Brigitte Dormont,
professeure d’économie de la santé, université Paris Dauphine
Dans le système de soins français, la couverture des soins est assez généreuse depuis plusieurs décennies. Environ trois-quarts des dépenses de soins sont couvertes par la Sécurité sociale : en 1970, le taux de couverture était de 76,5 % ; il est de 77 % en 2011. Dans le même temps, les dépenses de santé croissent plus vite que le produit intérieur brut, conduisant à une augmentation continuelle de la part des dépenses de santé dans le PIB, en France, comme dans tous les pays développés. Actuellement, 11 % de notre PIB est consacré aux dépenses de santé.
Mais pour maintenir un taux de couverture constant avec des dépenses en continuelle croissance, il faut un taux de prélèvements obligatoires continuellement croissant. Couvrir les trois-quarts d’une dépense en progression implique une augmentation continuelle du taux de cotisation à la Sécurité sociale. Les tensions sont fortes, dans cette période où il est difficile d’augmenter les prélèvements obligatoires et les cotisations. Une marge de manœuvre peut être trouvée dans les gains d’efficience, c’est-à-dire dans la recherche de soins de qualité et de performance identique, avec un coût réduit. Le système de soins français est fondé sur un principe de solidarité auquel se réfère constamment le Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie dans ses travaux : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Ce principe s’incarne dans l’existence d’une assurance maladie universelle et obligatoire, financée par des cotisations proportionnelles au revenu. Chacun est contraint de contribuer au pot commun en fonction de ses moyens et doit pouvoir accéder à des soins remboursés dans des conditions satisfaisantes. En pratique, l’application de cet idéal de solidarité se heurte à la prééminence de la médecine libérale, autre grande caractéristique du système français. Les médecins revendiquent, et ont, une immense liberté dans un univers qui devrait être contraint en toute logique, car offrir des garanties sur la couverture des soins implique nécessairement le respect de règles de tarification.
Les principes qui ont présidé à la définition de la médecine libérale remontent à un congrès de réunification syndicale des médecins en 1927 : 1) liberté d’installation, 2) liberté de prescription, 3) libre fixation des honoraires : dans le cadre de « l’entente directe », le médecin décide du montant des honoraires en « accord » avec son patient, 4) paiement direct des honoraires sans tiers-payant (ce qui permet d’éviter tout contrôle des tarifs pratiqués). Ces principes visent à instaurer une liberté totale pour le médecin, liberté qui heurte de plein fouet la logique de protection sociale d’un système comme notre Assurance maladie.
Le médecin est au cœur de la décision qui va impacter la dépense de soins des ménages. C’est lui qui influence l’efficience de la dépense, qui va délivrer ou prescrire des soins pertinents et éviter la surconsommation de soins ; c’est lui qui, par sa localisation, favorisera ou non l’accès aux soins. La médecine libérale est très répandue en France, puisqu’elle concerne 60 % des médecins, spécialistes et généralistes. Trois problèmes se posent pour l’accès aux soins, tous liés à l’exercice libéral de la médecine : les conséquences du paiement à l’acte, l’inégale répartition géographique des médecins et les dépassements d’honoraires. Dans le paiement à l’acte, le revenu du médecin dépend du nombre d’actes qu’il a délivrés. Ce système incite les médecins à multiplier les actes, engendrant de la surconsommation de soins. Ce système de paiement dominant en France est considéré par de nombreux économistes comme contraire à l’efficience.
Nous ne manquons pas de médecins, la densité médicale en France est supérieure à la moyenne de l’OCDE. Mais leur inégale répartition géographique peut créer des pénuries au niveau local. C’est évidemment la liberté d’installation qui est en cause. Chaque fois qu’un gouvernement cherche à résoudre cette question, on assiste à une levée de boucliers de certains représentants des médecins, au prétexte qu’un principe fondamental de la médecine libérale serait bafoué. Pourtant, le financement sur cotisations obligatoires (qui alimente d’ailleurs les revenus des médecins en permettant la solvabilisation de la demande de soins) devrait avoir pour contrepartie des responsabilités assumées sur le service public de la santé. Actuellement, une personne située dans un désert médical cotise comme tous les assurés, mais sans bénéficier du même accès aux soins ! Outre ces problèmes d’équité, cette mauvaise répartition géographique entraîne des problèmes d’efficience de la dépense. En effet, dans les zones sur-dotées, le paiement à l’acte fait que les médecins libéraux peuvent manquer de patients pour réaliser assez de consultations et obtenir un revenu suffisant. On a alors observé qu’ils développent des stratégies d’induction de la demande, multipliant les actes pour compenser l’insuffisance de leurs revenus. Cela crée une surconsommation coûteuse et inutile.
Les dépassements d’honoraires relèvent du principe de libre fixation des honoraires par entente directe. A l’origine, les médecins s’étaient opposés à la mise en place de l’Assurance maladie en France, parce qu’elle est synonyme de régulation des tarifs. La Sécurité sociale dit : « Je rembourse 22 euros, 23 euros, 24 euros »... Et les médecins, bien au clair sur leurs intérêts, ont fait en sorte que l’Assurance maladie tarde à se mettre en place. Actuellement, nous assistons à un développement incontrôlé des dépassements d’honoraires dans le cadre du secteur 2 ouvert dans les années 80, qui n’a pas été fermé pour un certain nombre de spécialistes. Le développement incontrôlé des dépassements se traduit par des tarifs parfois exorbitants qui peuvent conduire à un renoncement aux soins.
Que faire face à cette dérive des dépassements ? Les médecins minorent le problème en mentionnant leur couverture par les complémentaires. Mais la couverture des dépassements par les complémentaires n’est évidemment pas gratuite ! Ce qu’il ne paiera pas de sa poche, le patient le paiera sous forme de primes à son assurance complémentaire. Il ne faut pas chercher à couvrir, mais limiter la progression sans limites des tarifs médicaux afin de gagner en efficience. Si les complémentaires couvraient sans limite les dépassements, elles seraient loin d’apporter une solution, mais contribueraient plutôt à alimenter le problème.
Or, il y a dans le paysage français des complémentaires-santé qui offrent des couvertures très hétérogènes. Les assurances complémentaires offertes par les employeurs sont subventionnées par l’Etat, car elles bénéficient sous certaines conditions d’une exonération fiscale. Ces assurances peuvent offrir à prix modéré, puisqu’elles sont subventionnées, une couverture très généreuse pour les dépassements d’honoraires. Dans ce cas, elles contribuent à la dérive des dépassements et au gonflement des tarifs dans l’optique et le dentaire. Les inégalités sont criantes sur ce point, car les personnes qui ne bénéficient pas de ces assurances de groupe perdent sur tous les tableaux : elles sont à la fois moins bien couvertes, subissent des tarifs et des dépassements gonflés par la solvabilisation de la demande offerte par ces assurances de groupe, tout en contribuant par leurs impôts à la subvention qui favorise de telles assurances.
La solution est complexe à trouver, mais il faudrait arrêter de couvrir les dépassements, et au moins arrêter de subventionner les complémentaires-santé qui remboursent des dépassements à 200, 300, 400 % du tarif de la Sécurité sociale.
La convention médicale qui s’est close en octobre et les mouvements qui ont suivi illustrent la posture exorbitante de certains médecins en matière de revendications. L’accord final a été trouvé au détriment des intérêts des patients. Au départ, il était question de définir des dépassements excessifs au-delà desquels des sanctions seraient mises en œuvre. Au final, il n’y aura pas de sanction déclenchée automatiquement et les dépassements ne peuvent être jugés excessifs qu’au-delà d’un taux de 150 %, lequel est mentionné seulement en introduction à la convention. La CNAM a promu un contrat dit « d’accès aux soins », qui donne des avantages financiers aux médecins qui acceptent de ne faire « que » 100 % de dépassement. Les médecins ont donc obtenu de nouveaux avantages financiers (aux frais des assurés sociaux évidemment) avec la création d’une sorte de « secteur 2 bis » offrant aux assurés un taux de couverture par la Sécurité sociale très dégradé, de 35 % (70 % de la moitié du coût de la consultation).
Le déroulé de cette convention, ses conclusions et les mouvements actuels contre les réseaux de soins montrent à quel point certains médecins, dans la défense acharnée de leurs intérêts bien compris, sapent objectivement les fondements de notre assurance maladie. Pourquoi entend-on seulement ces médecins, « pigeons » ou autres ? Pourquoi seuls ceux-là ont-ils gain de cause auprès des pouvoirs publics, sur le dos des assurés sociaux ?
Intervention au colloque de la MGEN sur « Accès aux soins, lutte contre les inégalités de santé, dans le cadre d’une nouvelle politique de santé » à Nanterre, le 14 novembre 2012.