Marie Kayser,
Médecin généraliste
Nos refus s’inscrivent dans une histoire ancienne : depuis sa création en 1975, le Syndicat de la médecine générale (SMG) demande la dissolution de l’Ordre des médecins et dans les années quatre-vingt, certains d’entre nous ont été condamnés pour refus de cotisation ; depuis, nous faisons de la résistance en ne payant qu’après de nombreuses relances.
Le rapport accablant de la Cour des comptes relatif à l’Ordre des médecins paru en 2019 a relancé la lutte contre l’Ordre et nos refus s’inscrivent dans un mouvement national plus large d’organisations et de collectifs tels que le Mouvement d’insoumission aux ordres professionnels (MIOP) et le collectif DésOrdre qui demandent sa dissolution [1] et ont lancé une pétition [2].
À Nantes, quatre d’entre nous vont passer en procès le 15 novembre pour refus de paiement de cotisation. À Foix, ils seront six le 18 novembre. D’autres procès vont suivre.
Ces procès sont pour nous une occasion de faire connaître ce qu’est l’Ordre des médecins et en quoi il joue un rôle néfaste, non seulement pour les professionnels, mais aussi pour tous les habitants. À Nantes, au sein du collectif SMG 44 pour la dissolution de l’Ordre des médecins, nous avons réalisé un dossier « Pourquoi nous opposons-nous à l’ordre des médecins ? » sur lequel s’appuie cet article [3].
Qu’est-ce que l’Ordre des médecins ?
La création d’un Ordre des médecins date du régime de Vichy par une loi d’octobre 1940 en même temps que celui-ci supprimait les syndicats. Il a été dissous le 27 août 1944 par une ordonnance du gouvernement provisoire de la République et institué dans sa forme actuelle le 24 septembre 1945.
C’est un organisme privé chargé de missions de service public. Comme le rappelle le rapport de la Cour des comptes : « …Son rôle est de veiller au respect des principes de moralité, probité, compétence et dévouement indispensables à l’exercice de la médecine et à l’observation par les médecins de leur Code de déontologie fixé par décret. »
La suppression de l’Ordre des médecins était une des 110 promesses du candidat Mitterrand en 1981, mais élu président, il y a renoncé devant le lobby des médecins.
La cotisation à l’Ordre est obligatoire pour les médecins en activité (335 euros par an) qu’ils travaillent en installation libérale ou en établissements publics ou privés. Elle l’est aussi pour les médecins retraités (95 euros) qui veulent continuer à prescrire pour eux-mêmes ou leurs proches.
L’Ordre est un organisme corporatiste, patriarcal, peu représentatif du corps médical
L’Ordre des médecins a une structure pyramidale à trois étages : départemental, régional et national.
Les conseillers départementaux élisent les régionaux et nationaux. Le renouvellement de chaque Conseil se fait par moitié tous les trois ans sans aucune limite pour le renouvellement des mandats. Le taux d’abstention aux scrutins ordinaux est important (75 %).
Ce fonctionnement a toujours empêché une réelle évolution de l’Ordre même quand des médecins réformistes ont réussi à se faire élire au niveau départemental.
Début 2018, les femmes représentaient moins d’un tiers des conseillers ordinaux et seulement 9 % des conseillers nationaux alors qu’elles constituaient près de la moitié du corps médical ; l’âge moyen des conseillers était de 68 ans contre 51 ans pour les médecins actifs.
Il a fallu deux ordonnances de 2017, contestées en partie par le Conseil national de l’Ordre pour introduire la parité dans les textes, une limite d’âge et pour diminuer le cumul des mandats.
La Cour des comptes souligne de « fréquents problèmes de gouvernance nuisant à l’image de l’institution » et « l’insuffisante prise en compte des risques de conflits d’intérêts » au sein de l’Ordre qu’il s’agisse des liens d’intérêt des conseillers avec les industries des produits de santé ou des liens pouvant influencer les décisions juridictionnelles.
L’Ordre a un fonctionnement opaque avec de grands désordres comptables et de gestion
L’Ordre gère des sommes considérables : 79 millions de cotisations encaissées par an, ses réserves sont estimées à 152 millions d’euros par la Cour des comptes.
Le rapport de celle-ci sur la gestion de l’Ordre est atterrant.
Il suffit de reprendre les titres des différents chapitres pour en avoir une idée :
« Des comptes souvent incomplets et insincères » avec « des ressources incomplètement retracées », « un enregistrement comptable irrégulier des cotisations ».
« Un patrimoine immobilier incomplètement retracé en comptabilité » avec « un défaut de suivi manifeste des actifs mobiliers ».
« De sérieux manquements dans la tenue des comptes locaux » avec « un contrôle interne défaillant », « un contrôle de gestion inexistant « « des comptes incomplets ou entachés d’erreur », « des comptes délibérément faussés », « de fréquentes disparitions de documents comptables ».
« Une gestion dispendieuse » avec « des dépenses mal contrôlées, parfois irrégulières » « des politiques d’achat et de gestion immobilière peu rigoureuses, « une gestion de ressources humaines peu encadrée », « un manque de professionnalisme dans la gestion des ressources humaines », « des recrutements qui favorisent les liens familiaux ».
Les fonctions des conseillers sont bénévoles, mais indemnisées. La Cour des comptes relève que « si certains conseillers perçoivent des indemnités modestes, d’autres au contraire bénéficient d’indemnités confortables » (les seize membres du bureau du Conseil national ont perçu au total plus d’un million d’euros d’indemnités en 2017) ; « ces indemnités peuvent être abondées par des remboursements de frais dont les justifications, au vu des investigations de la Cour, sont parfois incertaines, voire inexistantes ».
L’Ordre exerce peu ou mal des missions de service public importantes qui justifient son existence
La Cour des comptes a étudié plusieurs de ces missions et relève :
« Une absence de contrôle de l’actualisation des compétences des médecins » alors que « L’Ordre s’est vu confier depuis 2011 la mission d’assurer la promotion du développement professionnel continu (DPC) et de vérifier le respect de l’obligation faite aux médecins de se former pendant toute leur carrière ».
« Un contrôle lacunaire des contrats entre médecins et avec l’industrie » alors que « Tout contrat conclu par un médecin doit être soumis pour avis à l’Ordre, soit au titre du contrôle du respect du Code de déontologie, soit au titre du respect de la loi dite "anti-cadeaux" de 1993, s’agissant des contrats conclus avec des industriels du médicament ou de dispositifs médicaux ».
« Une position ambiguë sur les refus de soins » pratiqués par certains médecins : alors que de par la loi du 26 janvier 2016, les ordres professionnels doivent créer des commissions chargées d’évaluer le nombre et la nature des pratiques de refus, la commission de l’Ordre des médecins n’a produit qu’un rapport depuis lors. « En dépit de disponibilités dépassant les 100 M€, l’Ordre considère en effet ne pas disposer du budget suffisant pour faire fonctionner la commission et refuse de financer des études sur les refus de soins… ».
L’Ordre devrait pourtant être pionnier dans ces domaines fondamentaux pour la santé publique : formation et indépendance des médecins, accès aux soins.
L’Ordre est une juridiction d’exception
Sa fonction juridictionnelle disciplinaire est organisée en trois niveaux : les Conseils départementaux reçoivent les plaintes et doléances déposées contre les médecins et doivent organiser la conciliation obligatoire entre les parties, les Conseils régionaux ont la charge de la chambre disciplinaire de première instance, le Conseil national fait office de chambre d’appel avant un éventuel pourvoi devant le Conseil d’État.
Les sanctions peuvent aller jusqu’à l’interdiction définitive d’exercer.
L’Ordre condamne des médecins pour des certificats faisant état du lien entre la santé des salariés et leurs conditions de travail
Depuis une modification législative du Code de santé publique en 2007 ayant introduit un « notamment » dans la liste des personnes autorisées à saisir l’Ordre des médecins, les employeurs se sont mis à contester fréquemment devant l’Ordre les certificats, émis par des médecins du travail, des psychiatres, des généralistes, faisant état de pathologies en lien avec le travail.
L’Ordre des médecins instruit le plus souvent ces plaintes, sous le prétexte qu’« il est interdit au médecin d’attester une relation causale entre les difficultés familiales et professionnelles, et l’état de santé présenté par le patient » (rapport d’octobre 2006 adopté par l’Ordre lui-même sur la rédaction des certificats médicaux).
Une conciliation est organisée par le Conseil départemental au cours de laquelle le médecin est sommé de se dédire sous peine d’être envoyé au Conseil régional pour jugement. Cette intimidation fonctionne hélas très souvent et les médecins modifient leurs certificats au détriment de la santé des salariés. Les médecins qui refusent sont jugés par les instances disciplinaires de l’Ordre et souvent condamnés alors même que le patient a pu gagner aux Prud’hommes
L’Ordre couvre des délits et crimes accomplis par des médecins
La liste et le descriptif en sont sordides [4].
Le rapport de la Cour des comptes relève pour sa part :
« Nombreux sont les cas de médecins ayant fait l’objet de doléances, de signalements ou de plaintes, ou condamnés au pénal, ou encore placés sous contrôle judiciaire pour des faits en lien avec leur exercice, que ni le Conseil départemental de l’Ordre ni le Conseil national n’ont poursuivis devant la juridiction disciplinaire. »
Avec en particulier une gestion catastrophique des plaintes à caractère sexuel :
« Au cours des dernières années, plusieurs affaires médiatisées relatives à des viols et agressions sexuelles sur patients ayant conduit à la condamnation pénale de médecins n’ont pas été traitées, sur le plan ordinal, avec la rigueur nécessaire. »
« Les poursuites et sanctions disciplinaires interviennent souvent bien après des sanctions pénales. »
L’Ordre condamne des médecins ayant alerté sur des situations de maltraitance, d’agression sexuelle sur des mineurs
Les motifs évoqués pour ces condamnations sont « faux certificats », « non confraternité », « immixtion dans les affaires de famille ».
En 1998, Catherine Bonnet, pédopsychiatre, a été condamnée à neuf ans d’interdiction d’exercer par l’Ordre suite à la rédaction de certificats pour enfants maltraités.
Eugénie Izard, pédopsychiatre a été interdite d’exercer pendant trois mois pour violation du secret médical et immixtion dans les affaires familiales par le Conseil national pour avoir dénoncé des maltraitances sur une fillette. Le Conseil d’État a suspendu cette interdiction en jugeant que : « la décision de la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins est entachée d’inexacte qualification juridique des faits » quant au qualificatif de violation du secret médical.
Françoise Fericelli, pédopsychiatre, a été sanctionnée d’un avertissement par l’Ordre pour « immixtion dans les affaires de famille » après avoir fait un signalement pour maltraitance sur enfant.
Toutes deux, après recours en Conseil d’État, repassent en appel au Conseil national de l’Ordre ce 24 novembre 2022.
Ces condamnations sont favorisées par le fait que, sous prétexte de secret médical, les médecins sont les seuls professionnels à ne pas avoir d’obligation légale de déclaration des suspicions de maltraitance sur enfants.
L’Ordre a toujours pris des positions politiques de défense d’un modèle de soins libéral et d’un modèle sociétal patriarcal et conservateur
La Cour des comptes dans son rapport critique d’ailleurs ces prises de position : « Délaissant le cœur de ses missions, l’Ordre intervient par ailleurs de plus en plus sur le terrain de la défense des intérêts de la profession ».
L’Ordre s’est opposé successivement à toute évolution de l’exercice professionnel et du fonctionnement du système de soins pouvant représenter un progrès pour les professionnels et pour les habitants : exercice en groupe de médecins, exercice pluri-professionnel, service public territorial de santé, généralisation du tiers-payant, suppression des dépassements d’honoraires… Dans le même temps, l’Ordre n’a rien fait pour défendre le service public hospitalier et a laissé s’installer les déserts médicaux.
L’Ordre a toujours défendu une conception patriarcale de la médecine, en particulier sur les sujets liés à la santé sexuelle et reproductive, et au droit des femmes à disposer de leur corps : Il s’est d’abord opposé à la contraception puis à l’IVG puis, récemment, à l’allongement des délais pour l’IVG et à la suppression de la clause de conscience.
Alors que l’épidémie de Sida touchait encore de plein fouet les usagers de drogues, certains médecins (Dr Jean Carpentier et Dr Clarisse Boisseau…) ont été poursuivis par le Conseil régional de l’Ordre des médecins d’Ile-de-France pour prescription de traitements de substitution…
Au fil du temps, l’Ordre a été obligé d’admettre des évolutions, mais il poursuit sa croisade : malgré les préconisations du rapport récent de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), l’Ordre a déclaré qu’il n’était pas favorable à l’obligation pour les médecins de signaler les suspicions de maltraitances d’enfants.
Cette obligation et l’irrecevabilité des plaintes par l’Ordre, demandées dans un appel récent par le Collectif médecin stop violences, lèveraient pourtant des freins majeurs aux signalements trop peu fréquents de la part des médecins et amélioreraient la protection des enfants.
L’Ordre prend ainsi des positions politiques d’autorité à la place des personnes concernées, basées sur une conception libérale et mercantile du soin et sur des valeurs morales conservatrices, alors même qu’elles sont contraires aux données de santé publique (tiers payant, IVG, contraception et traitements de substitution ont largement prouvé leurs bénéfices de ce point de vue !).
Pour une dissolution de l’Ordre des médecins
Nous n’acceptons plus d’être obligés de cotiser à une telle institution qui ne remplit pas ses missions de service public, présente de graves désordres comptables et de gestion, pratique une justice d’exception et de plus s’arroge le droit de défendre au nom de la profession un modèle de soin et de société nocif pour la santé publique. Nous appelons à agir pour sa dissolution.
Nous ne réclamons pas une dérégulation de l’exercice médical, ce qui serait préjudiciable à la santé publique, nous demandons un contrôle plus démocratique et plus juste du pouvoir médical.
Il existe déjà des institutions et organismes publics pouvant assurer les missions actuellement dévolues à l’Ordre sous réserve de leur donner les moyens humains et financiers à la hauteur.