De chaque instant*

Présenté par Claire Angelini
Cet article est la version longue de l’article paru dans la revue papier.

Entrer de plain-pied là où l’on travaille à conserver l’honneur d’une nation.

À Montreuil. En collectif.
Celles et ceux qui se préparent au métier d’infirmière et infirmier ont de jeunes visages attentifs et sérieux. Ils sont avides d’ouvrir les portes d’un monde qu’ils ont choisi, celui du soin prodigué à l’Autre, et ils prendront progressivement conscience de la signification de ce travail et de son importance, à la rencontre de la condition existentielle la plus crue de nos chairs et de notre être, cette part de nous que le temps fatigue, soumet à la vieillesse, aux déformations et aux blessures, au sein du grand cycle qui est celui de la vie même entre la naissance et la mort.

D’abord les mains. Fines, intenses, nobles. Elles sont le début de toute chose et ce qui fait l’humanité de l’homme. Car c’est la station debout qui en a libéré les potentialités, les déliant de l’animalité pour les rendre opérantes, intelligentes. On les lave soigneusement. Longuement. Professionnellement. On les lave avec tout le soin dévolu à l’outil de travail premier : celui qui va entrer en contact avec la peau, avec des plaies, avec les outils divers de l’hôpital. Cet instrument essentiel en prolongement de soi, qu’il faut apprendre à maîtriser au plus juste du savoir médical, il s’agit primordialement d’en assurer la propreté jusqu’au moindre pore. Après le lavage des mains, on regarde s’il ne reste pas un coin de peau mal lavé dans un appareil qui les rend phosphorescentes.

Prendre soin de l’Autre, c’est se charger de son poids, qui est inertie et pesanteur de l’être. Se confronter intimement et solitairement à l’incapacité et à la faiblesse. Que peut un corps frappé d’hémiplégie auquel la paralysie refuse désormais de marcher ou s’asseoir de façon autonome ? C’est donc aussi à cela que seront formés ces élèves : à se trouver dans toutes les situations possibles et à savoir y répondre. Le soin infirmier est une technique et une éthique. Tour à tour des jeux de rôles permettent de se coltiner à un corps sans réaction et, par exemple, à savoir le transporter d’un lit à une chaise. On bloque avec le genou, on déplace l’Autre en le soulevant de tout son corps à soi, dans un contact à la fois intime et professionnel de l’être physique. Nous apprenons qu’il faut faire glisser doucement celui ou celle qui est paralysé par les fesses jusqu’au bord du lit d’où il devient alors possible de le soulever. La jeune femme qui sert d’exemple à ses camarades qui s’y exercent tour à tour est d’une beauté gaie et tous rient, malgré la violence de ce qu’il leur est demandé d’apprendre.

Aucun d’eux ne réfléchit à ce que signifiera pour son propre corps – cet instrument mis au service des autres dans le prolongement de la main – secourir ainsi ceux que la maladie a rendus infirmes. Personne ne songe à ce à quoi l’hôpital les exposera physiquement, eux qui devront puiser leur vie durant dans leurs propres forces pour réparer celles des autres. Pour l’instant on travaille, et cet apprentissage demande une attention de chaque instant. C’est collectivement que se déroule l’apprentissage, manuel ou théorique. Un jour, on apprend le travail des seringues : comment aspirer un liquide dans une canule sans que l’air empêche la sortie fluide du liquide. Comment piquer la peau, savoir le geste vif et en acquérir une maîtrise. Comprendre aussi comment s’assurer qu’une veine n’a pas été touchée à planter aussi vivement l’aiguille dans le muscle.

Au fil du temps, nous apprenons ce qu’apprennent ces jeunes hommes et jeunes femmes. Nous apprenons nos propres corps, leurs limites et leur chute, nous apprenons l’hôpital et ce métier. Nous apprenons aussi à regarder les futurs invisibles de la hiérarchie implacable de l’hôpital, nous comprenons que nous pourrons compter sur eux pour prendre en charge ce qui, dans notre humanité, sera, à l’instant de sa déchéance en nous, escamoté très vite par une société contemporaine qui répugne à la maladie, à la vieillesse et à la mort au point de l’avoir fait disparaître de nos imaginaires collectifs. Nous apprenons à regarder cette jeunesse qui n’est pas issue des beaux quartiers, qui n’est pas née avec une cuillère d’argent dans la bouche, qui trime dur pour payer ses études, et qui, une fois passé le diplôme, sera rendue au terrible anonymat d’une économie mondialisée qui n’a que faire de ce qui n’est pas coté en Bourse, soumise aux diktats d’une politique qui s’emploie à détruire méthodiquement ce pour quoi ces jeunes femmes et jeunes hommes ont envie d’exercer ce métier : ce temps qu’ils et elles apprennent à offrir au contact de la personne humaine pour se charger de la misère de son être et la soulager au mieux avec les moyens, techniques et éthiques qui sont à leur disposition.

Belle France mélangée, où semble-t-il toutes les origines se côtoient, peaux et visages sombres se frottant aux peaux et visages clairs, cheveux frisés jouxtant les cheveux lisses, yeux bleus regardant des yeux noirs. Pas de héros ni d’héroïne mais un corps collectif qui se nourrit d’échanges et de camaraderie. On s’épaule, on s’entraide, entre conseils et coups de main. Ce collectif qui naît et coagule sous nos yeux, fait entendre doucement et fermement une parole aux conséquences longues : celle d’une jeunesse qui n’a pas renoncé à tendre la main aux autres par ce métier modeste et difficile.

Il s’agit aussi, tout aussi fermement, de les armer face aux nouvelles règles de management de l’hôpital, face aux coupes budgétaires et à l’optimisation du soin. Être infirmière, infirmier, c’est suivre une déontologie. Il leur faudra apprendre à refuser de brader leur métier au nom des exigences de rentabilité. Entrer dans ce métier, ce n’est pas répondre aux injonctions de l’économie, c’est prendre en charge une personne dans le besoin, physiquement et moralement. Il s’agira aussi et dans le même mouvement, de leur donner des arguments pour résister aux sirènes des grandes compagnies pharmaceutiques. Car il leur faudra apprendre, et parfois dans la solitude, à refuser d’utiliser tel ou tel médicament ou pansement que celles-ci veulent à tout prix imposer bien qu’ils ne correspondent pas aux nécessités de soin ni au bien-être des patients.

Ainsi, avançons-nous avec eux dans la découverte des luttes qu’ils auront à mener, nous tremblons par avance des dangers qui les guettent, nous nous sentons irrémédiablement solidaires de leur éthique qui rencontre notre humanité profonde. Apprendre est un long processus. Ce métier demande une attention de chaque instant. Tous les moyens à disposition des formatrices et formateurs sont bons pour transmettre ce savoir unique et précieux fait de gestes et d’usages, façonné par la longue patience d’un métier et traversé d’intuitions personnelles. Alors on use du théâtre parce qu’on utilise des mannequins. Une scène jouée par un groupe de volontaires devant un autre groupe concourra à plonger nos apprentis dans le bain du réel, à faire surgir leur questionnement. À révéler ce dont ils sont capables dans l’action. On mime, autour d’un camarade qui se prête de bon cœur à cet exercice, les gestes nécessaires pour pallier un accouchement imprévu. On travaille à piquer des corps de mousse sans tête ni jambes ni bras.

Dans cette distance le spectateur trouve aussi son compte, tout comme ces jeunes personnes qui apprennent le métier. Et nous les spectateurs, sommes à même de comprendre leurs émotions. Car, que de sérieux dans leurs gestes et regards, mais aussi, quel soulagement que tout ceci ne soit pas encore réel. Et le cinéma, dans cet entre-deux, y creuse une mise à distance de l’expression, tout à fait bienvenue. Mais, comme le film avance, l’épreuve du réel se précise. Arrive un vrai stage dans un hôpital concret. On saisit les premiers gestes professionnels et chaque nuance d’émotion pure contenue dans ces premières fois. Qu’il est dur d’enfoncer sa première seringue dans son premier bras, de couper son premier plâtre d’enfant, de poser ses premières électrodes, de faire sa première transfusion ! Mais aussi, quel élan vers la maîtrise de soi, vers la rencontre d’êtres bien réels et qui souffrent, aux corps déformés par les maladies et l’approche de la mort, quel étonnement à découvrir ses capacités propres, loin du cocon protecteur des professeurs et des camarades. Et voici le spectateur lui-même embarqué dans le flot d’émotions contradictoires qui assaillent le jeune soignant. Car nous sommes, quant à nous, forcément des deux côtés à la fois.

C’est peut-être pour cela d’ailleurs, que Philibert a filmé avec deux caméras. Nous sommes avec celle qui le lendemain devra passer au bloc opératoire et craint l’anesthésie générale, et tout autant avec la jeune infirmière qui calmement, s’emploie à la rassurer. Avec ce boxeur tatoué à qui l’on fait un électrocardiogramme puis une piqûre, et avec celle qui lui prodigue ces soins. Avec la femme dont on cherche difficilement la veine, et qui souffre, très pâle, et avec celle qui la pique en cette toute première fois, tellement désolée et confuse de s’y prendre si mal. Plus tard, cette épreuve qu’a été le réel vient se densifier dans la conversation ayant trait au rapport de stage, lorsque les apprenants sont revenus chez leurs professeurs. Nous découvrons alors, dans ces dialogues qui sont des analyses lucides et avec leurs mots, comment ces filles et garçons vus précédemment, ont vécu cette épreuve.

Nous les écoutons et voilà que des pans entiers d’une vie hospitalière hors-champ nous sont dévoilés. Ainsi de la violence des services de cancéreux en fin de vie auxquels on prodigue les derniers soins, à qui on adresse les dernières paroles. Ainsi de la rudesse de ces services désormais asphyxiés et en sous-effectif chronique qui ont chargé la seule stagiaire disponible d’un travail par trop excessif. Ainsi de la morgue des futurs collègues exerçant des rapports de domination et de pouvoir au sein de l’hôpital. Tous ces cas divers et ces conversations personnelles auxquelles il nous semble assister subrepticement – malgré la présence des caméras – sont l’occasion pour le spectateur d’approfondir sa réflexion sur ce métier, mais aussi de découvrir comme en direct, à la naissance d’une vocation, ou tout au moins d’une orientation. Tel jeune homme revenu de son stage en psychiatrie découvre avec étonnement et dans le moment même où il le raconte, combien il a eu du mal à quitter les patients malades dont il avait la charge. Telle jeune femme a confirmé par son stage le goût qu’elle avait des enfants. Tel autre s’est confronté directement à la mort, et s’en est trouvé mûri. Une dernière enfin, prend la mesure de ses erreurs et de ses manques. Elle avancera alors en transformant en force ce qui était jusque-là sa faiblesse. Notre faiblesse à nous, est de laisser politiquement seule cette jeunesse face à un métier dévalorisé qui deviendra de plus en plus difficile à exercer dans le cadre éthique et technique qui doit être le sien. La force du cinéaste est de nous faire voir en images et en sons la beauté d’un travail essentiel pour notre commune humanité au plus intime et au plus proche. C’est un document et une ode. C’est un film politique.

* De chaque instant, film de Nicolas Philibert, 2018, 1 h 45.


par Claire Angelini, Pratiques N°84, février 2019

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