à vivre et je n’en ai plus pour longtemps, à vivre, Donc… je n’ai pas que ça à foutre, quoi ! Il faut que j’aille voir où je ne suis pas, où je ne sais pas.

On est proche de la psychanalyse…

J’avais sorti un jour dans un débat pour rigoler « Comme dirait Lacan, à chacun sa lacune ! »
Je vois ce qu’on fait ici. Ça fait 45 ans qu’on est dans ce village, à Uzeste, qu’on se bat pour vivre ensemble. On est une minorité d’artistes, un peu comme a fait la boulangerie coopérative d’Uzeste (Le Monde du 22 août 2022). Et en même temps, tout le monde veut faire croire, suivant les critères de la réussite, que ce qu’on fait ne sert à rien. Et pas du tout ! En secret, en loucedé, ça sert à beaucoup de choses, mais comme ce n’est pas la servitude volontaire, « Il faut faire gaffe à quoi ça sert », parce que « servir », ce n’est pas terrible. Servir, c’est domestique, Tu vois, mes parents étaient domestiques du propriétaire du château. Mon grand-père était métayer. Il n’a jamais imaginé une vie autrement qu’au service d’un maître, plus intelligent que lui, qui a plus d’hectares, qui a plus d’argent que lui. Donc, c’était logique ! Voilà, « ne servir à rien », c’est un drôle de truc, ce n’est pas facile, hein ?

Ce n’est pas facile d’improviser, c’est sûr !

L’artistique permet d’improviser parce qu’on te laisse une case de vide. Tu ne peux pas improviser quand tu pilotes un avion.
On te dit qu’il y a des tas de choses que tu ne peux pas faire, et pourtant, je crois qu’on improvise beaucoup plus qu’on ne le dit et surtout, beaucoup plus qu’on ne le croit. Heureusement, parce que sans ça, on serait devenus fous depuis longtemps.

Vivre, c’est improviser tout le temps. Dans la façon dont nous concevons le soin, une espèce de partie qui se joue à deux, parfois à plus, mais au moins à deux, et pas une partie qu’on joue l’un sur l’autre, il y a une écoute obligatoire. L’improvisation exige cette écoute. Si on n’écoute pas, on ne peut jouer avec d’autres.

C’est aussi difficile d’improviser tout seul que d’improviser avec les autres, parce que la question de l’autre, c’est la question de soi, parce que « je » est « un autre ». C’est déjà commencé, on est déjà un autre, on est beaucoup sous le même chapeau, là-dedans, il y a du monde là-dedans ! L’improvisation, c’est terrible parce que si vous voulez improviser, il faut obligatoirement sortir des sentiers battus, rabâchés. Vous ne pouvez pas improviser dans le cadre de ce qui existe, ce n’est pas possible, parce que c’est le cadre dans lequel ce qui existe est étudié, est historicisé, est culturé, est finalisé, est magnifique. Moi, j’adore Mozart, Debussy, Ravel, même la musique contemporaine aujourd’hui intègre de plus en plus l’entre-mélimêlé de la musique écrite et de la musique improvisée. C’est quoi, l’improvisation ? C’est de l’oralité qui s’échappe, qui existe parce qu’elle disparaît. C’est comme le feu d’artifice. Quand on improvise avec des mots comme on fait là, ça existe parce que ça disparaît. Ce n’est pas écrit. Je travaille l’écriture, je n’arrête pas. J’écris des poèmes, j’écris des réflexions, j’essaie de penser, de passer des heures à penser sur ce que j’ai commis. Quand je m’écoute, quand j’écoute les concerts que j’ai faits ou les choses que j’ai dites quand je suis dans l’oralité, j’ai envie de me flinguer parce que c’est insuffisant. Mais on ne se supporte pas « insuffisant ». Et pourtant, on est insuffisants. Et quand on s’écoute, ce qu’on fait là, si on s’écoute dans vingt ans, on se trouvera beaucoup moins insuffisant que si on s’écoute demain. Alors, qu’est-ce qu’il se passe, là ? Entre les deux trucs, il y a eu le temps, il y a eu la société qui a changé, la morale qui a changé, les… goûts, les couleurs, les goûts et les couleurs ! Valéry disait : « Les goûts sont faits de mille dégoûts ». Donc, on n’a pas la même perception et c’est ça, l’art. Moi, je suis un avant-gardiste attardé. C’est comprendre que je n’y comprends rien ! Parce que d’un seul coup, on produit un truc qui est au-delà du bien, du joli, ça ne va pas du tout ! Il faut passer vingt-trente ans, pareil en musique ! On ne supportait pas d’écouter même Stravinsky à une époque et maintenant il est devenu un grand classique. On ne supportait rien de ce qu’il nous a proposé quand il a composé ! Et alors après, John Coltrane, n’en parlons pas ! Les gens s’échappaient ! J’ai fait les premières parties de concert de John Coltrane au Festival de Juan-les-Pins. À la fin, je suis allé m’asseoir dans le public pour écouter cette proposition de musique complètement éclatée, féroce, d’une violence, d’une virulence inouïe. Les gens s’échappaient en courant : « Ce n’est pas du jazz ! » Ils ne supportaient plus ! Et l’autre, il a tout foutu en l’air, il jouait avec une énergie, à la fin, on lui a dit : « Vous savez », il y a une histoire qui court là-dessus. » Vous savez, Monsieur Coltrane, les gens d’ici, ils sont partis parce qu’ils ne peuvent pas comprendre ce que vous avez proposé », « Non, mais ce n’est pas de leur faute, c’est moi, je ne suis pas allé assez loin ». Donc, maintenant, quand on écoute les disques du temps qui a passé, on comprend un peu mieux comment ça marche, quoi. Et pareil pour la musique savante, écrite. J’ai travaillé avec Luciano Berio, un des plus grands compositeurs du XXe siècle, pour moi, qui commençait à mélanger la proposition de l’improvisation à l’écrit et il est allé loin. Il mélangeait des pièces, des moments écrits. Il demandait à d’autres musiciens, qui étaient assis à côté, de dire ce qu’ils voulaient. Il fallait qu’ils se lèvent et nous, on faisait le plan. « Mais qu’est-ce que je joue, là ? » J’ai dit : « Tu fais ce que tu veux, mais tu le fais ». « Mais qu’est-ce que je veux ? » Personne ne sait ce qu’on veut dans ces cas-là ! Alors, il faut se jeter dans un endroit et là, il y a quelque chose qui sort. C’est ça, l’improvisation ! C’est la découverte qu’on n’est pas libre.

Et l’improvisation, c’est élitiste ?

Éli-triste ? Non. Je ne voulais être ni éli-triste ni popu-plaire. Il faut beaucoup d’humour, d’humeurs, d’humanité, pas mal d’humilité et de l’humidité aussi !
Il faut faire le boulot avec les mots, il faut chercher les poèmes, tu vois, la culture, l’historicité. D’où on vient. La musique, ils en ont fait une marchandise. Les gens croient que la musique, c’est ce qu’ils entendent à la radio, à la télé… Quand ils vont à un concert, ils sont étonnés. Certains s’échappent, d’autres disent : « Ah, bon ? C’est ça ? ». Mon ami Michel Portal vient souvent jouer ici, c’est petit, il est là avec sa clarinette basse, il joue, il y a des gens à deux mètres de lui. Ils sont suffoqués de découvrir que la musique, c’est ça ! C’est quelqu’un qui transpire, qui a la trouille, qui ne sait pas, qui fait. Il leur arrive une aventure à eux aussi, les auditeurs. C’est pareil quand tu vas à l’opéra ou quand tu es devant des orchestres symphoniques, tu as de la musique acoustique, tu es super étonné ! Les gens ne savent pas que la musique, c’est acoustique ! Ils pensent que c’est électrique, que c’est électronique. Ils ne savent pas qu’il y a des sons qui viennent d’un truc de frottements, d’une corde sur une autre, de souffle dans un trombone. Ils ne peuvent pas ressentir puisqu’ils n’ont jamais vu ! Alors ils croient ce qu’on leur dit. Donc c’est un assassinat de toutes les sensibilités, c’est une démission, c’est une mise au pas. On les rend sourds à eux-mêmes. Voilà. Et si on essaie de résister…

Quand tu vois un concert en direct – mais pareil quand tu écoutes quelqu’un, quand tu vas à une conférence, tu écoutes des conférenciers – qu’est-ce qui t’arrive, là ? Il t’arrive la rencontre avec l’autre, avec sa viande, ses doutes, ses erreurs de langage, sa personnalité. C’est ça, la poésie. Mais ça, c’est ratissé partout. Il leur faut du béton. On artificialise les surfaces.

Nous, on joue avec des poêles à frire, avec n’importe quoi, avec tout ce qui résonne. C’est de la musique à la main. Maintenant, ça ne se fait plus, ils font de la musique avec des boîtes à rythmes. Ils ont foutu le rythme en boîte. Ils ont foutu les gens dans des boîtes aussi, pour préparer au cadavre, la boîte. L’éducation à la musique aujourd’hui, c’est un putain de problème. Du canton au Conservatoire national, il y a beaucoup de choses à dire, à faire. C’est pour ça qu’ici, on parle de pédagogie, on réfléchit comment on transmet. On transmet quoi ? Ce n’est pas tout de transmettre. En ce moment, dans les écoles de musique du coin, ils leur transmettent des cours de gestion de carrière.

Alors, quand tu arrives avec les gens et que tu leur parles comme ça : « Bonjour, les gens ! Ça va ? Non ? Bon ! Mais qu’est-ce que vous foutez là ?! Pourquoi vous êtes venus ici ?! » D’abord, on joue à tout ça, ici ! On joue à parler aussi. Parler répare.

Il y a un lien entre l’improvisation, le soin, la santé, un engagement du corps, de la subjectivité, de soi dans la relation à l’autre. On donne rarement la place à l’autre. L’autre, il est patient…

Passif, si possible. On aime bien qu’il soit partie prenante à condition qu’il prenne ce qu’on veut, mais on a quand même un peu de mal à lui former une place, à l’autre. Je pense que c’est la même chose dans la musique commerciale. L’autre, n’a pas de place, il écoute, il avale. Il y a beaucoup de gens qui vont voir ce qu’ils pensent connaître. Ils ne sont pas éduqués, ils n’ont pas le réflexe, la société ne les inspire pas à aller vers ce qu’ils ignorent.

On n’éduque personne à l’esprit critique.

On propose souvent des concerts, le dernier concert que j’ai fait à Paris il y a deux jours, je jouais sur un Steinway. Dans ma vie, j’ai joué sur un tel objet deux, trois fois. C’est un Steinway sublime et à un certain moment, je joue, je joue et d’un seul coup, je fais un silence et puis je ferme très violemment le couvercle. Quand on appuie sur la pédale, ça fait un son super, et il y a une personne qui m’a dit : « Ah, non ! Pas avec un Steinway ! » C’est votre point de vue ! J’aurais fait ça avec un Peugeot, vous n’auriez rien dit, peut-être ? Je ne sais pas ! Mais il ne supportait pas. C’est la lutte des classes aussi, c’est une question de valeurs. C’est une façon de considérer l’artiste, mais l’artiste joue aussi à être au-dessus de la mêlée. On n’a pas à être en dessous ou au-dessus. Il faut qu’on trouve une relation et cette relation, je l’appelle « poïélitique » parce qu’elle doit être complexe, problématique. Elle n’est ni gagnée ni perdue. Je cherche une espèce de relation qui fait que le spectateur, l’auditeur, part du concert en se demandant ce qu’il lui est arrivé ». Il se dit : « Ça m’a plu ou ça ne m’a pas plu ? » Et au fur et à mesure, il se demande « qui il est ». C’est ma façon d’articuler le soin. Alors, il ne sait pas. Après, il m’attaque. Il y en a même qui m’attrapent au bar. « Il y a eu des moments, vous savez, ça m’a plu. Mais il y a des moments, ça ne m’a pas plu ! » C’est bien, ça ! Ça vous a plu, ça ne vous a pas plu, et là : « Mais oui, mais là, c’était laid ! Ah, oui, mais c’était magnifique, là ! ». C’est là que je trouve que j’ai fait mon boulot. Des fois, ce n’est pas très confortable parce que moi, à la fin, je ne sais où j’en suis ! Mais je pense que de vivre ici, à Uzeste, ce qu’on vit depuis 45 ans, c’est comme si on avait monté ici un « élaboratoire ». Un élaboratoire de relation publique avec les gens et on ne les considère ni comme des clients ni comme des patients. C’est à eux de se considérer, parce que nous aussi on s’autoconsidère comme on veut. Et ils viennent là. Ce n’est pas cher l’entrée. Des fois c’est zéro, des fois c’est 5 €, 12 €. D’ailleurs, il y en a plein qui ne viennent pas, parce que ce n’est pas assez cher ! Les gens qui viennent, c’est des enseignants, des soignants, c’est des gens. Toute la population populaire du coin ne peut pas venir parce qu’ils me prennent pour un intellectuel barjo ! Mais en même temps, ça les étouffe ce que je fais. Ils me prennent à part, me disent : « Non, mais quand même, on ne comprend rien à ce que tu joues ! Parce que, des fois, tu fais des bals, là, ça va, tu vois ?! », mais j’ai dit : « Mais pourquoi je ne ferais pas des bals ? ». « Ben tu fais toujours les mêmes trucs, quoi ! ». « Moi, je fais des trucs pour faire danser. » Je fais une musique dansante, j’essaie de la faire populaire et savante en même temps. C’est toujours ces histoires de complexe d’infériorité ou de supériorité. Il faudrait que ça soit l’un ou l’autre. Comme s’il n’y avait pas un autre endroit de possibles articulations de la rencontre avec l’autre sans qu’il y ait un gagnant. On est dans le truc de la compète, toujours.

Oui, mais on est éduqués comme ça depuis le début.

À fond la grosse caisse ! Ils font du pognon avec ça, la compète ! Je suis furieux de voir que pour les gens de ma classe sociale, de ma ville locale, de ma vie personnelle, Jean-Sébastien Bach, Mozart, c’est de l’avant-garde. Sardou, lui, c’est un garde, c’est un garde-fou… une usine à pognon !
Un que j’adore, Claude Nougaro avec qui j’ai joué pendant très longtemps, jamais il n’a été vraiment populaire. Il avait un public de connaisseurs, de sympathisants, mais jamais il n’a fait 5 000 ou 10 000 personnes. Il faisait 700 à 800 personnes et c’était toujours une espèce de chaleur, de relation, avec ses chansons, parce qu’elles étaient musicalement pointues. Poétiquement, c’était un bon. Un poète accompagné par la crème des voyous du jazz de l’époque. Des gens qui avaient quelque chose à dire au bout des doigts, qui ne sont pas là pour servir la soupe du patron !

Mais en même temps, c’est bien le propre du néolibéralisme que d’affamer, de soumettre…

Mais la servitude volontaire, c’est gagné là ! Pour survivre, les gens sont presque obligés d’être des esclaves. C’est pour ça que le jazz, il a beaucoup de mal à passer, parce que c’est une musique qui vient de la libération de l’esclavage et cette histoire d’improvisation, c’est la liberté et ce n’est pas bien. Ça, c’est un tabou redoutable, tu vois ? Pour la religion, pour la logique, pour le commerce.
J’essaie de dire aux jeunes que c’est possible d’être résistants et existants.
Aussitôt que tu es résistant-existant, tu en attires d’autres. Uzeste, c’est connu de tout un tas de lieux en France, en Allemagne… qui existent et résistent, avec lesquels on est en relation, on se parle, c’est la question de l’autre. Comment vous faites ? Alors, l’autre : « Ah, bon, ça existe ?! » Ça t’encourage, tu n’es pas tout seul. C’est pareil « sur scène ».
J’ai fait des concerts avec quarante musiciens sur scène à la Philharmonie à Paris, où il n’y a pas de chef. Je réunissais les mecs, je leur disais : « Vous venez à l’heure. Le concert est à 9 h 00. Vous arrivez à neuf heures moins le quart ». « Qu’est-ce qu’on joue ? ». « Je n’en sais rien ! Il n’y a pas de répète. » J’invite des gens qui savent improviser, quand même, parce que pour improviser, il faut avoir fait la paix avec la bonne et la mauvaise foi. Il faut être d’accord pour « y aller à deux ». La bonne foi, la mauvaise foi.
Un jour, dans un stage, il y a un mec qui m’appelle. On défaisait une réflexion pratique sur « n’importe quoi ». Il y avait ceux qui disaient : « Non, ce n’est pas possible, n’importe quoi ! » Et il y en a un qui m’envoie un petit message : « Le nain porte quoi ? » J’ai dit « Bravo ! Qui a écrit ça ?! » Il ne s’est pas dénoncé. Je ne sais pas si ce n’était pas une fille. Tu vois, c’est démocratique, c’est politique. Tu as quarante mecs, la salle est pleine, et tout le truc professionnel est là, la culture officielle, le bien, le mal, tout est en place. Donc quarante mecs sur scène. On ne joue pas parce qu’on ne sait pas quoi jouer. Il faut attendre qu’il se passe quelque chose, dans un silence magnifique d’ailleurs. Ça a marché ! Ça ne se vend pas, alors c’est interdit. J’avais dit au bout d’un moment : « Ça va craquer, on va craquer », alors d’un seul coup, tu as « put » ! Il craque « tut-tut », « poup », « crrr » ! Petit à petit, ça monte et d’un seul coup, comme ils ne sont pas sourds, ils s’organisent. Ils veulent sauver leur peau. Une auto-organisation d’ensemble se sécrète et il y a quelque chose qui se construit et il n’y a pas de chef ! Le seul chef qu’il y a, c’est que quand il y a des plafonnements et que tout le monde en fait trop et tout ça, j’y vais, moi, j’arrête.
Après, une fois que j’ai donné l’exemple, que j’ai sauvé les meubles, ça repart. Quand ça re-merde, il faut que ça soit un autre qui aille sauver les meubles. Et tout ça, c’est des trucs qu’on a développés dans les ateliers comme des pratiques à la fois d’actions et de réflexion sur : c’est quoi le pouvoir ? Parce que le pouvoir et le pas pouvoir, c’est les deux. Il n’y a pas l’un sans l’autre. Et ça, c’est possible parce que d’un seul coup, on pratique une musique qu’on n’écrit pas. C’est une musique qui est suspendue dans l’incertain. Tout ça est enregistré. Si tu l’écoutes le lendemain, tu te soucies de tout, mais si tu l’écoutes vingt ans après, tu assistes à un exercice de logique et de liberté et d’audace et de courage et de réalité esthétique qui te met pantois. C’est ça le mystère du temps qui passe. Parce que ce temps long, ils ne veulent plus qu’on le vive, ils ne veulent plus qu’il existe, ce temps ! Ce doit être du présent qui n’en finit pas d’être présent, présent, présent, présent, présent… et c’est le Parkinson.

Quand tous les cadres ont déserté l’hôpital pendant la Covid, tout d’un coup, il y a eu l’improvisation de la part des soignants et l’hôpital a fonctionné bien mieux avec beaucoup plus d’âme et de vécu…

Écoute, je pense que les systèmes sont des prétentions abusives de certains qui veulent absolument prendre le pouvoir. Et les systèmes, je m’en méfie comme de la peste. C’est pour ça que l’improvisation, même quand il y a eu la période du jazz be-bop où on improvisait sur des trames, à respecter des trames harmoniques, rythmiques, on a commencé à devenir de fabuleux slalomeurs. À travers les harmonies, les rythmes, mais tout en les respectant, on les contourne, on les soulève, on les… et puis d’un seul coup, il y a eu les Black Panthers et de là-bas, le free-jazz est arrivé, les mecs ils ont tout fait exploser parce que c’est des mecs qui ne savaient pas jouer. Ils faisaient péter tous les trucs parce qu’ils ne pouvaient pas jouer puisqu’ils ne savaient pas. Et ils voulaient jouer quand même ! À partir du cri, à partir de leur existence. Et d’un seul coup, nous, les connaissants, les éduqués, on s’est dit : « Mais ils inventent des trucs ! » Et d’un seul coup, quand ils faisaient le rapport entre eux, les sauvages, empirisme contre-attaque, et ce que ça produisait comme esthétique et ce qui se composait déjà au début du XXe siècle aux États-Unis avec la musique savante, écrite, il y avait une espèce de ressemblance étonnante. Parce que chacun faisait péter le cadre à sa façon. Ces cadres, ils ont été récupérés par le capitalisme, par le rock, par la pop, par la variété…
Ils sont devenus « la Loi et l’Ordre ». Ils disaient des choses, et puis, après il y a eu du pognon. Et ça devient les plus fâcheux fachosisés !
Ici, on essaie de continuer à échouer. Essayer d’échouer le libéralisme. D’échouer tous les mots d’ordre de réussite. On n’y croit pas du tout à leur logique. Le dernier truc qu’on a essayé de faire avec des artistes professionnels et des amateurs, ça s’appelle « État d’engeance » et là-dedans, il y a une infirmière. J’ai remarqué qu’elle avait du verbe et de l’appétit et des choses à dire incroyablement profondes et humbles et fières. Elle est dans ce truc, et à cause d’elle, on va refaire plein de trucs parce qu’elle est porteuse de ce qu’elle dit, puis elle soigne. Elle a une interprétation de comment ça se passe à l’hôpital de Bazas.
Au début, ils nous ont filé des subventions ici, pensant qu’on allait animer le rural. On l’a fait, on le fait aussi, mais pas que ça. On a fait pour réfléchir, pour creuser, pour apprendre. Et si ça ne vous plaît pas qu’on apprenne, tant pis pour vous, mais nous, on apprend !
Pendant le festival d’Uzeste, toutes les nuits, il y a des bals. Le matin, il y a des débats politiques, syndicaux, philosophiques. L’après-midi, il y a des engagements esthétiques un peu partout, critiques. Le soir, il y a des audaces, des réussites ou des ratés, des espèces de gros trucs qui se mélangent, on ne sait pas trop où ça s’arrête. Et après, de minuit jusqu’à 3 heures du matin, il y a des bals. Et tous les soirs, il y a un bal différent. Il y a un bal comme ça, le lendemain un bal comme ci, brésilien ou « brésiliano-grec ». Le lendemain, c’est moldave. Après il y a « occitaneuneu ». Un bal, c’est faire danser les gens, c’est tout un savoir-faire. Je suis né pendant un bal, ici, c’est pour ça que ma mère ne m’a pas emmerdé parce qu’elle n’avait pas que ça à foutre ! Elle m’a fait et puis elle a dit : « Bon ! Maintenant, j’ai du boulot !

Je sens un parallèle entre ce que nous on défend et ce que vous dites. Dans notre revue, on essaie de porter un peu plus loin la parole de quelques-uns qui tiennent à ne pas faire n’importe quoi. On les soutient, on essaie d’être, déjà ce n’est pas simple. Je me sens concernée par ce que vous dites sur le risque, la prise de risque. Quand on fait un numéro, on ne sait jamais comment ça va se terminer…

Le jour où vous saurez comment ça se termine, vous saurez comment ça commence et vous serez devenues des professionnelles de la profession. Donc, ce ne sera plus intéressant.
Mais quand j’ai lu la revue, j’ai dit : « Ah, bon ! Ça ressemble à ce que je pense, à ce qu’on fait ici, à la relation qu’on a avec la condition humaine ». C’est le jeu. Quand on serre les trucs, il n’y a plus de jeu, ça fume et ça pète. Il faut du jeu dans la musique. Dans la musique, c’est fluide. Ce n’est jamais carré. La musique, c’est ovale, rond, mais carré, non. Toute la musique à vendre est carrée, mécanique. La boîte à rythmes, c’est mécanique. C’est horrible, cette musique ! Partout c’est l’ordre, c’est la représentation. Ça me fout la trouille, parce que c’est la représentation de l’ordre. On est dans cet ordre comme une croyance, sublime, supérieure. Ça serait la quintessence de l’existence d’obéir à un ordre parce que c’est l’ordre. Ça me fout les jetons, et je ne lâcherai pas.
Un jour, si vous voulez, pendant le festival, faire une réunion, un truc sur la revue, une conférence, c’est possible. Parce que ça nous intéresse, nous, ça fait parler, ça fait penser, et ça emmerde les emmerdés !
Le festival a beaucoup grossi, est arrivé à trop de monde et là, on a dit : il faut arrêter tout parce que les gens se conduisaient en clients, en consommant. Ce n’était plus possible. Il a fallu arrêter et trouver autrement.

Voilà, c’est Fabrice, le régisseur, qui est capable de garder, de développer l’esprit d’ici. On est bientôt en voie de disparition. C’est un peu pénible parce que toute cette génération de musiciens qui étaient des 68 « trop tard », ils sont vieux et, en même temps, ils jouent comme des bêtes, ils sont libres. Ils ont mis au point une espèce de musique, de liberté. Ils ont la technique, la connaissance et il y a aussi des jeunes qui sont libertaires, mais ils n’ont pas une connaissance historique terrible.

Je pense qu’il faut résister, et c’est par la poésie, c’est par la musique, c’est par…


par Françoise Acker, Lionel Leroi-Cagniart, Bernard Lubat, Anne Perraut Soliveres, Pratiques N°100, mars 2023

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