Le vent se lève !

L’hôpital s’épuise. Perte de sens, sous effectifs, les raisons invoquées sont nombreuses. Nos collègues partent, les uns après les autres. Mais pour ceux qui restent, comment tenir ? Petit guide pratique de la résistance.

Diane Bargain, Herveline Devoille, Nadège Ecorcheville, Rémi Izoulet,
collectif Hélianthe

Au début, c’est une belle histoire : dans un centre hospitalier, sous l’impulsion de l’Agence régionale de santé puis de la direction des soins, il y a la création d’une Unité péri opératoire gériatrique (UPOG). Un service qui permet de diminuer la surmortalité des personnes âgées à la suite d’une fracture du col du fémur. Un service où chirurgiens orthopédistes et médecins gériatres travaillent main dans la main, avec la participation d’une infirmière de coordination qui adapterait le projet de soins avec le patient et sa famille. Les équipes soignantes seraient à la fois expertes de la personne âgée et de la prise en charge chirurgicale. Oui, mais il y a un « mais ». L’expertise des équipes soignantes, c’est impossible quand les infirmières partent au bout d’un an. Et des médecins gériatres, il n’y en a pas, enfin pas assez.
Alors on demande à l’infirmière coordinatrice d’identifier les problématiques médicales et de venir chercher les gériatres trois étages plus haut si besoin. Et puis les patients devront sortir, rapidement si possible, car un lit en chirurgie, ça ne doit pas être occupé pour une problématique médicale, même pour un patient centenaire. Le turnover des équipes soignantes gêne la qualité des soins prodigués aux personnes âgées. Le service tient, malgré le manque de formation de certains professionnels, les chamailleries entre gériatres et chirurgiens et le désinvestissement de l’encadrement. Le service tient grâce à l’expertise clinique et à l’implication de l’infirmière coordinatrice qui fait preuve chaque jour de créativité pour éviter un drame. Elle agit, souvent seule au milieu d’une équipe démobilisée, démotivée, désabusée, mais jusqu’à quand ?
Des exemples comme celui-ci, nous en avons tous dans nos établissements. Ces dysfonctionnements témoignent d’une transformation institutionnelle et d’une orientation des politiques de santé qui nuisent à la qualité des soins prodigués.
Ce n’est pas toujours une infirmière qui supporte les choses. Cela peut être une secrétaire ou un médecin. Il y a toujours un maillon qui tient, qui fait que cela ne s’effondre pas, que cela continue de fonctionner malgré tout.
Mais comment font ces professionnels ? Comment durer dans de telles conditions ? Comment poursuivre une carrière soignante quand l’activité clinique, les formations et la dynamique d’équipe ne fournissent plus les ressources suffisantes ? Nous croyons qu’il existe un intérêt pour les soignants à aborder les problématiques institutionnelles par un prisme théorique.
Le sociologue israélien Aaron Antonovsky décrit trois facteurs centraux qui permettent la résistance, l’adaptation et la résilience face aux situations stressantes. L’individu doit pouvoir comprendre la situation stressante qu’il traverse, avoir une possibilité d’action et vivre cette expérience de façon cohérente avec ses valeurs.

Comprendre
Les soignants doivent comprendre qu’ils sont pris dans un mouvement de transformations du système de soin qui les dépasse complètement. Ces transformations se poursuivront dans les années à venir. Attendre une transformation rapide du système ou croire dans une impossibilité de résistance expose les soignants à un risque d’épuisement. Cependant, le caractère inéluctable de ces transformations n’annule aucunement les possibilités de résistance soignantes.
Être actifs dans leurs champs de possibilités peut permettre aux soignants d’éviter un épuisement induit par les attentes d’une transformation rapide du système ou par la croyance dans une impossibilité de résistance.
Le philosophe Michel Foucault a profondément étudié les rapports de pouvoir dans les institutions, de même que les possibilités de résistances. Pour Foucault, le pouvoir est une sorte de flux qui traverse et connecte l’ensemble des éléments d’une institution. Le pouvoir est ainsi caractérisé par des rapports de force multiples, locaux et instables. Ainsi, des rapports de force multiples induisent une multitude de possibilités de résistances.

Agir
Les soignants doivent être conscients qu’ils n’ont pas d’autres choix que d’être des acteurs de ce mouvement de transformation du système de soin. Qu’ils soient passifs ou actifs, les soignants participent à ce mouvement de transformation. Ce sont donc les modalités d’exercice des soignants qui vont définir le degré de résistance ou de compliance des soignants à ce mouvement de transformation.
Tous les soignants peuvent être des acteurs de résistance. Cette résistance soignante doit être pensée comme multiple et dynamique. Elle doit se loger dans tous les lieux dans lesquels le soignant exerce un pouvoir. Résister, c’est continuer à s’opposer, à se questionner, à montrer les limites de ce que devient l’hôpital.
C’est par exemple refuser de commander du gel hydroalcoolique uniquement pour répondre à des critères de certification, alors que le service n’en consomme pas suffisamment pour justifier cette surconsommation et qu’il existe des restrictions sur d’autres produits de soin plus nécessaires.

Transformer
Par des actions de résistance quotidiennes qui vont dans le sens de ses valeurs, le soignant peut rendre cohérente sa présence dans ce système qu’il perçoit comme incohérent. Les possibilités de résistance impliquent donc la créativité des soignants et la connaissance de leur place dans l’institution. C’est la multiplicité de ces actions de résistance par un grand nombre de professionnels qui peut infléchir la trajectoire institutionnelle actuelle. Les soignants doivent se demander comment participer à ce mouvement tout en respectant leurs valeurs.
Au sein de notre UPOG, l’infirmière coordinatrice fait le choix de démarcher régulièrement les gériatres, même s’ils sont situés à trois étages de son lieu d’exercice. Elle fait le choix de réaliser des soins de confort auprès des patients durant leur séjour, même si ces actions ne relèvent pas de sa fiche de poste. Elle fait le choix de négocier avec différentes équipes pour optimiser le parcours de soins des patients. Elle fait le choix de s’opposer à une injonction institutionnelle de libérer des lits au moyen d’arguments cliniques, empêchant les sorties trop précoces contraires aux intérêts des patients.
L’infirmière coordinatrice de l’UPOG fait ces choix, car ils lui permettent d’exercer sa profession tout en restant cohérente avec ses valeurs. C’est le respect de ses valeurs et la résistance aux contraintes institutionnelles qui lui permettent de durer dans son poste.

Nécessité de réinvestir le collectif
Le personnel paramédical et médical reste ou résiste pour différentes raisons. Rester c’est subir, résister c’est agir. Ceux qui restent ne se voient pas travailler ailleurs qu’à l’hôpital public. Véritable lien ou syndrome de Stockholm ? La résistance individuelle seule fait durer, mais ne construit pas. Nous constatons chaque jour le délaissement du collectif par nos institutions. La priorité donnée à la polyvalence et la mobilité des professionnels empêchent la construction de la notion d’équipe. Nous estimons qu’il est urgent de réinvestir dans ce qui fait le liant des équipes de soins. L’augmentation de salaire du Ségur n’a rien changé. Le solde migratoire de l’hôpital est toujours négatif. Les embauches ne compensent pas les départs. La rémunération des heures supplémentaires a été doublée et les plannings sont toujours difficiles à tenir.
Ce constat doit faire prendre conscience à l’hôpital de l’importance de financer ce qui ne l’est pas par la T2A. Il est impératif de valoriser les fonctions de tutorat, de supervision, d’analyse de pratiques et de formations en interne. Nous devons accompagner les étudiants qui désertent, ceux qui nous soigneront demain.
Ces postes dédiés à l’accompagnement des équipes permettront le développement d’une pensée clinique, d’une identité d’équipe et d’une meilleure satisfaction des professionnels.
Redonnons du pouvoir aux soignants. Reconnaissons la valeur de chacun en sanctuarisant les échanges entre professionnels, rétablissant le lien qui nous unit. Ce lien, il a été sublimé un instant pendant la crise Covid. Dans cette période de crise sanitaire, la clinique a été réinvestie par les institutions. Parenthèse terrible mais révélatrice, le triste retour à la réalité en a désillusionné plus d’un.

Conclusion
Appréhender la situation actuelle par un prisme foucaldien permet une compréhension plus complexe des transformations de nos institutions. Foucault nous permet de dissocier la compréhension générale d’un système (transformation du soin à une échelle nationale) des enjeux de résistance possible (actions d’un professionnel à une échelle locale).
Cette dissociation est salutaire, car l’attente d’une transformation rapide et dans le sens de nos valeurs est illusoire. De même, il n’existe aucune action de portée locale qui puisse permettre seule un changement global. Par contre, Foucault nous apprend qu’aucune action de résistance n’est vaine, même si son effet est limité.
Comprendre les enjeux institutionnels tout en cumulant des actions de micro-résistances et en maintenant une action soignante profitable aux patients, c’est répondre à ces besoins décrits par Antonovsky : compréhension, action et vécu de cohérence.

« Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »
Paul Valéry, Le cimetière marin, 1920

Pour aller plus loin
A. Brossat, Résistance(s) et pouvoir(s) chez Michel Foucault, dans : Patrick Chemla éd., Résistances et transferts (pp. 115-119), Toulouse, errer, 2004.
B. Lindström & M. Eriksson, La Salutogénèse. Petit guide pour promouvoir la santé, Presses de l’Université Laval, 2012.


par Collectif Hélianthe, Pratiques N°99, décembre 2022

Documents joints

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