Bernard Roy
Infirmier et anthropologue, PhD, professeur titulaire, Faculté des sciences infirmières, Université Laval, Québec
Ayant pris la décision d’aborder la question de l’enfance en danger sous l’angle de l’autochtonie au Québec, j’ai rapidement pris la mesure du défi qui se présentait à moi. Aborder, au Québec, des questions concernant les Premières Nations (PN) présente de grandes difficultés du seul fait de l’ignorance des Québécois.e.s au regard de l’histoire et de la complexité des sociétés autochtones. La tâche ne sera pas plus facile du fait que je m’adresse, aujourd’hui, à un lectorat principalement européen. Vu de l’autre côté de l’Atlantique, le monde des PN d’Amérique éveille, souvent, quelques fantaisies exotiques bien éloignées des réalités du XXIe siècle et de l’histoire. J’estime donc important, dans un premier temps, de jeter de brefs et circonscrits éclairages sur quelques réalités.
Il faut, tout d’abord, préciser que plus de 50 % de l’autochtonie, au Québec, vit, aujourd’hui, en urbanité et non seulement dans une des 55 communautés (autrefois nommées « réserves ») réparties dans la vaste nordicité québécoise. D’autre part, les caractéristiques sociodémographiques des populations autochtones se distinguent nettement de celles de la population québécoise.
En 2016, les enfants de 0 à 14 ans constituaient 22 % de la population des PN alors que ce même groupe constituait 16,6 % de la population québécoise. On estimait, en 2011, que les 0 à 24 ans composaient 46 % de la population autochtone alors que chez les Québécois se groupe formait le quart de la population. Il ne faut donc pas se surprendre que plus de 25 % des familles des PN comptent trois enfants et plus. Au Québec cette proportion est de moins de 15 %. Malheureusement, un trop grand nombre de ces familles ne peut compter que sur un très faible revenu et vit dans des maisons souvent trop petites et fréquemment insalubres.
En 2005, l’Agence de la santé publique du Canada estimait que les Canadiens comptaient parmi les gens les plus en santé au monde. Vivant sur le même territoire, l’état de santé des membres des PN était tout autre. Au début du XXIe siècle, l’indicateur du développement humain des Nations Unies, une mesure de santé prenant en compte l’espérance de vie, le niveau de scolarité et de l’alphabétisation, situait les PN du Canada au 63e rang mondial sur 177.
Un autre point qui distingue tristement les PN de la population canadienne relève du fait que les jeunes autochtones sont surreprésentés à toutes les étapes du processus de protection de la jeunesse. Les enfants autochtones sont six fois plus susceptibles d’être placés en milieu de vie substitut.
Très variable d’une communauté à l’autre, le taux global de suicide chez les membres des PN est deux fois plus important que celui de la population canadienne. Dans certaines communautés, ce taux est dix fois supérieur à celui de la population canadienne. De tristes statistiques qui concernent surtout des jeunes âgés entre 10 et 19 ans. On estime qu’une fois sur trois, la mort d’un jeune en communauté est attribuable au suicide.
Je pourrais continuer à brosser ce sombre portrait statistique qui révèle, hors de tout doute, que de nombreux jeunes des PN sont en danger. Mais, par-delà ce côté obscur que nous dépeignent ces froides données, une incursion dans l’univers de Wapikoni par la voix de sa fondatrice Manon Barbeau révèle tout le potentiel émancipatoire de la parole et de la création d’une jeunesse autochtone étonnamment résiliente.
Wapikoni et la santé de la jeunesse autochtone
Est-ce que, au fil des ans, les interventions de Wapikoni ont contribué à l’amélioration de la santé de la jeunesse autochtone ? La question est légitime. Mais, pour y répondre, il nous faudrait, tout d’abord, nous entendre sur ce que signifie le concept fourre-tout de « santé ». Et, à bien y penser, cela ne va pas de soi ! Quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, généralement, lorsque nous interpellons le concept de santé, nous référons, bien malgré nous, à la conception qui émane du prisme de la biomédecine. Une conception historiquement ancrée dans la perspective de la médecine expérimentale qui postule l’existence de causes préalables à des événements qui se présentent dans l’univers du vivant, la régularité de ces phénomènes, puis, conséquemment, la fiabilité des conditions pour prédire l’apparition d’effets attendus. C’est ainsi que nous sommes portés à envisager que la santé relève fondamentalement d’une logique positive et déterministe. On parlera donc d’une santé comprise comme un état à contrôler, à maîtriser, à mesurer, à évaluer au regard de normes objectives et de variables construites en vue de traduire des faits observables. La maladie et les comportements, du fait de leur nature observable, deviennent, lorsqu’appréhendés à l’intérieur de ce cadre, des moyens d’opérationnaliser le concept de santé.
Vu depuis cette lorgnette, difficile d’établir une forte corrélation entre le travail réalisé par les intervenant.e.s de Wapikoni auprès de la jeunesse autochtone, depuis 2004, et l’amélioration de son profil de santé. En fait, si nous nous en tenons aux données épidémiologiques figurant dans le rapport de la plus récente Enquête régionale sur la santé des Premières Nations du Québec (2015), nous constatons que les statistiques demeurent plutôt défavorables à l’égard de la jeunesse autochtone. Environ trois enfants sur cinq et un adolescent sur deux font de l’embonpoint ou sont obèses. Chez les 12 ans et plus, environ une personne sur dix estime que sa santé mentale est passable ou mauvaise, et une proportion de 13 % présente des signes de détresse psychologique modérée ou sévère. Les adolescents de 12 à 17 ans forment le groupe le plus à risque de subir des blessures et chez les adolescentes ayant déjà eu une relation sexuelle, près du quart dit avoir vécu une grossesse. Diverses toxicomanies et le suicide chez les jeunes demeurent, encore aujourd’hui, des problèmes qui affectent plusieurs communautés sur le territoire du Québec et du Canada.
Mais, pour établir une relation de cause à effet entre les interventions de Wapikoni et les modifications dans le profil épidémiologique de la jeunesse autochtone faudrait-il que des chercheur.e.s des milieux de la santé s’y intéressent. Ce qui n’est manifestement pas le cas. L’outil de recherche Autochtonia du Réseau de recherche DIALOGUE ne recense que seulement douze publications issues de recherches s’étant intéressées, depuis 2004, au travail de Wapikoni. Et, de ce nombre, aucune ne s’intéresse à la « santé », d’un point de vue épidémiologique et les impacts de Wapikoni.
Mais si nous regardons les impacts de Wapikoni sur la « santé » de la jeunesse autochtone en adoptant la posture que proposait, au milieu du XXe siècle, le médecin et philosophe Georges Canguilhem, notre évaluation change du tout au tout. Canguilhem estimait que la santé, un concept qu’il qualifiait de vulgaire, n’était pas régie par un ensemble de facteurs objectifs mesurables et contrôlables du fait qu’elle ne pouvait se résumer à des questions physiologiques ou biologiques. Par conséquent, la santé ne pouvait être appréhendée selon un continuum allant d’un état de bien-être jusqu’à la fin de la vie en passant par toutes les formes possibles de maladies et d’incapacités. À ses yeux, la santé ne pouvait se réduire à l’état qu’un individu peut posséder. Elle devait, plutôt, se comprendre comme une ressource qui s’acquiert sans cesse et n’a de sens qu’en rapport à l’individu et son milieu de vie. Une conceptualisation de la santé qui permet aux personnes de s’inscrire dans un projet de vie porté par des aspirations qui leur sont avant tout personnelles et négociées selon leurs appartenances sociales.
Depuis cette posture, il ne fait aucun doute que le travail de l’équipe de Wapikoni mobile qui, depuis 2004, va à la rencontre de jeunes autochtones au cœur de leurs milieux de vie, a largement contribué à développer le potentiel normatif de cette jeunesse. Normativité entendue comme cette capacité d’invention qui permet à un acteur social de faire face, voire même de résister au milieu dans lequel il évolue. Une santé considérée comme l’expression d’un vivant s’actualisant et non plus comme un état de celui-ci.
Une santé qui, selon les propos du sociologue Pierre Roche « exprime la normativité du vivant, autrement dit sa capacité à produire des normes et à en jouer, et ce, quel que soit le milieu, que celui-ci soit hospitalier ou hostile, à les faire varier en fonction de celui-ci, qu’elle exprime aussi sa capacité à transformer, voire à instituer ce milieu autant qu’à le subir, voilà qui est essentiel selon nous parce qu’un tel énoncé rompt radicalement avec la conception selon laquelle la santé exprimerait la normalité ».
Roche Pierre, Normativité, grande santé et persévérance en son être, Pistes perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 16/1, 2014, en ligne