Vent debout d’un psychiatre assis dans le Korian-Express

Voilà un demi-siècle que j’exerce avec passion la psychiatrie. Je n’ai donc jamais « travaillé », comme on l’entend depuis le début de l’ère industrielle, c’est-à-dire à m’épuiser et écourter mon espérance de vie pour des actionnaires-millionnaires condamnés à mourir idiots.
Curieusement, j’ai été mis à la retraite d’office à 70 ans par l’hôpital, qui ignorait sans doute mon excellente santé et la pénurie médicale, à moins que n’ait subtilement dérangé mon souci d’une psychiatrie réellement centrée sur le patient.
Quoi qu’il en soit, bénéficiant d’une très confortable retraite, je persiste cependant à exercer la psychiatrie dans mon cabinet libéral, — secteur 1 cela va sans dire—, et de temps en temps par des intérims hospitaliers, afin d’y retrouver le bonheur du travail d’équipe. Je reçois quotidiennement en effet des propositions de remplacements hospitaliers, après avoir été étrangement mis à la retraite dudit hôpital en pénurie constante de médecins, mais il faut croire que celui-ci préfère sans doute rémunérer deux fois plus cher un intérimaire qu’un titulaire !?!
Or récemment, pour la première fois, j’ai été sollicité par une clinique psychiatrique privée fonctionnant grâce à trois psychiatres présents uniquement le matin, leurs après-midi étant consacrées à leurs cabinets libéraux. Chacun a une vingtaine de patients à la clinique et les fait bénéficier de brèves consultations pendant les matinées, consultations libérales bien sûr, puisqu’ils ne sont pas employés du groupe Korian, propriétaire de l’établissement.
Quant à moi, je me suis retrouvé salarié en intérim de la clinique pendant un mois, remplaçant deux confrères en congé. Présent toute la journée, je recevais quotidiennement en consultation une douzaine de patients, le temps nécessaire à une véritable écoute, puisque celle-ci est le cœur de notre métier et permet de prescrire des posologies réellement adaptées de psychotropes, dont il ne faut pas abuser, comme chacun sait. Et puis je consacrais également une partie de mon temps à articuler mon activité avec une équipe soignante de grande qualité, trop heureuse de retrouver des moments d’élaboration avec le psychiatre, pour certaines situations cliniques complexes.
Cet intérim se serait donc déroulé dans de bonnes conditions jusqu’à un étrange entretien, la veille de mon départ, avec le directeur de la clinique, un homme fort affable au demeurant.
Mais il faut tout d’abord préciser que les consultations psychiatriques dans l’établissement sont notées par les praticiens, en cochant sur un listing informatique les patients reçus chaque jour. J’avais donc suivi la consigne et coché scrupuleusement les consultations quotidiennes, une douzaine en moyenne. Ces actes de consultation sont ensuite transmis à la CPAM, qui rémunère directement les praticiens libéraux et, pour ce qui me concernait, la clinique psychiatrique, charge à elle de me verser ensuite le salaire conséquent convenu…
Soucieux de l’équilibre financier de l’établissement, comme on dit pudiquement dans la presse économique, notre directeur m’expliqua donc qu’il serait précieux que je révise quelque peu la manière dont j’avais coché les listes de consultations, afin que je valide avoir bien reçu quotidiennement les vingt à trente malades qui m’avaient été confiés… comme le faisaient chaque jour mes trois confrères, dont le singulier talent leur permettait une vingtaine de consultations psychiatriques chaque matinée d’environ quatre heures, soit cinq patients par heure… Charlie Chaplin n’apparaît plus qu’en petit joueur dans Les temps modernes !
Le malheureux directeur m’expliqua d’ailleurs, avec tact et finesse, que cette correction sur le listing était indispensable pour qu’il puisse précisément me dispenser mon salaire. Me refusant à entrevoir dans ses propos une éventuelle ébauche de chantage, je lui fis part de mon incompétence comptable, faisant tout ce qui était en mon pouvoir pour le rassurer et lui confirmer mon souhait de m’en tenir au contrat d’embauche, que nous avions cosigné dès mon arrivée dans l’établissement.
Comme il insistait quelque peu et semblait contrarié, je lui confiais alors le contentement que j’aurais à le satisfaire, compte tenu de la sympathie qu’il m’inspirait, mais que je me heurtais à un dilemme quasi-schizophrénique. En effet, si je cochais la liste de tous les patients de mon intérim comme étant reçus en consultation chaque jour, je volerais à la CPAM les honoraires d’une douzaine de consultations psychiatriques non effectuées, affirmant réaliser quotidiennement le double des actes réellement pratiqués. Cela correspondrait à environ 600 € par jour, ce qui, au terme du mois d’intérim, reviendrait à dérober quelques 12 000 € à la Sécurité sociale. Je lui rappelais également, ce qu’il savait mieux que moi, qu’une telle somme était le fruit des cotisations sociales de salariés, dont le pouvoir d’achat est plutôt en berne ces derniers temps. Qui plus est, cette somme dérobée aux salariés souvent épuisés par des tâches éreintantes irait contenter les actionnaires du groupe Korian, dont l’humanisme est justement célébré depuis quelque temps à la télévision [1].
Notre gentil directeur n’ajouta rien à mes propos, mais je le sentis pris au dépourvu, dépité et sans doute peu enclin désormais à faire appel à mes bons services, puisqu’il me percevait sans doute comme une sorte de redresseur de torts, sans prendre conscience que de telles expériences m’offusquaient et finiraient par m’entraîner sur la piste d’un Charlie Bauer, Le Redresseur de clous [2]

par Didier Plagnol, Pratiques N°106, novembre 2024


[1« Pièces à conviction » en 2017, « Envoyé spécial » en 2018, « Cash investigation » en 2022...

[2Charlie Bauer, Le Redresseur de clous, 2010. éd. Le Cherche Midi.

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