Culture et adolescents

Anssoufouddine Mohamed
Cardiologue, poète

Les associations culturelles répondaient à des besoins, pouvaient dans les années 1970 s’ouvrir par affinités à d’autres dynamiques. Sensibles au contexte politique et social, elles requièrent aujourd’hui plus d’imagination, de prudence pour s’ouvrir, engendrer des réseaux et générer des projets.

Mirontsy, cité de pêcheurs et travailleurs de la terre, abrite 11 000 âmes dans l’île d’Anjouan (Comores) où la densité est de 574,8 habitants /km2. En 1960, ces paysans virent se concrétiser le rêve d’une école qui ouvrait ses portes dans leur propre village. Une dizaine d’années après, en 1970, les premiers collégiens virent le jour. Leurs parents ne pouvaient pas les aider intellectuellement. Les jeunes prirent une initiative avant-gardiste. Ils créèrent l’Association culturelle de Mirontsy (ACM), qui inscrivit le village dans la modernité naissante. Une bibliothèque fut créée, ainsi que des cours où les plus en avance à l’école s’occupaient de leurs cadets. Misant sur ses ressources propres, l’association, alliant l’utile au festif, organisa des spectacles ouverts aux villageois, en contrepartie d’un faible écot. Les jeunes transformaient en salle de spectacle une rue ou une parcelle et présentaient du théâtre, des danses, du cinéma, une kermesse… Au début des années 1980, les pionniers de l’association étaient partis à l’étranger pour leurs études supérieures ou déjà dans la vie active. Où qu’ils fussent, la plupart continuaient à avoir un œil sur l’expérience.

Personnellement, je connus cette association à cette période. J’étais au collège. L’on me mit dans l’ambiance. Entre collégiens et lycéens, nous nous égayions. J’y restai jusqu’au baccalauréat. Le spectacle vivant à mon époque fut plus présent qu’autrefois et devait notamment servir à faire progresser les mentalités. Les films continuaient à être projetés. L’association, pour honorer ses charges faisait aussi du maraîchage.
Une orientation maoïste s’opérait insidieusement dans l’association. Il ne fallait plus lire n’importe quoi, selon les aînés. Sur les rayons, figuraient du Pearl Buck, du Maxime Gorki, du Han Sun, du Sembene Ousmane, du Zola, du Li Xintian, du Fanon, du Dongala. Adieu, Hugo, Balzac, Molière et consorts ! Et, sous le manteau, circulaient Le manifeste du parti Communiste, Le petit livre rouge de Mao, Le traité de philosophie de Politzer, Le Marxisme dialectique et historique… La bibliothèque était abonnée à Pékin Information, La Chine Nouvelle, Africa Asia. Les jeunes de l’ACM devinrent maîtres dans la distribution clandestine des tracts et dans l’art des graffitis dénonciateurs du président Ahmed Abdallah et de ses mercenaires (Bob Denard).

Il s’ensuivit une métamorphose de cette association de filles et fils de pêcheurs perdus au fond d’un petit archipel de l’Océan indien. En effet, les premiers bacheliers, bénéficiaires d’une bourse d’études en France, furent attirés là-bas dans l’Association des stagiaires et étudiants comoriens (ASEC), d’obédience maoïste, affiliée à un moment à la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), membre de l’Union internationale des étudiants. Dans l’archipel, d’autres associations se rallièrent à l’Association culturelle de Mirontsy (ACM) et un mouvement d’ensemble se dessina. Dans un pays comme les Comores, où les inégalités sociales sont abruptes et vives, cette approche permettait à des jeunes issus de classes sociales différentes de se retrouver. Collégiens et lycéens étaient formatés à avoir une juste estime d’eux-mêmes et débordaient du rêve d’apporter leur quote-part au changement du monde en marche. En 1990, avec pour viatique ce sentiment, je quittai l’ACM, le village et le pays pour mes études à Madagascar, puis au Sénégal.

En 2008, une vingtaine d’années après, revenu vivre au pays, j’avais voulu me mettre au service de l’association qui m’avait construit. Cette idée de redonner ce que je reçus de cette communauté m’obsédait depuis 1997 quand, retourné pour des vacances à Mirontsy, j’eus du mal à me remettre de la décomposition de l’archipel des Comores et, par ricochet, de la communauté villageoise. Une crise séparatiste secouait l’île d’Anjouan. Ayant fait sécession, l’île réclamait tantôt son rattachement à la France, brandissant des drapeaux tricolores et chantant la Marseillaise ; tantôt, parcourue de hordes de milices armées jusqu’aux dents, réclamait son indépendance. L’État était absent de l’île.
Dans le quartier où je grandis et fis mes premières armes d’intellectuel, des gamins d’une quinzaine d’années faisaient la loi, kalachnikov en bandoulière. Ils montaient de nuit la garde du littoral, craignant un débarquement de l’État central depuis Moroni. La bibliothèque de l’ACM, devenue CETAM, fut incendiée par les jeunes milices. En place du maraîchage d’autrefois poussait du chanvre indien que les jeunes milices gardaient armes à la main. À bord de kwasa, des familles entières fuirent l’île pour Mayotte. Des jeunes mineurs se firent moussaillons dans ces bateaux de fortune, car interceptés à Mayotte, les enfants mineurs n’encouraient pas de peine de justice. Ils devenaient des boucliers. Ceux qui encore croyaient à l’école et avaient passé le baccalauréat délivré par le nouvel État autoproclamé d’Anjouan détenaient un diplôme qui n’était reconnu par aucune université étrangère. Les jeunes développaient des addictions, les filles se dépigmentaient.
Il ne s’agissait dès lors plus d’accompagner des jeunes dans leur scolarité comme à notre époque. Il fallait raviver l’espérance née de l’avènement de l’école, cinquante ans plus tôt, les convaincre, les dissuader du péril inhérent à l’argent facile, à l’exploitation de leur innocence, à l’usage de l’alcool et des stupéfiants. Opposer à l’emprise du défaitisme ambiant, au déni de l’école, à la déliquescence des idées un idéal tourné vers l’espérance, une fable alternative soucieuse de l’humanité en partage, de notre vivre ensemble.
Quelques jeunes collégiens et lycéens à qui j’avais ouvert ma bibliothèque personnelle quittèrent avec moi la Bibliothèque de Mirontsy, située dans un lieu inhospitalier et ayant peu de livres. Un club de lecture dont j’allais être l’initiateur naquit, le Club Soirhane. Les activités du club débordèrent vite le champ initial de la lecture [1] : cours de soutien scolaire, spectacle vivant, projet d’écriture, traduction en ShiKomori d’œuvres littéraire, festival, reboisement du village.

Comment, à travers notre organisation culturelle, doter ces jeunes adolescents – nés pour beaucoup dans la guerre civile et ayant ensuite grandi dans un espace hanté par les démons de la guerre – d’autres grilles de lecture du monde qui les entoure, du monde qui se dégrade sous leurs yeux ? Même si, a posteriori, l’on peut aujourd’hui reprocher la main invisible de la doctrine qui, quarante ans plus tôt, avait réussi à relier l’association-mère (ACM) à d’autres dynamiques progressistes du pays et même du monde, la question qui se pose à présent est la suivante : est-il possible aujourd’hui de répercuter l’onde de choc de nos expériences sur d’autres jeunes du pays et pourquoi pas d’ailleurs ? Est-il possible de créer des ponts entre nos valeurs d’humanité en partage au point de faire tache d’huile ?
Le travail culturel que nous pratiquons depuis une dizaine d’années nous a appris à être circonspects avec l’institution, malgré l’étendue de son champ d’influence et l’avantage des ressources dont elle peut disposer. L’espérance que sait générer celle-ci à chaque fois qu’elle a fait le premier pas vers le Club Soirhane s’est malheureusement et bien souvent réduite à l’effet d’annonce, si elle ne s’est révélée pure velléité de récupération politique ou simple satisfaction de l’agenda de quelques partenaires internationaux.
Il en est ainsi de cette organisation affiliée aux agences de la francophonie qui organisa un événement littéraire qui faisait se rencontrer des jeunes issus des quatre îles de l’archipel (belle ouverture !). Chaque établissement scolaire recevait un jeu de six romans à lire, notre club était le seul à participer à ces rencontres à titre d’association. Pendant trois mois durant, au Club Soirhane, les jeunes dévoraient ces livres, débattaient sans répit. Le voyage venu, billet d’avion en poche, hébergement à l’hôtel, quelle ne fût la déception des jeunes quand ils se rendirent compte, une fois à Moroni (la capitale), qu’aucun membre du jury n’avait lu les bouquins !
Il y eut cette opportunité d’une ouverture censée être plus grande : un concours de nouvelles devait faire se rencontrer les meilleurs jeunes auteurs venus des Seychelles, de la Réunion, de Maurice, des Comores, de Madagascar, de Zanzibar à Madagascar. Une de nos jeunes, élue pour représenter l’île d’Anjouan pour sa nouvelle, Et si demain… nous revint de Madagascar effondrée. Sa nouvelle parlant des morts de la traversée entre Anjouan et Mayotte fut publiquement censurée.
Le Club Soirhane accueillit, en 2014, dans son périple, Esprit de lune en mouvement. Rien à voir avec l’institution, nous eûmes affaire à l’âme sensible de poètes et autres artistes.
Il y eut, dans ce cadre, la mise en espace de textes, sous la direction de Soeuf Elbadawi, un ami poète et metteur en scène, partenaire du club. Suite à ce spectacle où les jeunes avaient incarné à travers des textes d’auteurs comoriens les tribulations politico-sociales des Comores de ces quarante dernières années, l’institution encore une fois nous rattrapa. Les autorités du Commissariat à l’éducation comorienne, intéressées, s’approchèrent, sollicitèrent notre expertise pour reproduire dans d’autres localités des clubs de lecture du modèle de Soirhane. Un enseignant qui traînait au Club Soirhane fut à cet effet nommé « animateur culturel » de deux établissements culturels. Il n’y eut aucun achat de livres, et l’enseignant disparut assez vite.

Malgré ces structures officielles affectées à la culture, la généralisation d’une action comme la nôtre via ces canaux conventionnels requiert de la malice en ceci que les vraies opportunités sont souvent implicites. Entre deux paroles, il faut savoir reconnaître les traits d’un renouveau probable. En 2013, toujours au Commissariat à l’éducation, nous croisions ce discret sexagénaire de l’ancienne gauche soihiliste comorienne, Abdulhamid Afraitane. Période où Soeuf ElBadawi venait d’essuyer un refus de sa demande d’organiser des ateliers dans une école privée du pays sur la question des milliers de morts en mer du visa Balladur, sujet de son livre qui venait de sortir : Un Dhikri pour nos morts, la rage entre les dents. Pour une question d’octroi de visa, l’école voulait être en odeur de sainteté avec les autorités consulaires françaises de Moroni. Cette anecdote racontée lors d’un rendez-vous avec des élèves en région parisienne fit son effet. Garance Jousset, une responsable de la Maison des auteurs à Paris, posa la question sur la possibilité d’un autre type de jumelage entre un lycée parisien et un autre lycée comorien.
Abdulhamid par sa sagesse facilita la rencontre du lycée d’excellence de Mutsamudu avec le lycée Voltaire de Paris, rencontre à laquelle est venu se joindre le Club Soirhane. [2]
C’était là une occasion de rencontres et d’interrogations mutuelles entre deux jeunesses issues de deux univers différents sur la question des morts en mer. Le rayonnement des dynamiques réinterrogeant notre humanité ne relève malheureusement plus sous nos contrées d’un cadre conventionnel, ou d’une extension systémique comme ce le fut dans les années 1970 avec l’ACM, mais plutôt de l’inattendu, du fortuit.
Un blog dans lequel les jeunes du Club Soirhane, du lycée d’excellence et du lycée Voltaire de Paris conversèrent sur la question des victimes en mer, vit le jour. Grâce à la complicité d’une autre âme sensible, Dénètem Touam Bona (anthropologue et philosophe), Soeuf Elbadawi a réussi à faire venir dans cette dynamique des jeunes du collège de Mtsangadoua de Mayotte où enseignait Dénetèm. Les textes du blog donnèrent lieu à la publication d’un livre, Paris-Mutsa en quête de récit [3].
Le lycée d’excellence et le Club Soirhane suivirent, quant à eux, trois ans durant, un parcours riche en ramifications et en aventures. L’onde de choc de leurs activités fit vibrer l’île d’Anjouan dans un festival (Fuka) qui a fait se rencontrer pendant deux jours tous les scolaires de l’île au rythme de la musique, du spectacle vivant, du spectacle de rue.
Dans le contexte qui est le nôtre, l’événementiel est également un prétexte pour déceler des initiatives qui vont dans notre sens ou pour découvrir des volontés que nous pouvons inspirer et influencer.
En 2014, Isabelle Mohamed, voulut fêter les vingt ans de sa librairie : la Bouquinerie d’Anjouan, par un évènement littéraire. Considérant que le Club Soirhane regroupait des « fous du livre » [4], elle l’invita à participer activement à l’évènement. Étaient aussi invités des auteurs comoriens, des auteurs de Haïti, du Congo, de France, d’Égypte. Des jeunes lecteurs devaient également affluer des quatre coins d’Anjouan ainsi que des trois autres îles de l’archipel Mayotte, Mohéli, Ngazidja. Pour tisser d’autres connivences entre les enfants de cet archipel miné par les divisions politiques, les enfants du Club Soiharne et ceux du lycée d’excellence de Mutsamudu avec qui nous travaillions s’étaient portés volontaires pour accueillir chacun dans sa famille un jeune venu des autres îles durant une semaine. Cinq ans après, certains de ces jeunes continuent à se rendre visite les uns les autres, certains continuent à s’offrir des bouquins, à se recommander de la lecture et mieux, Internet aidant, nous lisons sur leurs murs des textes de poésie, slam et prose pour ceux qui sont restés dans la création littéraire.
En ce mois de décembre 2019, le Club Soirhane vient de rééditer le festival Fuka [5] avec le souci d’inscrire le festif dans les nécessités du village en mettant entre autres l’accent sur une des urgences environnementales que constitue le littoral sinistré par les déchets et la montée des eaux. Deux expositions, l’une sur l’éducation et la deuxième sur le mur Balladur, furent installées sur la plage dénudée par une extraction effrontée du sable, enlaidie et rendue invivable par les plastiques, les tessons de verre et la montée des eaux. Le nez dans notre propre caca ! Pour cette intervention sur le littoral, nous avons tendu la main à une autre association des jeunes du village, Voija-voija, qui intervient sur le traitement de déchets du village. Cet événement a sensibilisé les jeunes de Soirhane sur l’urgence de sortir de la bulle culturelle et de passer à l’action citoyenne en créant un réseau dynamique avec ceux de Voija-voija.


par Anssoufouddine Mohamed, Pratiques N°88, février 2020

Documents joints


[1Soeuf El Badawi, De l’aventure Soirhani et du falakatage des rêves, Africultures Article n° : 11 700.

[2Muzdalifa House, La culture à mains nues, Africultures 2016/2 (n° hors série).

[3Paris-Mutsa en quête du récit, Bilk & Soul, 2015.

[4Isabelle Mohamed, Comores : des fous et des livres, Africultures, 2013.

[5Muzdalifa House, « Un festival pour un pays ».


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