Wapikoni et l’émancipation des jeunes

Entretien avec Manon Barbeau
Cinéaste

Le projet Wapikoni mobile, lancé par Manon Barbeau, propose aux jeunes des Premières Nations du Québec de réaliser des courts-métrages. Il permet de révéler tout le potentiel émancipatoire de la parole et de la création d’une jeunesse autochtone étonnamment résiliente.

Bernard Roy : Comment vous est venue l’idée de créer Wapikoni mobile ?

Manon Barbeau : Je suis une cinéaste qui, depuis longtemps – 1975 – s’intéresse à l’enfance [1]. Lors d’un voyage, je suis entrée, par hasard dans une communauté innue. En rencontrant ces gens, je me suis rendu compte à quel point il y avait une rupture entre notre monde et celui des autochtones. Cette prise de conscience a éveillé en moi le désir de réaliser un film qui s’intéresserait à des réalités vécues par des jeunes des Premières Nations au sein de leurs communautés. Initialement, mon projet s’intéressait aux rituels de passage à travers le monde. Plus spécifiquement, mon attention fut portée sur le rituel de passage de la puberté chez les femmes. L’Office national du film (ONF) n’acceptant pas de financer mon idée, j’ai dû y renoncer. Toutefois, grâce aux contacts établis dans le sillage de ma recherche préparatoire, le chef de la communauté micmac de Restigouche m’invita à participer à mon premier pow-wow, à Wemotaci. C’est là, dans cette communauté atikamekw située à quelque 400 kilomètres au nord de Montréal, que j’ai fait la connaissance de Wapikoni Awashish. Une jeune femme atikamekw âgée, à l’époque, de 18 ans. Généreuse, énergique et impliquée dans son milieu, elle était un modèle au sein de sa communauté.
L’idée d’un nouveau projet de film se précisa. J’allais tourner un documentaire dans lequel des jeunes de Wemotaci prendraient la parole. Librement, ils exprimeraient leurs idées, leurs émotions… ce qu’ils avaient envie de dire aux gens de l’intérieur et de l’extérieur de leur milieu. Pendant presque deux années, j’ai fait des allers-retours depuis Montréal jusqu’à Wemotaci pour rédiger, avec la collaboration de Wapikoni, le scénario du film qui aurait eu pour titre La fin du mépris. C’est alors que Wapikoni aura ce terrible accident. Sur la route forestière reliant Wemotaci à la ville de La Tuque, sa voiture emboutit l’arrière d’un fardier lourdement chargé d’arbres abattus. Elle est morte sur le coup. La perte tragique de Wapikoni mettra fin au travail d’écriture du scénario dans lequel elle devait jouer un rôle important. Son décès accentua une détresse dans cette communauté qui, depuis quelque temps, faisait face à une succession de suicides de jeunes personnes.
C’est dans ce contexte que germa l’idée de créer un studio de tournage ambulant qui se rendrait dans les communautés des Premières Nations et qui porterait le nom de cette jeune femme envers laquelle j’avais développé beaucoup d’attachement. Ce studio mobile aurait pour nom : Wapikoni. Les jeunes des communautés seraient invités à créer leur projet de court-métrage à partir de sujets les préoccupant. Jumelés à des mentors, ils écriraient le scénario, tourneraient et réaliseraient le montage de leur film.
Mary Coon, une aînée reconnue pour sa sagesse au sein de la communauté de Wemotaci ainsi que le Chef de l’époque, Marcel Boivin, appuyèrent l’idée. Encouragée par ces premiers appuis, j’obtenais le soutien du Conseil de la Nation atikamekw, celui du Grand chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Ghyslain Picard, ainsi que l’appui du Conseil des jeunes autochtones. Forte de tout ce soutien et de celui de l’ONF, Wapikoni mobile voyait le jour en 2004.

Comment se déroulèrent les premières années de Wapikoni ?

La première année d’opération, nous avons visité cinq communautés. Les trois communautés atikamekw : Manawan, Wemotaci et Opitciwan et deux communautés anishnabe : Pikogan et Kitcisakik-Lac-Simon. Nous nous adressions surtout à des jeunes de 15 à 25 ans. Au début, le défi consista à faire comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un projet de loisirs. Le ministère de la Santé compris rapidement que Wapikoni travaillait dans une perspective de santé holistique. Des intervenants en santé des milieux, avec qui nous entretenions de bons rapports, nous disaient que Wapikoni parvenait à rejoindre des clientèles difficiles à atteindre. Les services de santé avaient peine à rencontrer des jeunes en difficultés, d’autres aux prises avec une toxicomanie ou habités par des idées noires.
Au début, comme, dans les communautés, les premières grossesses surviennent souvent à l’adolescence, nous éprouvions des difficultés à rejoindre les jeunes mamans. Occupées à prendre soin de leurs enfants, elles ne trouvaient pas le temps de venir à notre rencontre. À un moment donné, elles se sont mises à participer aux activités de Wapikoni. Parfois, des jeunes mères venaient à la roulotte avec leurs bébés qu’elles allaitaient pendant le montage de leur court-métrage. Aujourd’hui, Wapikoni rejoint autant de jeunes femmes que de jeunes hommes qui y participent. Nous avons la parité.

Comment, en rendant possible la production de courts-métrages, Wapikoni permet à des jeunes autochtones de développer de l’estime, voire même des capacités d’affirmation au sein et en dehors de leur communauté ?

Par l’affirmation identitaire ! Les jeunes s’affirment par une prise de parole. Ils font appel à une imagerie qui est la leur, à travers laquelle ils se reconnaissent. Une imagerie qui leur ressemble et qui les rassemble. À travers ces productions, ils s’affirment individuellement, mais aussi collectivement.
À la fin d’un séjour dans une communauté, tous les films produits par les jeunes sont présentés devant les membres du milieu. On se rassemble dans un lieu et nous projetons l’ensemble des productions. Cette prise de parole mise à l’écran devient, au final, un discours collectif que la communauté applaudit. Se reconnaissant dans les mots exprimés par leurs jeunes, la collectivité fait siennes ces œuvres.

Avez-vous des exemples de jeunes qui, à travers Wapikoni, se sont épanouis individuellement et ont contribué à l’émancipation de leurs communautés ?

Le premier exemple qui me vient à l’esprit est celui de Samian, de son vrai nom Samuel Tremblay. D’ailleurs, Samian répète à qui veut l’entendre que Wapikoni a profondément transformé sa vie. En 2004, lorsque le Wapikoni mobile s’est installé pour quelques semaines à Pikogan, Samian nous attendait de pied ferme. Ce jour-là, l’équipe de Wapikoni est arrivée avec un peu de retard dans sa communauté. Un écart à l’horaire que Samian, en me taquinant, me reproche encore aujourd’hui. À cette époque, dans la jeune vingtaine, Samian traînait déjà un lourd passé et de profondes blessures. Je n’entrerai pas dans les détails, bien que Samian ne cache jamais son histoire. Il composait déjà des poèmes et performait ses compositions hip-hop. Lors de notre séjour à Pikogan, il réalisa quelques vidéoclips que Wapikoni diffusa par la suite. Rapidement, ses œuvres seront remarquées et feront rayonner son talent à l’extérieur de sa communauté. La même année, il sera sollicité pour participer à divers événements culturels au Québec ainsi qu’en France.
Aujourd’hui, Samian est connu à travers le monde pour sa poésie, ses œuvres hip-hop, pour ses magnifiques photos, pour ses rôles au cinéma – comme dans le film Hochelaga terre des âmes – et pour ses prises de paroles. Il est devenu une figure de proue dans la représentation des enjeux touchant les Premières Nations.
Je pourrais donner plusieurs autres exemples de jeunes des Premières Nations qui se sont épanouis à travers leur passage dans les studios mobiles de Wapikoni. Des jeunes qui, aujourd’hui, contribuent aussi à l’émancipation et à la fierté autochtone. Je pense à Raymond Caplin, un jeune Micmac de la communauté de Listuguj située en Gaspésie. Raymond est aujourd’hui reconnu pour ses talents d’illustrateur et de créateur de films d’animation. À l’été 2012, Wapikoni s’installait à Listuguj. À notre arrivée, nous cherchions un électricien pour brancher notre roulotte au réseau électrique de la communauté. L’homme qui s’offrit pour réaliser le branchement nous exprima ses inquiétudes en regard de son fils. Il ne le voyait pratiquement jamais. Son garçon, nous dit-il, s’enfermait de longues heures au sous-sol de la maison et parlait peu. Nous sommes parvenus à convaincre l’adolescent à venir nous rencontrer au studio mobile. C’était Raymond Caplin. Dans son sous-sol, pendant des heures et des heures, il dessinait. Il dessinait très bien d’ailleurs. Avec l’aide du formateur de Wapikoni, Raymond réalisa, cet été-là, sa première animation ayant pour titre In your heart (Dans ton cœur) [2]. Un premier dessin animé qui lui valut le Prix de la meilleure animation au festival du film d’Arlington aux États-Unis. Des membres de l’École de l’image Gobelins, à Paris, un établissement très réputé dans l’animation, après avoir visionné ce premier court-métrage, offrirent à Raymond une école d’été gratuite. En 2014, l’Université Concordia acceptait sa candidature dans un programme de cinéma fortement contingenté.
Je peux également parler de Meky Ottawa. Une jeune Atikamekw de la communauté de Manawan extrêmement douée qui a produit plusieurs courts-métrages avec Wapikoni. J’ai voyagé avec elle dans quelques pays d’Amérique du Sud ! Sa manière de photographier m’étonnait. Elle mitraillait littéralement le paysage autour d’elle avec sa caméra. J’admirais son sens artistique. Aujourd’hui, elle travaille pour une compagnie de cinéma à Montréal. Meky a récemment co-réalisé l’immense murale dédiée à la cinéaste d’origine abénaquise, Alanis Obomsawin, sur la façade d’un immeuble de Montréal [3].
Je dois aussi mentionner Jani Bellefleur-Kaltush, une jeune innue de la communauté de Nutakuan située à la frontière de la moyenne et de la Basse-Côte-Nord. Jani a travaillé pour la première fois avec Wapikoni en 2009. Elle réalise alors son premier court-métrage, Nika tsheka uiten mishkut (Ne le dis pas), qui sera primé à Toronto et remarqué dans plusieurs festivals. En 2015, elle devient la première femme des Premières Nations du Québec à obtenir un diplôme du programme de cinéma, profil réalisateur, de l’Institut national de l’image et du son (l’INIS) de Montréal. Une école de cinéma très sélective.
Je pense aussi au jeune cinéaste Emilio Wawatie de la nation Kitigan Zibi Anishinabeg qui, au printemps 2013, représentait Wakiponi à l’Instance permanente sur les questions autochtones [4] de l’ONU à New York. J’aurais beaucoup d’autres exemples de jeunes qui, en quelque sorte, en échappant au danger de leur jeunesse se sont émancipés individuellement, bien sûr, mais qui, également, contribuent à l’affirmation et à une prise de pouvoir de leurs peuples.
Aujourd’hui, Wapikoni est actif en Bolivie, au Chili, au Pérou. Nous tournons actuellement un documentaire en réalité virtuelle avec les Kunas, un groupe autochtone vivant au Panama et au nord de la Colombie.

Au fil des ans, est-ce que les thématiques abordées par les jeunes autochtones dans leurs courts-métrages se sont transformées ?

Au début de Wapikoni, les thématiques des courts-métrages scénarisés par les jeunes tournaient autour de la souffrance identitaire, des idées noires, de la consommation d’alcool et de drogues… Avec les années, les thématiques se sont profondément transformées. Par exemple, dans les films de Canouk Newashish, originaire de Wemotaci, il y a beaucoup d’humour. Aujourd’hui, beaucoup de films produits par les jeunes font appel à des formes poétiques, à l’humour, à l’horreur et même à la science-fiction.

Pour conclure, est-ce que vous estimez que Wapikoni contribue à l’affirmation non seulement des jeunes, mais à leur prise de pouvoir dans leur communauté et au sein de la société ?

La prise de parole des jeunes à travers tous ces courts-métrages contribue à une prise de pouvoir sur eux-mêmes et, aussi, à une prise de pouvoir sur leur communauté. Je prends pour exemple Sipi Flamant de la communauté atikamekw de Manawan. En 2013, Sipi a réalisé avec Wapikoni un premier court-métrage ayant pour titre Onickakw (Réveillez-vous !). Aujourd’hui, il occupe les fonctions de vice-chef dans sa communauté. Son passage à Wapikoni n’explique pas tout, mais celui-ci a sûrement contribué au développement de ses capacités à prendre la parole et à faire valoir ses idées. Mélissa Mollen Dupuis, de la communauté d’Ekuanitshit sur la moyenne Côte-Nord, cofondait, en 2012, le mouvement Idel No More et produisait un premier court-métrage (Femmes autochtones disparues et assassinées) avec Wapikoni. En 2014, elle devenait présidente de notre conseil d’administration et, depuis 2018, elle est responsable de la campagne Forêts menée par la Fondation David Suzuki.
Il n’y a peut-être pas de lien direct entre toutes ces réalisations, mais je crois que lorsque tu découvres que tu as un pouvoir de parole et que cette parole peut être diffusée, entendue, reçue et qu’elle peut transformer le monde, cela te donne confiance en toi et en tes capacités de contribuer à changer la société dans laquelle tu vis.
Depuis 2004, le Wapikoni a contribué à donner de la visibilité à la jeunesse autochtone. Nous ne pouvons plus les éloigner, les ignorer.

Propos recueillis par Bernard Roy


par Manon Barbeau, Bernard Roy, Pratiques N°88, février 2020

Documents joints


[2Retrouver ces jeunes et leurs réalisations sur le site de Wapikoni mobile.

[4cf. STF à l’ONU.


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