L’illectronisme, un handicap moderne

On nous rebat les oreilles avec notre société soi-disant inclusive, mais l’accélération du progrès et les contraintes qui s’y greffent ne sont-elles pas porteuses de nouveaux handicaps ? L’un d’eux à un nom : l’illectronisme.

Jean Vignes, infirmier de secteur psychiatrique, syndicaliste, salarié en retraite active

Si l’on s’en tient à la définition commune du handicap, limitation d’activité ou restriction de la participation à la vie en société subie par une personne en raison d’une altération d’une fonction ou d’un trouble de santé invalidant, rien de nouveau. Mais si l’on ne garde que la première partie de la définition, limitation d’activité ou restriction de la participation à la vie en société subie par une personne, un vaste champ s’ouvre à nous.
Il semblerait que l’évolution de la société pénalise la participation à la vie sociale, en produisant elle-même des limitations et des altérations qui l’affectent et la troublent. C’est une vraie question politique.

Il suffit de regarder autour de nous. La question des origines qui handicape les personnes considérées comme étrangères pour l’accès à l’emploi, l’origine sociale qui compromet l’accès aux professions et diplômes dits supérieurs, le sexe qui reste un discriminant pour l’évolution des carrières… Toute forme de ségrégation est un facteur de handicap.
Poussons un peu plus loin l’exploration de ces entraves propices à la limitation d’activité ou restriction de la participation à la vie en société subie par une personne. Par exemple, vivre en milieu rural sans permis de conduire alors que les moyens de transports publics se réduisent et que l’accès aux services du quotidien se raréfie, ce n’est pas rien. C’est une des causes du mouvement des gilets jaunes.
Là, on touche à une autre dynamique de la création de handicaps, l’accélération de ce que l’on va considérer généralement comme un progrès. Dans cet exemple, l’augmentation du prix des carburants, l’évolution vers les transports individuels assortie de restrictions de circulation des véhicules anciens exclut les populations les plus précaires. Plus le « progrès » s’emballe, plus il y a de gens laissés au bord de la route.
Le souci majeur actuel concerne l’usage imposé d’Internet, voire d’un ordinateur domestique ou d’un « smartphone » qui contribue fortement à l’exclusion d’une part importante de la population.

Simone a 94 ans, bientôt 95, pour une personne de sa génération elle est plutôt à la page. Elle se sert d’une tablette électronique pour s’informer, pour recevoir des nouvelles de son entourage, pour faire ses cadeaux d’anniversaires et autres fêtes, sa mobilité étant très réduite. Dans la maison de retraite où elle réside, il m’a fallu plus d’un an, via le conseil de vie sociale, pour obtenir l’ouverture d’un réseau Wi-Fi pour les résidents. C’est un problème auquel on pense peu, dans ces institutions : les logements ne disposent pas de lignes téléphoniques personnelles susceptibles de permettre une connexion à Internet. L’autre solution, que nous avions utilisée temporairement pour elle, consistait à utiliser un récepteur 4G très instable en milieu rural. Simone a pu retrouver son autonomie de communication et s’en servir à nouveau. Ou plutôt, elle s’en servait.
Depuis un peu plus d’un an, la plupart des achats en ligne doivent être validés via l’application de sa banque sur Internet. Elle a perdu un espace d’autonomie, non parce qu’elle aurait régressé intellectuellement, mais parce que devoir intégrer de nouvelles contraintes pour gérer son compte lui est insurmontable. Et pour sa génération, je considère qu’elle est particulièrement adaptée aux moyens modernes de communication.
De fait, à l’heure où le commerce en ligne met à mal le commerce de proximité, le secteur bancaire met en place des systèmes de validation de paiement numériques. Ce faisant, il exclut de la procédure toute personne démunie d’un smartphone complexe à utiliser.
Cette exclusion s’étend aujourd’hui aux démarches administratives ou fiscales, imposant la nécessité d’avoir une identité numérique. Sans parler d’une simple prise de rendez-vous médical qui devient une gageure pour toute une partie de la population. La société a même créé un vocable spécifique, l’illectronisme.

Selon l’INSEE, en 2019, 15 % des personnes de 15 ans ou plus n’ont pas utilisé Internet au cours de l’année, tandis que 38 % des usagers manquent d’au moins une compétence numérique de base et 2 % sont dépourvus de toute compétence. 38%, une paille, n’est-ce pas ? Et pour peu que l’on tienne compte de l’impéritie face à des applications mal foutues ou trop complexes, c’est bien une majorité de la population qui se retrouve aujourd’hui en marge de ce que l’on nous vend comme un progrès.
Et s’il fallait en rajouter, à ces causes d’exclusion se greffent les chausse-trappes liées à cet usage : hameçonnage, fausses informations, voire escroqueries pures et simples.

Avec trente ans de moins, je fais partie des personnes qui ont grandi en parallèle de l’informatique domestique et en immersion dans leur univers. Ne riez pas, le premier ordi sur le clavier duquel j’ai interagi, il y a une quarantaine d’années, était un 64k et tournait sur des cassettes audio. Cette informatique domestique balbutiante s’est développée et pseudo-démocratisée. J’ai grandi dans cette culture, jusqu’à une époque récente avec l’utilisation des outils toujours plus complexes que permettait ce progrès. Et pourtant, je deviens de plus en plus manchot face à l’évolution de l’espace informatique.
Piratage, arnaques, bidonnage d’images, vol de données… créent une situation d’une telle complexité qu’il me faut de plus en plus en plus de béquilles pour me mouvoir dans cet univers. J’ai parfois recours à mes enfants ou à des professionnels pour compenser mes carences. Et pourtant, dans ma tranche d’âge, je fais partie des citoyens plutôt avertis face à l’usage du numérique.
J’ai conscience d’être largué peu à peu et aussi de ne pas rentrer dans les cases, au sens strict de cette expression. Parfois, pour remplir en ligne certaines paperasses, le choix des items ne correspond pas à mon mode de vie. J’ai un bail de vingt ans à titre gracieux, ça s’appelle un commodat, pas de factures d’électricité à mon adresse, nous partageons en communauté les charges domestiques et foncières et donc, pour justifier de mon adresse, je n’ai que mon fameux commodat. Mes démarches finissent généralement physiquement devant un conseiller, ce qui l’amène à son tour à s’arracher les cheveux devant le logiciel de son organisme (banque, assurance ou autre) pour me faire rentrer dans les cases. Souvent à court de justificatifs, on me demande mes factures de téléphone mobile, un comble. Un portable, itinérant par définition, pour justifier d’une résidence, il y a longtemps que le ridicule ne tue plus.

Les progrès de la communication instantanée, appliqués aux besoins courants de l’existence sous couvert de facilitation, exigent des connaissances et des habiletés toujours plus complexes. Ces progrès nécessitent des outils toujours plus performants, faute de quoi ils opèrent comme générateurs de handicaps quand ils deviennent hégémoniques et compliquent la vie des personnes qui ne sont pas strictement dans les clous.

Certains politiques cornaqués par les lobbies bancaires évoquent régulièrement la suppression des chéquiers, voire de l’argent liquide. Les plus allumés d’entre eux allant même jusqu’à préconiser la suppression des monnaies au profit des bitcoins et compagnie.
Le techno-féodalisme décrit par Yannis Varoufakis contourne la classique domination capitaliste, qui consistait en la propriété des outils de production de biens, par l’hégémonie de plateformes numériques régissant le commerce. Ce faisant apparaissent les nouveaux serfs de l’économie, esclaves de la commercialisation des biens au bon vouloir des plateformes de vente.
En poussant un peu plus loin le bouchon, cela aboutira à une classe de la population condamnée, du fait de son incapacité à s’intégrer dans cette société virtuelle. Voilà une belle fracture sociale, générée par un handicap créé de toutes pièces, source de nouvelles inégalités à venir.

Il aura fallu un siècle pour que l’instruction publique obligatoire devienne laïque, un autre siècle pour que l’illettrisme devienne une exception. Dans cette dynamique d’émancipation par la maîtrise de la lecture, portée par l’État, les choix politiques auront été déterminants. Cette volonté ne semble pas pour l’instant à l’œuvre pour enrayer la mise à l’écart d’une grande partie de la population liée à l’illectronisme.
La fabrique du handicap numérique sera créatrice d’une nouvelle forme de domination.

par Jean Vignes, Pratiques N°109, novembre 2025

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