Vivre pour comprendre et agir

Roland Gori nous éclaire sur les mécanismes de désenchantement du monde et les conditions de réappropriation par les acteurs du sens qu’ils souhaitent donner à leurs existences.

Entretien avec Roland Gori
Propos recueillis par Françoise Acker et Anne Perraut Soliveres

Pratiques : Peux-tu nous présenter ton parcours ?

Roland Gori : J’ai fait psycho parce que c’était à la fois de l’histoire, de la sociologie, de la philo, et de la biologie. Cette rhapsodie des disciplines scientifiques, des disciplines de savoirs, me convenait assez bien. Je me suis d’abord orienté vers la psychologie expérimentale et j’étais plutôt bon dans « les neurosciences et la psychophysiologie générale ». J’avais une passion pour la neuro-anatomie, la neurophysiologie et le patron de l’époque m’avait envoyé « vers Paris » pour avoir une bourse et faire des recherches dans le domaine de la psychologie expérimentale et la neurobiologie des comportements.
Et là, je me suis orienté vers un diplôme de psychologie clinique et pathologique et me suis retrouvé à faire des tests de recrutement, absolument sans intérêt, puis dans un centre de psychothérapie à Châteauroux, où je devais former le personnel soignant qui n’avait pas d’expérience en psychiatrie. Je me suis retrouvé, quand il n’y avait pas d’interne, à faire des entrées ! Je recevais des patients auxquels je faisais un bilan de diagnostic : est-ce qu’il est névrosé, pervers ou psychopathe ? Et les patients revenaient me voir… ça montre bien la limite de tous ces savoirs objectivants, ça intéresse beaucoup les soignants de savoir quel diagnostic ils peuvent porter, mais ça n’apporte strictement rien au patient ! C’est une réunion qui fait la synthèse de l’équipe, mais qui ne peut répondre à la demande des patients. En passant par les méthodes plus objectives, je me suis retrouvé déstabilisé et je suis allé faire de « la dynamique de groupe, du psychodrame ». Je me suis aussi inscrit en thèse. J’ai pensé que le savoir allait constituer pour moi un vecteur d’émancipation et j’ai commencé une thèse de troisième cycle avec Didier Anzieu, le grand patron de l’époque. Et là encore, j’ai choisi la voie objectivante de l’analyse linguistique des discours de patients alcooliques. J’ai fait cette thèse intitulée « Validité des critères linguistiques en psychologie clinique. Essai d’analyse psycholinguistique du vécu de l’alcoolique (discours spontané en situation de groupe et épreuves) » en 1969. Comme m’a dit Anzieu : « Mon cher Roland, vous n’avez pas perdu une miette sonore de vos patients, mais vous ne les avez absolument pas écoutés ! » Comme j’étais déjà en analyse à l’époque, ça m’a déstabilisé et j’ai été très perturbé. Mais j’avais écrit une thèse et deux bouquins et j’ai candidaté à un poste d’assistant à l’Université d’Aix-Marseille-Université, appelée à l’époque Université de Provence.
Je me suis beaucoup intéressé à ce moment-là à la psychologie sociale, et j’ai travaillé avec René Kaës. J’ai fait une thèse d’État en lettres et sciences humaines sur « L’Acte de parole. Recherches cliniques et psychanalytiques » sous la direction de Jean Maisonneuve et de Didier Anzieu. Mon travail montrait que l’acte de parole n’est pas un pur code linguistique, ce n’est pas seulement du langage ou une mise en acte de la parole, c’est quelque chose qui vient du corps, que la parole ça donne des coups à travers la gueule, l’acte de parole ça engrosse les hystériques, ça focalise la pensée des obsessionnels, ça produit des murailles sonores chez les phobiques. Ma thèse portait sur l’acte de parole dans sa double allégeance au code linguistique et au corps pulsionnel, libidinal.

Cette thèse a eu son petit succès et a été publiée chez Dunod en 1978, ça s’appelait Le Corps et le signe dans l’acte de parole. À cette époque, avec une thèse d’État, on pouvait être professeur d’Université. J’ai quitté l’Université de Provence pour aller à l’Université de Montpellier où j’ai rencontré des lacaniens assez ouverts avec lesquels j’ai travaillé. J’ai fait plusieurs supervisions, mais le travail qui a le plus compté pour moi a été avec Robert Pujol qui était membre de l’Association psychanalytique de France. Je lui dois beaucoup, une expérience de rigueur et de liberté.

J’ai continué avec des consultations dans le service du Professeur Poinso à Marseille, avec qui j’avais fait un Dictionnaire de psychopathologie clinique et j’avais mes enseignements à l’université à Montpellier, avec la possibilité et la chance de pouvoir créer « un centre interrégional de recherche en psychopathologie », où la grande nouveauté a été de mettre ensemble tous ceux qui avaient à se débrouiller avec le réel de la clinique, enfin, « le merdier » de la clinique. J’ai été responsable d’une formation doctorale de psychopathologie clinique ouverte à la fois aux internes de psychiatrie et aux psychologues titulaires d’un DESS de psychologie clinique, avec une ouverture vers les travailleurs sociaux.
Ce qui était intéressant, c’était la participation institutionnelle de la médecine et de la psychologie. C’était vraiment une grande originalité.
J’ai toujours, tant que j’ai eu des responsabilités importantes aussi bien internationales que nationales, respectées cette biodiversité des savoirs. Qu’il y ait des gens qui fassent de la recherche sur les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) ou sur la cognition sociale et mentale, je n’ai rien contre. Le problème, c’est qu’il faut laisser se développer différentes formes de production de la vérité puisqu’on ne peut pas savoir de quoi demain sera fait. On a tenté de créer cette instance qui s’est appelée le SIUEERPP (Séminaire interuniversitaire européen d’enseignement et de recherches en psychopathologie et psychanalyse). Et ça a plutôt bien marché. On a réuni deux cents universitaires de psychopathologie de différentes universités, essentiellement françaises ou bien francophones, belges, suisses ou italiennes. On a pu, pendant un temps, résister aux coups de boutoir qui nous étaient portés par ces cliniciens sans clinique et sans pratique, et surtout « sans terrain », qui prétendaient rendre la psychologie clinique scientifique. Les « pauvres » ! J’étais passé par là et je savais qu’en matière de soin, c’est voué à l’échec…
Autour des années 2003-2005, j’ai rapidement compris qu’on était en train de perdre la main. Non pas eu égard aux lacunes et aux défauts qui étaient les nôtres en termes de recherche, d’enseignement ou de pratiques, mais parce que l’idéologie néolibérale n’avait plus besoin de nous. Le savoir, au sens foucaldien, n’est pas la science, ni la recherche. Le savoir (comme idéologie) répudiait la psychanalyse après l’avoir utilisée comme justification sociale des logiques de domination. L’enthousiasme pour la psychanalyse est tout aussi suspect que son dénigrement. Nous étions en train de perdre la main, parce que, comme dit Michel Foucault, « La psychopathologie est un fait de civilisation », c’est-à-dire qu’il y a une histoire des concepts et des pratiques en psychopathologie qui les fait dépendre des valeurs d’une société à une époque donnée. C’est l’époque qui tendait à rendre invisible la psychanalyse, une certaine sociologie critique, une certaine psychothérapie ou une certaine philosophie critique. La société fait son tri parmi les experts et les savoirs en choisissant ceux qui répondent à l’esprit de l’époque. Je cite souvent cette phrase de Vernant qui aime bien dire en citant Meyerson « L’esprit est dans les œuvres ». Aujourd’hui, l’esprit de l’époque est orienté vers le pragmatisme, l’utilitarisme et le fonctionnalisme… et n’a plus besoin des mythes de l’intériorité !

J’ai terminé ma carrière comme professeur de classe exceptionnelle. Je ne risquais plus grand-chose à titre personnel et, au lieu de continuer à produire des articles pour des promotions et des accréditations de laboratoires ou d’enseignements, je pouvais m’autoriser à « penser » ce qui était en train d’arriver. C’est-à-dire, en suivant Gilles Deleuze, établir des « portraits » de ma discipline, essayer de la comprendre comme « fait de civilisation ». Mais, avant il m’avait fallu passer d’abord par l’épistémologie.
Avec Marie-José Del Volgo, nous avons mené dès les années 1990 une réflexion épistémologique avec la question suivante : « Quelles sont les conditions de validité d’un énoncé scientifique en psychopathologie ? ». Nous prenions acte de l’enseignement transmis par Canguilhem, à savoir différencier la rationalité scientifique de l’idéologie scientifique. C’est-à-dire que toute science tend, à un moment donné, à en dire plus qu’elle n’en peut prouver (connaissance) parce qu’il y a une demande sociale qui la sollicite de ce côté-là (expliquer la vie quotidienne). Cela s’est aggravé au cours du temps. Aujourd’hui, dans une société où les chercheurs ne vivent qu’à condition d’être largement financés sur un modèle entrepreneurial, depuis les années 2000, il va de soi que cette hybridation de la recherche avec les valeurs du privé pousse les chercheurs à se vendre dans une société du spectacle (La Société du spectacle, essai de Guy Debord, 1967) où ils vont recevoir des financements s’ils montrent que leurs travaux vont aider les gens dans leur vie quotidienne.
Dans tous les domaines, que ce soit la psychanalyse qui va expliquer la crise de mai 1968 par la révolte contre le père ou que ce soit les neurosciences qui vont expliquer que la dépression n’est rien d’autre qu’un dysfonctionnement des structures hypothalamiques et thalamiques, il y a toujours une tentation de considérer, par exemple avec l’imagerie fonctionnelle du cerveau, que les signaux qui indiquent qu’il y a une activité neurochimique sont la même chose que les symptômes qu’on peut observer cliniquement. En gros, une tendance à transformer des corrélations, voire des correspondances, voire, des coïncidences, au sens einsteinien du terme, avec des corrélations causales. C’est une tendance dans l’histoire des sciences qui s’est accrue en raison de la transformation des recherches évaluées sur les critères du marché.

Après avoir travaillé sur l’épistémologie, on s’est aperçu qu’il n’y avait pas seulement cette tendance de toute découverte scientifique à s’extrapoler en idéologie pour répondre aux demandes des gens, à leur besoin de croyances, mais en plus, avec Foucault, que la reconnaissance des découvertes scientifiques dépendait de ses conditions sociales de production. C’est ce que Foucault appelle « le savoir », qui n’est pas la science, mais qui est l’ensemble des filtres sociaux par lesquels passe le langage scientifique, c’est-à-dire la grammaire des discours autorisés qui permet à une époque donnée et dans une société donnée, la production et la diffusion des éléments de la connaissance. Le savoir n’est pas la science, mais il est l’ensemble des règles imposées au discours, au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire « pratique, institution, langage » qui rendent compte, à un moment donné, d’un fait produit par un dispositif. La mise en évidence par Foucault que « le savoir est une pratique sociale », avec ses rituels, ses cérémonies, va donc produire une vérité qui n’est pas une vérité au sens scientifique du terme, mais qui est une vérité au sens de ce qui est autorisé ou empêché à un moment donné. Le savoir établit les « conditions facilitantes » (Pierre Bourdieu) des découvertes. Dans notre civilisation, dans notre société, la censure n’opère pas par une interdiction, mais plutôt par des processus d’empêchement, par exemple, on ne va pas interdire la psychanalyse à l’université, mais on va considérer que toutes les recherches qui ne sont pas publiées dans des revues anglo-saxonnes n’ont pas de valeur. Donc, on ne va pas recruter des gens qui n’ont pas de valeur ! On est dans des procédures d’empêchement, d’inhibition, et non de censure directe.

Ces recherches, avec Marie-José Del Volgo, sont rassemblées dans notre livre La Santé totalitaire, Essai sur la médicalisation de l’existence (2005) où nous montrons comment la médecine, la psychiatrie, la psychologie sont finalement utilisées comme dispositifs de normalisation et de contrôle social et, du coup, tendent à perdre tout ce qui est « soin ». On poursuit avec Exilés de l’intime en 2008, qui a justement pour sous-titre « La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique », où nous mettons en évidence que les critères sur la base desquels on va aujourd’hui reconnaître la valeur des travaux ou la valeur d’une pratique médicale, thérapeutique, soignante, psychologique, infirmière, de travail social et autres, ne dépend pas exclusivement de leur validité épistémologique, mais aussi des filtres sociaux, des « savoirs » de l’époque. Et donc je m’oriente vers de nouveaux essais, la dizaine de livres publiés aux Liens qui Libèrent.
C’est un cycle en train de se terminer pour moi. Dans l’ensemble de mes travaux dans ce cycle-là, il y a toujours ma passion pour la parole et le langage depuis le début, bien sûr, mais surtout, cette idée que les nouvelles formes sociales de l’évaluation reposent sur une manière de gouverner par les chiffres sans en avoir l’air. Ainsi, tout se passe comme si la qualité d’un acte, qu’il s’agisse d’un soin, de pédagogie, d’information, n’était que la propriété émergeante de la quantité établie par des indicateurs quantitatifs.

J’ai beaucoup travaillé sur cette folie de l’évaluation et j’ai montré que ces indicateurs quantitatifs de performance étaient méthodologiquement aberrants, ce qui est bien connu des économistes : « quand une mesure devient une cible, elle cesse d’être une bonne mesure » (loi de Goodhart). Les agences de notations, que l’on connaissait sur les marchés financiers, se sont introduites et ont infiltré la pensée de notre société et impacté l’ensemble des pratiques professionnelles des médecins, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux, journalistes, magistrats, policiers, chercheurs, enseignants… et dans les années 2007-2008, je m’aperçois que la matrice d’intelligibilité commune de ces métiers en souffrance, c’est qu’ils sont impactés par cette nouvelle manière de les évaluer. L’évaluation existait avant la néo-évaluation, mais on parlait, on discutait, on évaluait, on déterminait la valeur par un débat argumenté contradictoire propre à la démocratie. Aujourd’hui, on place de plus en plus les professionnels dans une moulinette numérique où ils doivent répondre à des scores et sont totalement pris dans un langage « sportivo-managerial ». Cela s’accompagne d’un certain nombre de décrets, de lois, d’arrêtés, de règlements divers et variés. On est dans le droit mou de normes professionnelles qui nous empêchent de parler, de penser parce que nous devons répondre à des injonctions qui passent par la prescription de scores à atteindre.
Là, je vais développer avec succès ma vidéo de la conférence à la fac de médecine de Nantes sur « Les imposteurs » qui a été vue un million sept cent mille fois… Ce n’est pas parce qu’elle est géniale, mais parce qu’elle répond à ce que les gens éprouvent et vivent dans leur métier au quotidien. Ma petite blague sur « le berger et l’expert » qui est diffusée par YouTube, a été vue quatre millions cinq cent mille fois ! Les gens sentent bien qu’aujourd’hui, ce sont les technocrates et les bureaucrates qui imposent aussi bien à l’hôpital qu’à l’université ou dans les salles de rédaction une manière de penser ce qu’ils font en termes de marchandise, et donc en termes de spectacle. Il y a véritablement une rhétorique publicitaire qui leur est imposée et qui les met en souffrance, d’où l’accroissement des suicides, des démissions, des burn-out, dans la plupart des métiers.

Puis, je lance l’Appel des appels avec Stefan Chedri et quelques amis, Marie-José, Christian Laval, Barbara Cassin, Claude Schauder et d’autres. La grosse erreur, c’est de penser que nous sommes les héros et les martyrs d’une profession. Nous sommes les héros et les martyrs d’une civilisation totalement folle qui a lâché la proie du vivant pour l’ombre des chiffres. D’où, d’ailleurs, dans mon dernier ouvrage, un hommage appuyé aux poètes comme Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau et cette phrase extraordinaire d’Édouard Glissant dans la dernière conférence à l’Institut du Tout-Monde quelques semaines avant sa mort où il dit : « Rien n’est Vrai – avec un grand V – tout est vivant ». Je crois que nous l’avons oublié. Alors, ça ne veut pas dire pour autant que la vérité soit une construction sociale, mais qu’il y a une violence de la vérité à se croire universelle et absolue, alors qu’en politique comme en science, elle n’est que relative aux intérêts d’une classe sociale, ou aux dispositifs méthodologiques qui la produisent.

On est dans une époque où on réduit tout.

On nous réduit et nous nous laissons réduire. Hier, au débat autour de mon film, Roland Gori, une époque sans esprit, une jeune fille a dit : « Le numérique nous isole ». J’ai dit : « Non, c’est nous qui nous laissons isoler par le numérique utilisé socialement de manière perverse par les forces de domination ». C’est le problème d’une déshumanisation qui a commencé par une espèce de désacralisation, de désenchantement du monde. Weber a mis en évidence que les différentes versions du capitalisme ont eu besoin de prescrire une manière de lire le monde avec le numérique, et de produire des habitudes de penser – des habitus au sens de Bourdieu – qui sont ce que j’appelle, après Weber, « la rationalité pratique et formelle », c’est-à-dire la pensée des affaires et du droit. Et donc tout ce qui échappe à cette pensée du droit et des affaires est empêché, récusé, par nos sociétés. Dans Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes, je montre que cet empêchement de la rationalité substantielle, de l’éthique, des religions et des valeurs, fait que les sectes mafieuses se réclamant du djihadisme les recyclent à leur avantage.

J’ai fait un exposé au Collège de France sur la naissance de la psychanalyse à la fin du XIXe siècle, au moment où on se rend bien compte que, malgré les découvertes psychophysiologiques sur les réflexes ou les localisations cérébrales, malgré les découvertes sur l’importance de l’économie et de la sociologie, quelque chose demeurait en reste que pouvaient montrer les symptômes hystériques, chez Charcot par exemple, ou les phénomènes paranormaux, enfin, toute une folie démoniaque à la fin du XIXe siècle que la raison biologique et économique échouait à résorber. C’est ce qui va sûrement se reproduire aujourd’hui. Tout ça montre que la réduction du sujet humain à un modèle physiologique ou à un modèle économique ne suffit pas. Il y a toujours quelque chose qui reste et, d’une certaine façon, les hystériques font résistance à cette réduction du corps à une machine physiologique. La deuxième révolution industrielle a pour conséquence d’accroître le pouvoir des normes. Il y a tout le travail de Foucault sur l’extension sociale de la norme : le terme de « norme » ou d’anormal n’est pas si fréquent que ça avant la deuxième moitié du XIXe siècle et c’est au moment de la deuxième révolution industrielle que son usage s’étend considérablement avec la fabrique de dispositifs de normalisation.

On entre dans une société disciplinaire qui aliène et a pour fonction de nous conduire à penser selon une raison utilitaire, fonctionnelle et économique. Camus, dans ses textes et notamment, dans ses éditoriaux de Combat, montre qu’on va de plus en plus tuer par les machines, donc de manière neutre, objective et désaffectée. Cette déshumanisation va se développer au XXe siècle et ce sont les logiques de domination sociale qui tendent à cette déshumanisation. Aujourd’hui, plus besoin d’enfermer pour surveiller et discipliner, la déterritorialisation est presque totale, vous êtes enfermés partout en pleine liberté ! Je pense que les nouvelles technologies, en temps réel et de manière beaucoup plus quadrillée, densifiée, serrée, asservissent les humains en les plaçant sur ce que Deleuze appelle « des autoroutes de servitude ». On n’est plus dans des sociétés disciplinaires, on est dans des sociétés post-disciplinaires, des sociétés de contrôle. Sauf qu’il y a aussi ce que Patrick Chamoiseau appelle « Les guerriers de l’imaginaire » qui s’opposent à cet asservissement totalitaire que je cite dans mon dernier livre La fabrique de nos servitudes. Nous sommes aujourd’hui dans une société où l’information est une manière de donner des ordres et ça n’a rien à voir avec la parole et l’invention de la démocratie au sens de Claude Lefort. Les informations nous disent comment nous devons nous comporter ou, en tout cas, ce que nous devrions croire ou faire semblant de croire pour nous comporter comme on nous le demande. Cette société de l’information vient heurter la possibilité chez l’humain de dire, la possibilité du récit, la possibilité narrative. Je fais référence à Walter Benjamin et à cette crise du récit qui apparaît à la fin de la première guerre mondiale et qui n’a fait que s’accroître. Aujourd’hui, le récit est réduit à la portion congrue du «  storytelling », ce qui est ridicule puisqu’il est totalement pris dans les arcanes de la société du spectacle. Ce n’est pas un récit mais un élément de spectacle publicitaire.
Il ne s’agit pas de détruire le numérique, ni la rationalité utilitaire ou économique, il s’agit d’accepter que le monde soit si complexe, si infini, si multiple, si ambigu qu’il faille bio-diversifier les sources de savoirs et les sources de pratiques sociales. Ce qu’on nous impose comme critères d’évaluation est totalement stupide parce que ça ne prend pas en compte la richesse du monde ni la richesse de la vie.

Les gens souffrent car ils ont le sentiment de ne plus exister, mais ils ne se révoltent pas. Que faudrait-il pour que ça se retourne ?

Il y a une complaisance de l’humain à se soumettre à des dispositifs qui le rendent passif. C’est quelque chose qu’on connaît bien en psychanalyse qui a à voir avec la pulsion de mort, d’une part, et, d’autre part, la nécessité pour l’humain de trouver un sens et une cohérence à la rhapsodie des événements qui le traversent. Et c’est la raison pour laquelle, comme disaient Foucault et Michel de Certeau (L’invention du quotidien), il y a une mise en ordre de l’être qui est le récit normatif proposé par les dominants et les croyances qu’ils supposent. Si on n’a pas d’autre possibilité, plutôt que d’affronter ce gouffre du chaos monde dont parlent Deleuze ou Glissant, on tolère un récit qui, pour douloureux, menteur, mensonger qu’il soit, donne quand même une cohérence et un sens aux événements. La souffrance aujourd’hui, c’est que nous n’avons pas été à même de produire des imaginaires, des utopies qui puissent nous permettre de rêver le monde et de le transformer et donc d’accepter de subir ce que nous déplorons.
Dans son travail magnifique sur Le conteur, la nuit et le panier, Chamoiseau dit que les esclaves dans les plantations maronnaient au sens où ils fuyaient la langue utilitaire de la plantation alors qu’ils étaient transformés en instruments. Ce qui est commun à tout ça, et c’est ce que dit aussi Canguilhem, c’est le fait de « transformer l’humain en instrument » et donc de demander aux professionnels de se faire les instruments d’un pouvoir qui transforme l’humain en instrument. Le modèle presque parfait de cela, c’est la plantation négrière où, effectivement, l’humain est transformé en instrument et il n’est que ça. Je ne sais pas si vous avez vu la série La servante écarlate (Margaret Atwood, The Handmaid’s Tale) où ces femmes sont réduites à des instruments de reproduction de bébés que les dominants ne peuvent plus procréer.
Je crois que ce que montre bien Patrick Chamoiseau, c’est qu’il y avait les esclaves marron qui fuyaient sur les cimes, puisque « marron » ça veut dire « montagne », puis il y a eu d’autres formes de marronnage. Il dit, par exemple, que les esclaves qui se réunissaient le soir pour des cérémonies et qui par la danse, par le chant, échappaient à leur condition d’esclave, retrouvaient une communauté qui avait été détruite par la déshumanisation de la plantation. Patrick Chamoiseau les appelle « les guerriers de l’imaginaire » : « Ces esclaves étaient mieux que rebelles, des guerriers, ils se réhumanisaient en eux-mêmes pour eux-mêmes, par les créativités du rythme, de la danse, du chant et de la parole ». Je crois que nous devrions finalement être invités à cette réhumanisation pour ne pas tomber dans ce qu’Achille Mbembe appelle « le devenir-nègre du monde ». C’est pour cela que je m’en prends à l’évaluation. Pour pouvoir faire en sorte que les choses changent, il faut que nous puissions rétablir des conditions sociales et subjectives qui nous permettent de nous ré-humaniser par la parole, par le chant, par la danse, par la poésie. C’est là que l’on voit, que les scientistes sont des imposteurs et des faussaires parce que la véritable science implique la possibilité de la liberté poétique de penser avant même de pouvoir expérimenter… et après l’expérimentation de penser encore et toujours.

Sinon, il n’y aurait jamais de création ?

Sinon il n’y a qu’une pure reproduction. Et quand, aujourd’hui, on nous demande de savoir ce qu’on va trouver dans quatre ans, on empêche la recherche, la découverte ! Quand, au bout de deux ans, on demande aux chercheurs de rendre compte de ce qu’ils ont fait pour montrer que c’est bien conforme, c’est une taylorisation des chercheurs, une prescription normative par des pseudo-experts, qui souvent sont des nullités, alors que la liberté de penser, de créer implique qu’on puisse ne pas savoir ce qu’on va trouver, qu’il y ait de l’imprévisible. Ensuite, c’est quand même l’expérimentation de la reproduction contrôlée des expériences qui vient valider ce qu’on a imaginé, c’est indispensable. Mais il faut d’abord qu’on puisse imaginer ! Et ne jamais en rester aux agencements établis, à signification unique.
Quand je pense à l’hôpital, souvent, je cite ce passage de Philippe Lançon dans Le lambeau où il parle de la vie à l’hôpital et il dit : « Pendant longtemps, je n’ai pas compris comment ça se faisait que c’étaient des technocrates et des gestionnaires qui dirigeaient l’hôpital alors qu’ils ne connaissaient pas le métier et que, bien souvent, ils n’avaient pas d’empathie pour les malades », et il ajoute : « Enfin, j’ai compris que c’est justement parce qu’ils ne connaissent pas le métier et qu’ils n’ont pas d’empathie pour les malades qu’ils peuvent le gérer comme ils le gèrent ».

C’était votre objectif quand vous avez créé « L’Appel des Appels » ?

Oui, pour donner la possibilité à tous ces gens qui essaient de résister, de créer, de faire quelque chose, qui essaient d’avancer en fonction de leurs valeurs, de leurs façons d’apprécier les situations, de rencontrer les autres et voir ce qu’ils peuvent avoir de commun, quelle énergie ils peuvent tirer de ça. En somme, sortir les professionnels des arcanes des servitudes pour les inviter à la création, à libérer les potentiels de création étouffés par les impostures des protocoles et expertises. Retrouver de l’air en bazardant la naphtaline bureaucratique…

Comment faire pour que les gens puissent se rendre compte qu’ils ne sont pas tout seuls dans leur coin ?

La première chose, c’est ce que vous faites à Pratiques, les cahiers de la médecine utopique, c’est rétablir le droit de l’utopie. Il ne peut pas y avoir de changements sociaux ou subjectifs sans utopie. Il ne peut pas y avoir de changement de l’individu sans rêves et il ne peut pas y avoir de changements de sujets collectifs sans utopies. Dans mon bouquin, je prône ce que j’appelle « l’habitus utopique », non pas l’utopie comme récit, merveilleux ou cauchemardesque avec des dystopies, mais « l’habitus utopique », c’est-à-dire la capacité dans toute situation de faire surgir de l’inédit qui n’est pas inscrit dans les protocoles prescrits, un peu à la manière des situationnistes, rétablir la pluralité du sens, du multiple, du complexe et de l’incertain.

C’est une condition de survie ?

Oui, si tu ne veux pas te suicider, déprimer ou te transformer en « Robocop », tu ne peux que faire coincer le système taylorisé, tayloriste, en inventant quelque chose là où ça se présente. C’est pour ça aussi qu’on ne peut pas établir aujourd’hui un programme utopique. On ne peut qu’essayer là où on est de déverrouiller le sens établi, prescrit, contraint.

Pour moi, la cible, c’est faire tomber les dispositifs de servitudes et de soumissions sociales que sont les nouvelles formes de l’évaluation et considérer que la valeur ne peut se donner que par une parole qui est la condition même de la démocratie. L’invention de la démocratie, c’est la parole et pour ça, il faut déjà réclamer du temps et des lieux pour se parler ! C’est très bien de défendre l’emploi, mais il faut aussi défendre les conditions éthiques et philosophiques du travail et du métier. Pour moi, Taylor, c’est l’ennemi. Considérer que les critères tayloristes sont la condition du progrès humain et social, c’est confondre le progrès social et humain avec la production. Je pense à George Orwell qui dit toujours : « Quand on me parle de progrès, je demande s’il me rend moins humain ou plus humain ».
Je crois que le point commun de tout ça, c’est qu’il y a une dimension politique du métier et que souvent on a confondu la politique avec l’administration politique des choses. On n’a pas pris conscience qu’on n’est pas dans le même monde selon les conceptions que l’on a du soin, de l’éducation, de l’information. Ce qu’on appelle « l’esprit de Philadelphie », c’est la déclaration du Bureau international du travail en 1944 à Philadelphie qui disait : « Si on ne veut plus connaître les guerres fratricides du XXe siècle, il faut investir dans l’éducation, le soin, la justice, la culture ».

Ils ont été investis, mais pas par ce qu’on voudrait !

Voilà ! Mais justement parce que le soin, la culture, l’éducation, aujourd’hui, sont considérés comme ce qui creuse les déficits publics et qu’ils sont invités à faire du chiffre. Alors qu’à ce moment-là, c’étaient des ferments d’avenir. Donc, il faut qu’on puisse réinvestir cela. La lutte politique, c’est sur les lieux de travail, la démocratie n’est pas seulement au Parlement, au Sénat, elle est sur les lieux de travail avec la capacité, comme dit Pierre Bourdieu, de se réapproprier ce que la technocratie a confisqué. On a un pouvoir dont on n’use pas, c’est celui de nos métiers et ça va venir.
Je suis sur la même position qu’Yves Clot. Il s’agit de la ré-humanisation du milieu où on exerce dans tous les domaines. Ça veut dire que ce sont les professionnels qui doivent définir les critères d’évaluation et, ce faisant, réinventer les valeurs démocratiques confisquées par la langue utilitaire des technocrates.

Le travail dégradé est une cause de souffrance même si les gens semblent s’en accommoder.

C’est en gros ce que Pierre Bourdieu appelle « l’habitus clivé » ou « l’habitus dissocié », c’est-à-dire une mise en tension des professionnels entre un habitus hérité de leurs coutumes, de leurs traditions, de leur éthique professionnelle et l’habitus imposé par les nouvelles règles de management, des scores d’évaluation et autres. Et la souffrance, elle est là, elle est dans ce conflit entre deux habitus. C’est aussi cette souffrance qui aimantera les futures révoltes sociales.


par Roland Gori, Pratiques N°99, décembre 2022

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