La pédopsychiatrie low-cost

Catherine Laval
Pédopsychiatre

        1. Comment les politiques managériales des hôpitaux façonnent nos pratiques.

Quand j’ai fini mon internat, il y a quinze ans, c’était pour devenir pédopsychiatre de secteur, que je pensais être un médecin qui accueillait la souffrance, prenait le temps d’écouter et d’entendre, une discipline à la croisée de la médecine, des sciences humaines, de la psychanalyse, de la politique certes, mais pas du management d’entreprise. Je n’avais rien compris.

Dans ma pratique, non sans mal, il a fallu lutter contre la mise sur le marché d’un « enfant machine immaculé conception » détaché de son environnement, de son histoire, de sa culture, sans famille, sans liens sociaux qu’il fallait réparer à coups de médicaments, faisant les affaires de lobbies pharmaceutiques, idéologiques, mais aussi des politiques, car il les dédouane d’une quelconque responsabilité dans le mal-être (croissant) des enfants, dès lors que celui-ci serait de cause neuronale réparable par des molécules.

Pour pouvoir réparer cet enfant objet, il faut pouvoir créer les conditions d’accueil à la mesure de ces ambitions perverses. Alors comment faire, car il y a toujours des « Gaulois réfractaires » qui résistent ? Pour changer les pratiques, il a fallu tout d’abord s’attaquer à la formation de tous les soignants sans exception (infirmières, psychologues, éducateurs spécialisés, médecins), mais ça ne suffisait pas car la transmission entre les soignants au sein des services existe toujours et que le personnel peut encore aller se former ailleurs (même si le budget pour la formation continue a fondu ces dernières années et qu’elle est de plus en plus contrôlée).

Pour changer les pratiques, il fallait donc s’attaquer à cette transmission, mais aussi aux conditions matérielles de cet accueil et la loi HPST (adoptée en 2009), apothéose des politiques de santé successives, est venue terminer le travail et a été renforcée par la loi Santé 2016 imposant la création des Groupements hospitaliers de territoires (GHT). Ces lois ont mis en place un système managérial pervers axé sur la cotation chronophage (qui entrave, faute de temps, la transmission entre les soignants), l’utilisation d’une novlangue venue tout droit de l’entreprise qui, insidieusement, nous imprègne et nous fait « perdre notre latin », mais aussi et surtout cette loi nous pousse à la course aux chiffres et elle donne la quasi-totalité des pouvoirs à l’administration gestionnaire.

En pédopsychiatrie de secteur, l’enveloppe budgétaire est calculée en fonction de la file active et non pas du nombre d’actes. La file active est le nombre total de patients vus au moins une fois dans l’année. Qu’un enfant soit reçu trois fois par semaine au CMP (Centre médico-psychologique) pour des soins (ce qui n’est pas rare) ou vu une seule fois dans l’année, c’est comptabilisé de la même façon. Donc, il vaut mieux que je fasse moins de consultations pour chaque patient pour en voir un maximum de nouveaux.

Cette course au chiffre colle bien à « l’enfant machine à réparer », car il suffit d’une consultation pour faire un diagnostic et une prescription d’un traitement médicamenteux, renouvelé par le médecin traitant et/ou une orientation en libéral en orthophonie remboursée par la Sécurité sociale ou à d’autres rééducations non remboursées (aux frais des parents ou avec parfois une demande de financement à la Maison départementale des personnes handicapées), puis revoir le patient six mois plus tard pour réévaluation. Cette pratique est de plus en plus courante, notamment dans les services hospitalo-universitaires, avec des conséquences dramatiques pour les enfants et leurs familles, d’autant plus dans les situations complexes qui nécessitent un travail soutenu avec les familles, mais aussi de lien avec les partenaires, notamment avec l’école. Les enfants, les familles et certains professionnels libéraux se sentent à juste titre livrés à eux-mêmes, abandonnés. Cette pratique fait le beurre des laboratoires pharmaceutiques, du libéral et aussi désengorge l’hôpital, le privant de ses missions premières, tout en augmentant la file active (objectif atteint !).

Cette course aux chiffres engendre de la compétition entre les secteurs, les unités d’un même service. Qui dit compétition peut vouloir dire tricherie, dopage ? C’est ainsi que ce système incite à « gonfler la file active ». Comment ? Par exemple en ouvrant des dossiers, non seulement au nom de l’enfant, mais aussi des parents, tour de passe-passe qui transforme un en deux voire trois, ou en voyant rapidement toutes les nouvelles demandes une fois (mais en prenant soin d’enregistrer un dossier), et ensuite en créant une liste d’attente, même si l’enfant in fine ne sera pas suivi, il sera comptabilisé dans la file active.

À tous les travers de ces lois s’ajoutent les travers des « lois locales », décisions, libertés que chaque hôpital s’octroie puisqu’il n’existe plus de réels contre-pouvoirs à la direction (la Commission médicale d’établissement n’ayant plus qu’un rôle consultatif, les médecins sont subordonnés à l’administration qui a dorénavant le pouvoir de les nommer et de les licencier).

Par exemple, prochainement, nous aurons tous un agenda électronique qui permettra de saisir nos actes et donc pourra être visionné à tout moment par le Département d’information médicale (D.I.M), qui nous a assuré qu’il ne pourra pas être transmis à la direction… ah, bon ? On y croit fort ! J’imagine que si l’administration veut savoir comment un soignant travaille (nombre de patients, fréquence des consultations), elle le pourra.

Autre exemple et pas le moindre, le temps de travail. Sans concertation avec le terrain et les syndicats qui y sont défavorables, la direction a décidé de passer en janvier de 8 heures quotidiennes de travail à 7 heures 30, se vantant au passage de faire une économie de plus de deux cents postes à l’échelle du GHT !

Là où le hiatus entre la vision administrative et clinique prend toute son ampleur, c’est lorsque la direction explique que cette mesure augmentera la file active ! C’est complètement méconnaître le travail de soins en pédopsychiatrie de secteur, où un soignant reçoit le même enfant chaque semaine dans la continuité, souvent sur une année scolaire. Comme il travaillera moins de temps chaque jour, il verra moins de patients et donc sa file active diminuera et l’enveloppe budgétaire avec… L’effet de cette annonce a provoqué chez les soignants les plus impliqués, qui déjà faisaient plus de 8 heures par jour, un effet de ras-le-bol : « Bon, si c’est comme ça, je ferai mon 9 h/16 h 30, point barre ». Bravo le management…

Dans le Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) dont je suis la responsable, l’équipe travaille déjà plus de 8 heures par jour et d’ailleurs sans demander de récupérations. Nous dédions du temps à l’accueil des enfants (deux groupes par jour), au post-groupe (temps clinique essentiel de reprise, d’analyse, de communication entre les différents membres de l’équipe), au travail de lien avec les différents partenaires, à des synthèses, à des réunions à l’école avec les parents et l’ensemble de l’équipe scolaire (au moins tous les trimestres pour chaque enfant) et aux entretiens familiaux une fois par mois, parfois le soir, car certains parents ne peuvent pas à un autre moment. Les journées sont bien remplies, mais nous avons la satisfaction de voir que les enfants vont mieux. Bref, pour mon équipe oui, travailler dans ce CATTP c’est fatigant, mais pas épuisant, car c’est gratifiant, elle a vraiment le sentiment de ne pas s’être démenée, investie pour rien. Ces politiques gestionnaires dénient, dénigrent nos savoir-faire, nos pratiques. En fermant le CATTP plus tôt chaque jour, il va falloir rogner sur quoi ? Le temps passé avec les enfants ? Les familles ? Les partenaires ? Ou bien les temps de réflexion collectifs ? Faire de la pédopsychiatrie publique low-cost ?

Tous ces changements découlant de la politique managériale des hôpitaux ont mis les soignants dans des situations intenables en les obligeant « au mieux » à se cliver (entre leurs convictions soignantes et les pratiques qu’on leur impose), à partir ou sombrer dans « un burn-out » si fréquent actuellement, car ce n’est pas simple de lutter contre la perversion. Il faut déjà pouvoir la repérer, la nommer, car souvent le mécanisme de défense premier est de la nier.

Alors, continuons à dénoncer, à lutter pour les enfants, premières victimes de cette perversion organisée par les adultes complices, car ce que je décris là peut être tragiquement transposable à tous les lieux d’accueil de l’enfance, à l’école (avec de surcroît le fameux Conseil scientifique de l’Éducation nationale), à l’Aide sociale à l’enfance, à la Protection maternelle et infantile, dans les lieux de prévention…

Une amie récemment me disait, la question à se poser n’est pas seulement : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », mais aussi : « Quels enfants allons-nous laisser au monde ? ».


par Catherine Laval, Pratiques N°84, février 2019

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