L’apprentissage de la surdité

Jeanne et ses parents se mobilisent pour que sa surdité soit le moins handicapante possible.

Entretien avec Jeanne, Elyse Parcot et Nicolas Thomas.
Propos recueillis par Anne Perraut Soliveres

Jeanne : Je m’appelle Jeanne j’ai neuf ans et demi et je suis en CM1. Je suis sourde, mais j’ai un implant cochléaire. Parfois, il y a des petites choses que je n’entends pas bien, alors je demande de répéter, c’est quand même pas la mer à boire, mais vu que certains sont un peu feignants et que ça les énerve de répéter, ils disent « Non, non, j’ai rien dit, laisse tomber ». Alors ça m’énerve.
Avec mon implant, je peux faire tous les sports, sauf la piscine, là je dois l’enlever.

Pratiques : Comment ça se passe ?

Bien, mais il faut que mon père vienne coder, ça tombe bien parce que la piscine c’est le soir, mais une fois il n’a pas pu venir, alors on a utilisé une ardoise. Bon, je ne peux pas vraiment discuter avec mes copines, c’est un peu dérangeant, mais je suis là surtout pour nager alors c’est pas grave, c’est juste un détail. Avant, je faisais de la danse, mais je fais une petite pause pour pouvoir aller à la piscine, l’année prochaine je voudrais bien faire les deux.

Autrement dit, tu n’es plus vraiment sourde ?

Si, je suis sourde quand j’enlève mon implant. Je suis sourde, mais j’entends. Je sais ce que c’est de ne pas entendre comme je sais ce que c’est d’entendre. Quand il y a du bruit, c’est pratique de ne pas entendre, mais je préfère entendre quelque chose. Par exemple, j’enlève mon implant pour la nuit, parce que, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai une peur panique du silence quand j’ai mon implant, alors que je n’en ai pas du tout peur quand je l’enlève.
Je ne sais pas si c’est hors sujet, mais je suis au conseil municipal des enfants, c’est pas pour me vanter, mais c’est pour raconter ma vie... J’aime bien le conseil municipal, il y a les deux écoles du village et on se réunit tous les mois.

Est-ce que tu parles de ton problème avec tes camarades ?

Parfois, lorsqu’il y a des petites en CP qui me demandent ce que j’ai à l’oreille, je le leur explique, mais pour certaines personnes, je n’aime pas en parler. D’ailleurs, il y a un garçon au conseil municipal qui m’a dit : « Allez, montre ton implant à ceux de l’autre école ». Vu que je ne l’aime pas trop, je lui ai répondu : « Dans tes rêves, je ne suis pas une bête de foire ».

Nicolas, père de Jeanne : J’ai vécu l’annonce de la surdité de Jeanne comme un grand vide, l’inconnu. Ce sont les professionnels qui nous ont expliqué un peu le monde de la surdité. On a eu la chance de tomber sur une équipe vraiment bien composée, au centre de phoniatrie. C’est un ORL qui a fait le dépistage et qui nous l’a annoncé, mais il nous a tout de suite mis en relation avec une pédopsychiatre phoniatre, qui était dans le bureau d’à côté. Elle nous a expliqué qu’il y avait plein de réponses possibles, différentes et qu’il fallait que nous réfléchissions tout en découvrant notre enfant. Nous sommes d’abord entrés en relation avec les professionnels et notamment une prof de langue des signes, elle-même sourde, qui nous ont fait découvrir le monde de la surdité. On a acheté des bouquins, potassé sur Internet, on est allés voir des spectacles de sourds signants. On a découvert que ce n’était pas un arrêt de la vie.
Il y a eu la réflexion sur l’implant cochléaire. On savait qu’il y avait des débats, mais on n’avait aucun a priori négatif. On s’était servi d’emblée de la langue des signes et ça nous avait donné une relation au bébé très riche. Jeanne a produit des signes avant ses douze mois.
Si on voulait aller vers l’implant, il nous fallait apprendre le langage parlé complété, qui est un outil visuel qui permet à l’enfant sourd de percevoir le français. Nous sommes entrés en contact avec l’Association nationale pour la promotion et le développement de la Langue française Parlée Complétée (ALPC), qui est une association composée principalement de parents et qui existe depuis les années 80. Depuis les quatorze mois de Jeanne, on fait des stages en immersion avec l’ALPC quasiment tous les ans, ça se passe l’été sur un lieu de vacances. On apprend le LPC, il y a des conférences, des témoignages de parents d’enfants sourds, d’adultes sourds, d’ados, de professionnels, il y a aussi des groupes de parole... C’est dense, mais on se rend compte qu’on n’est pas seuls au monde. On voit des enfants de tous les âges, ce qui permet de se projeter et d’acquérir une compétence de parent d’enfant sourd. On se rend compte qu’il y a tout un tas de choses qu’on ne sait pas faire et qu’on ne peut pas inventer. Il ne s’agit pas de théorie, mais de partage de savoirs de parents. Avec Elyse, on a fini par se construire une vision de ce qu’on voulait pour Jeanne, comment on imaginait qu’elle grandirait, des objectifs pour elle. Très rapidement, on a dit aux professionnels qu’on souhaitait une intégration, qu’elle aille à l’école à côté de la maison, donc on voulait qu’il y ait une codeuse LPC pour elle.
J’ai un peu peur qu’elle rencontre des difficultés parce qu’elle n’a pas tout compris à l’oral. Et puis, il y a sa vie à elle, son épanouissement, elle n’est pas toujours heureuse à l’école. Elle s’en sort plutôt bien dans les relations duelles, mais dans le collectif, c’est plus difficile. L’enseignant fait ce qu’il faut dans sa classe, mais sorti de la classe, c’est autre chose.

Elyse, mère de Jeanne : Elle est encore une enfant et ne souhaite pas assister aux réunions d’équipe la concernant, mais nous avons en tête de l’aider progressivement pour qu’elle puisse être autonome, et quand elle le désirera, être partie prenante face aux professionnels, face aux choix, aux décisions d’orientations qui tôt ou tard lui reviendront. Chaque jour, elle doit faire face à des situations plus ou moins éprouvantes liées à l’extrême attention qu’elle doit fournir pour percevoir correctement des informations dans un environnement où l’indulgence, la tolérance et l’adaptation des personnes entendantes sont très fluctuantes. Elle a développé une excellente suppléance mentale, une acuité visuelle très fine, une perception sensible du langage corporel, une bonne mémoire. Sa voix ne trahit aucun trouble de l’audition. Elle est bavarde.
Son handicap semble invisible et cela joue des tours. Les enfants l’oublient. Les gens non-sensibilisés ne perçoivent pas l’énorme effort continu que cela lui demande pour participer à une conversation, de demander de répéter, de reconstituer des phrases lorsque les mots sont passés à la trappe à cause du bruit et/ou de paroles prononcées trop rapidement ou coupées par une conversation animée.
Cela provoque des quiproquos, une tension interne corporelle forte, une anxiété.
Jeanne a développé vers trois ans des tics et gestes en saccades que son corps exulte dans différents contextes, ainsi que des terreurs nocturnes. Ces tics la stigmatisent. À l’école, les camarades l’ont vite relevé. Ses gestes brusques, ses claquements de langues, ses hochements de têtes soudains apparaissent lorsqu’elle éprouve une grande tension (émotion positive ou négative), lorsqu’elle est en situation d’apprentissage, de concentration intense, de fatigue extrême... son corps « lâche » par impulsion.
Il a été très compliqué de mobiliser les professionnels sur ces alertes lancées par son corps. Depuis quelque temps, cela s’apaise et les séances de psychomotricité l’aident beaucoup, mais cela ne disparaît pas complètement. Nous avons été assez seuls face à ce phénomène, il n’y a pas vraiment eu de volonté « d’équipe » de soulager Jeanne. Jeanne aurait pu faire l’objet d’une attention personnelle plus soutenue pour être soulagée de la pression qui induisait cette tension (quasiment toujours apaisée lors des vacances scolaires).
Son excellence scolaire, sa capacité de réflexion orale et écrite lui ont presque porté préjudice, reléguant le problème au second plan. Récemment, nous avons (gentiment) tapé du poing sur la table pour rappeler qu’elle n’était pas qu’une écolière parfaite, mais une personne singulière avec des besoins immédiats d’accompagnement et d’attention.
Depuis deux ans, elle ressent fortement son isolement et perd confiance en ses camarades et en certains des professionnels qui interviennent auprès d’elle à l’école. Elle exprime qu’elle ressent un manque d’empathie à l’école et qu’elle se sent très seule.
La dernière équipe de suivi a été heureusement constructive. À la demande de Jeanne, nous avions sollicité en amont la psychologue scolaire pour qu’elle la revoie. Nous avions pu rencontrer la codeuse LPC et l’orthophoniste pour faire le point avant la réunion.
Il a été décidé d’organiser en classe une séance de sensibilisation et d’information sur la surdité et de proposer aux élèves de se former au LPC. Nous avons transmis à l’enseignante le besoin de Jeanne d’être comprise et ne pas être traitée par les autres de « bébé » ou de « comédienne » lorsqu’une difficulté ou une émotion la submerge.
Nous avons rappelé l’invisibilité des efforts fournis par Jeanne, le coût de l’aptitude, de l’adaptation à être avec les entendants. Tout simplement, la difficulté de gagner son droit à être avec ses semblables lorsque l’on est porteur d’une déficience sensorielle.
Jeanne nous renvoie à notre rôle de parent de la même façon que son frère et sa sœur (jeux, affection, règles, repères, fatigues, etc.). Certains proches s’informent, se forment aux outils de communication. Ils s’adaptent au mieux dans leur relation avec Jeanne. Ces personnes qui « passent à l’acte » sont de vrais remparts et soutiens pour nous et, sans s’en rendre compte, fortifient la confiance en soi de Jeanne si vite mise à l’épreuve face à l’ignorance, pire parfois face à l’individualisme, l’égoïsme, l’indifférence...


par Jeanne, Elise Parcot, Nicolas Thomas, Pratiques N°61, mai 2013

Documents joints

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