Jean Dagron,
médecin de l’unité d’accueil et de soins pour les patients sourds en langue des signes à l’hôpital de la Conception, à Marseille
L’affaire est devenue visible au début des années 1990. Les sourds n’avaient pas d’informations accessibles sur le Sida et les sourds séropositifs, obligés de consulter avec l’aide d’un proche, devaient renoncer à toute confidentialité. Si comme l’affirme Bernard Mottez [1], la surdité est un rapport, celui concernant un médecin entendant et un patient sourd est particulièrement asymétrique. Pour l’équilibrer, la grande « colère » de certains sourds contre l’intolérable a dû se transformer en plaidoyer efficace. D’abord une prise de parole de parole experte. Un exemple : un journaliste commence son interview avec l’aide d’un interprète : « Vous êtes malentendant ? » Réponse : « Vous, vous êtes malsourd ? » Le journaliste balbutie : « Non, je suis entendant » « Moi, je suis sourd ». Mise à égalité établie. Ces anecdotes, les militants les racontaient à des assemblées de sourds dans le RER, dans les cafés. Les gestes de l’orateur donnaient du prix aux difficultés, aux défaites que chaque sourd avait vécues et les reliaient à un espoir possible. Oui, il est permis de tenir tête. La conviction d’être seul à souffrir à ce point était ébranlée. Les manques, les peines ne tombent pas sur chacun depuis un univers hostile, mais manifestent son propre manque de confiance dans la vie. Dans les souffles, les corps des voisins qui se détendent, au rythme de la puissance émotionnelle de la langue des signes, chacun découvrait, moment magique, que ses forces et faiblesses étaient partagées. Les sensations circulaient, imprégnées de la certitude que cela faisait du bien à tous. Des sourds étaient devenus enseignants en leçons de vie.
Les militants sourds ne revendiquaient pas la langue des signes, isolés. Ils dénonçaient les campagnes d’information qui laissent les sourds à l’écart. Les professionnels confirmaient qu’en consultation, ils apprenaient à des sourds ce qu’était le Sida en même temps que leur séropositivité. Légitimité représentative et légitimité experte conjointes. Les résultats ont été remarquables. La prévention, faite par des sourds, pour des sourds, a évité un développement majeur de l’épidémie. Ce combat en étant commun a fait de l’accès aux soins de base pour les sourds une problématique du service internationale, la consultation expérimentale en langue des signes a débuté en janvier 1995 à La Salpêtrière. Une nouvelle norme médicale s’affirme qui ne cherche pas à « soigner la surdité », mais est centrée sur le bien-être du sujet — et non sur son oreille. Le patient sourd y est considéré comme un être de parole à égalité avec le médecin. Revendiquer un changement, en convaincre les responsables, éduquer ses pairs c’est une définition du plaidoyer — ou « advocacy » dans les pays anglo-saxons. Synthétiser les pratiques antérieures et mettre en place des formations au plaidoyer, cela se fait en France avec des patients en santé mentale et dans plusieurs pays africains où des sourds y participent. C’est une voie encourageante de prise de parole efficace pour les sans-voix.
Médecine communautaire n’est pas un gros mot
La première consultation en langue des signes était couplée avec une recherche (ANRS 1995-1998) effectuée par des enquêteurs sourds. Allier mise en place de soins de proximité, linguistique et analyses en sciences humaines et en santé publique, cela a un nom : la médecine communautaire. Synthèse de deux traditions médicales : la médecine de famille qui délivre des soins de santé primaire et la santé publique qui traite de la santé et de l’organisation des soins curatif, préventif, éducatif d’une population. En Uruguay, en Tunisie les unités de langue de signes se mettent en place dans des structures de médecine communautaire. En France, cela se chuchote par peur d’être taxé de « communautarisme ». La démarche originale des unités, nées dans des CHU, peut avoir de l’intérêt dans bien d’autres secteurs.
La recherche fondatrice a conclu, en 1998, à la nécessité de lieux bilingues où « l’exigence linguistique soit du côté du soignant ». Pour être bien soigné, des dessins, des mots griffonnés sur du papier ou déchiffrés sur des lèvres sont possibles, mais en complément de l’utilisation d’une vraie langue. Dans la vie quotidienne, les sourds doivent en permanence s’adapter à la langue vocale. Lorsqu’ils sont malades, le service public se doit de leur fournir une langue sans obstacle. Pour une population de moins de cent mille personnes, l’idée fut de public. Une première concentrer les moyens humains dans des lieux d’accueil permanent au sein des services publics. Le rapport de recherche reçut l’approbation du ministre en 1998. Après ce succès, la dynamique a préservé du travers habituel. On crée une structure pour un objectif et l’objectif devient la structure. L’action a continué pour que d’autres unités s’implantent en France. Au nombre de seize en 2013, fréquentées par 13 000 patients. Plusieurs concepts initiaux demeurent, comme celui d’espaces « biculturels ». Loin de la caricature d’un « interrogatoire médical » en signes, la langue des signes et le savoir médical doivent se déployer sans restriction. Dans les unités, les patients s’approprient les néologismes et les concepts médicaux. Les médecins apprennent les savoirs profanes des patients et leurs façons d’en parler. Les échanges de savoirs entre les usagers et les professionnels et entre les différentes professions sont la richesse des unités. Que viennent y chercher les sourds ? L’accès aux soins, mais aussi des relations humaines. Pas une relation de biens marchands, mais un échange de ces paroles précieuses (Mauss 2) qui nourrissent l’esprit et réchauffent le cœur.
Dans la rencontre habituelle médecin-sourd, les besoins linguistiques sont invisibles. Moyennant quelques efforts, 98 % des soignants restent dans le confort de leur langue et 98 % des sourds sont frustrés, tout en répondant « oui » si on leur demande s’ils ont compris. La question essentielle est : qui fait le choix de la langue de consultation ? Si ce sont les soignants : en 1994 dans les trente-neuf hôpitaux de l’Assistance Publique de Paris, les soignants pouvaient faire appel à un interprète ; résultat : moins de deux cents consultations annuelles en langue des signes française (LSF). Si le patient a le choix d’un lieu utilisant sa langue : ce sont 3 680 consultations en 2001 à la Salpêtrière.
Avec la possibilité du choix, tout devient visible : les besoins d’une population moins bien soignée que la population générale, les malentendus culturels, le nécessaire enrichissement de la langue des signes par l’appropriation de concepts médicaux... La loi du 11 février 2005 reconnaît la langue des signes française et stipule que le service public doit offrir LSF et/ou moyens de communication adaptés « à la demande » des usagers. Le cadre réglementaire (DHOS 2007) reprend comme base de fonctionnement minimale d’une unité hospitalière la composition de l’équipe de 1996 : un médecin signeur, un interprète français/LSF, un travailleur social bilingue et un professionnel sourd. Les acteurs de terrain ont mis beaucoup de passion pour convaincre, en 2000, de la présence indispensable d’un professionnel sourd qui donne d’emblée confiance au patient. Ce métier en devenir, garant de l’accessibilité linguistique, a un nom : intermédiateur. Au service des soignants comme des patients, il remplit des fonctions diverses (éducateur thérapeutique, assistant de consultation, expert linguistique...) et un rôle fondamental. Avec des sourds en blouse blanche, le « regard sur le handicap » change en une seconde !
La prise en compte des sourds a entraîné de nouvelles pratiques. La question de la langue étant posée, les pratiques s’humanisent et un travail collectif s’installe, le médecin perd la toute maîtrise et s’enrichit de l’apport des patients et des autres professionnels. Plaidoyer, médecine communautaire sont des apports. Il y en a d’autres. La langue des signes dans les consultations, mais aussi à distance pour les rendez-vous, les « conseils médicaux », préfigure l’irruption de l’image dans les soins pour toute la population. L’information va se diversifier et l’émotion s’intensifier.
Jean Dagron est l’auteur de Les silencieux, préface du Professeur Didier Sicard, Presse Pluriel, 1998 ; Paroles silencieuses, Éditions du crilence, 2011.