Territoires et accessibilité aux soins

Guillaume Chevillard
Géographe, chercheur à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES)

Les inégalités territoriales d’offre de soins entravent l’accès aux soins des populations vivant dans les zones les moins dotées de soignants. Comment l’approche territoriale est-elle utilisée par les pouvoirs publics en France pour réduire ces inégalités et pour quelle efficacité ?

Le territoire, un concept géographique fort progressivement rattaché à l’aménagement
Le territoire est un espace complexe, composé et approprié par des acteurs et, de plus, imbriqué dans d’autres territoires et ouvert sur l’extérieur. Si le terme a un sens précis en géographie, il est très utilisé par les pouvoir publics à des fins d’aménagement et de cohésion du territoire. En témoigne la création en 1963 de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) qui a régulièrement changé de nom jusqu’à devenir, aujourd’hui, le Commissariat général à l’égalité des Territoires (CGET). Outre les nombreuses politiques déployées, un des principaux outils utilisés pour l’aménagement du territoire a été le zonage, pour cibler des territoires prioritaires dans une optique de discrimination positive. C’est le cas des zones de revitalisation rurales (ZRR), des anciennes zones urbaines sensibles (ZUS) ou encore des anciennes zones d’éducation prioritaires (ZEP).
L’aménagement sanitaire du territoire a reposé d’abord sur la planification sanitaire en 1970 (avec la définition de secteurs sanitaires prévoyant des ratios d’équipements par régions) et s’est ensuite prolongé par un mouvement de régionalisation du système de santé dans les années 1990 (Eliot et al., 2017). Cela s’est formalisé par la mise en place de schémas régionaux d’organisation des soins (remplaçant les secteurs sanitaires), et la régionalisation de structures sanitaires telles que les Agences régionales d’hospitalisation (ARH), les Unions régionales des caisses d’assurance maladie (URCAM) ou encore les Unions régionales des médecins libéraux (URML). Plus récemment, la lutte contre les « déserts médicaux » s’est elle aussi progressivement territorialisée.

Les zonages de médecins généralistes et d’infirmiers libéraux
Les inégalités territoriales de médecins généralistes datent au moins du XIXe siècle. Nous sommes aujourd’hui dans une perspective défavorable pour l’évolution démographique de l’offre de médecins généralistes (Bachelet et Anguis, 2017). Les effectifs de généralistes libéraux vont diminuer quand, dans le même temps, les nouveaux médecins formés produisent moins d’actes de soins que leurs aînés. De plus, la population augmente et la part de personnes âgées aussi, accentuant les besoins de soins. Ceci aboutit à une raréfaction de l’offre de soins de médecins généralistes qui devrait perdurer jusqu’en 2028 et qui se répercute de manière différenciée selon les territoires. Elle est ainsi plus marquée dans les marges rurales, aggravant les inégalités territoriales (Chevillard et Mousquès, 2018).
Afin de réduire ces inégalités, les pouvoirs publics ont cherché, depuis le début des années 2000, à identifier les espaces avec une faible accessibilité aux médecins généralistes libéraux en établissant des zonages. L’objectif était d’y déployer ensuite des mesures pour attirer et maintenir des médecins généralistes : incitations financières, exercice dans les maisons de santé pluriprofessionnelles ou encore contrats de praticien territorial de médecine générale (Chevillard et al., 2018). Quatre générations de zonages se sont succédé auxquelles se sont adossés progressivement ces dispositifs. La première génération de zonages, 1999-2005, est marquée par sa dimension exploratoire et chaotique. À l’époque, il n’existe pas encore de dispositifs incitatifs à l’installation. La deuxième génération, 2005-2012, se caractérise par une coconstruction des zones entre le niveau national (ministère de la Santé et Assurance maladie) et le niveau régional, où les missions régionales de santé ajustent le diagnostic national. Le zonage utilisé est alors identique : bassins de vie pour les zones rurales et pseudo-cantons pour les zones urbaines. La troisième génération de zones déficitaires, 2012-2017 est marquée par une forte décentralisation : les critères de définitions précisés par circulaire laissent une grande marge de manœuvre aux Agences régionales de santé (ARS). Ainsi, on observe une grande diversité tant dans les zonages choisis (communes, bassins de vie, zones de recours) que dans les indicateurs utilisés pour définir des zones sous-dotées (densité, activité, caractéristiques de la population). Enfin, la génération actuelle de zonage, 2017- 2018, signe un retour de la centralisation des zonages et leur harmonisation : le zonage des territoires de vie est imposé, avec toutefois la possibilité d’expérimenter de nouveaux zonages pour les grandes villes où il est peu pertinent, et l’indicateur est aussi imposé : l’accessibilité potentielle localisée (APL). Cet indicateur, évolutif, donne un nombre de consultations potentielles par habitant et par an pour chaque commune en tenant compte de l’offre de soins environnante, du niveau d’offre disponible et des caractéristiques démographiques des populations (Lucas et Mangeney, 2019). Ainsi un territoire de vie est considéré comme automatiquement prioritaire dès lors que l’APL y est en moyenne inférieure à 2,5 consultations par habitant et par an. Pour ceux dont l’APL est comprise entre 2,5 et 4, appelés zone vivier, les ARS choisissent ceux qu’elles estiment prioritaires en fonction de leurs connaissances des situations locales. Ces zonages, une fois arrêtés, mettent en évidence les espaces prioritaires où renforcer l’offre de soin (voir sur le site de Pratiques la carte en lien avec cet article). Plusieurs choses sont à souligner. D’abord, toutes les régions sont concernées, mais avec une grande hétérogénéité dans l’intensité du phénomène. Ainsi le Centre-Val-de-Loire, les marges de l’Ile-de-France et la Bourgogne-Franche-Comté sont très concernées. On observe aussi des structurations centre-périphéries dans certaines régions ou départements où les zones prioritaires sont principalement situées en périphérie. C’est flagrant en Pays-de-la-Loire, en Ile-de-France ou encore en Occitanie. À l’inverse, le cœur de la Bretagne, éloigné des littoraux, apparaît prioritaire. Notons que la Guyane ou Mayotte sont entièrement constituées de zones prioritaires.
Les inégalités territoriales d’offre de soins concernent également les infirmiers libéraux dont l’installation est contrainte depuis 2008 : ceux-ci ne peuvent pas s’installer dans une zone considérée comme très sur-dotée, sauf s’il y a un départ, et reçoivent des aides financières s’ils s’installent dans des zones très sous-dotées.

Les zonages sont-ils efficaces pour résoudre les inégalités territoriales de santé ?
Il demeure difficile d’évaluer les zonages mis en place (par ex. ils ont évolué au cours du temps), les mesures qui y ont été déployées (elles ne sont pas intégralement recensées) et enfin l’efficacité combinée des deux. Pour les zonages, les fluctuations qu’ils ont subies peuvent nous interroger sur leur lisibilité, et leur efficacité, auprès des médecins. Concernant les mesures pour attirer et maintenir des médecins dans les zones sous-dotées, des éléments d’évaluation parcellaires existent. Les incitations financières sont jugées onéreuses par la Cour des comptes au vu du nombre d’installations permis, quand les maisons de santé pluriprofessionnelles ont des effets positifs dans les zones périurbaines sous-dotées, mais insuffisants dans les marges rurales. L’efficacité des zonages infirmiers, pour l’heure, peut être considérée comme mitigée : cela permet de limiter les installations dans les zones très sur-dotées, mais se fait surtout au profit des zones intermédiaires et non de celles très sous-dotées.

Conclusion
La lutte contre les inégalités territoriales d’offre de soins montre certaines inflexions, mais qui demeurent insuffisantes. Pour les médecins généralistes libéraux, pivots du système de soins, des mesures complémentaires sont nécessaires pour attirer et maintenir des médecins dans les zones sous-dotées, en particulier les marges rurales. Si le principe d’une installation contrainte, comme c’est le cas pour les infirmiers libéraux avec des résultats mitigés, n’est pas envisagé par les médecins, d’autres mesures comme la prise en compte de l’origine géographique des étudiants de médecine, le renforcement de parcours universitaires en zone sous-dotées, comme c’est prévu par la loi santé de 2019, sont autant de possibilités à explorer. D’autres mesures pour faire face à la raréfaction de l’offre de médecins généralistes doivent chercher à permettre d’offrir plus de soins avec moins de médecins, comme cela a été prévu avec les infirmières de pratiques avancées ou encore avec la vaccination par les pharmaciens.


Bibliographie
-  Bachelet M., Anguis M., « Les médecins d’ici à 2040  : une population plus jeune, plus féminisée et plus souvent salariée « , Études et Résultats, 2017.
-  Chevillard G., Lucas-Gabrielli V., Mousquès J., «  Déserts médicaux  » en France  : état des lieux et perspectives de recherches, L’espace géographique, 2018 ; Tome 47:362–80.
-  Chevillard G., Mousquès J., « Accessibilité aux soins et attractivité territoriale  : proposition d’une typologie des territoires de vie français ». Cybergeo  : European Journal of Geography, 2018.
-  Eliot E., Lucas-Gabrielli V., Mangeney C., « Territorialisation sanitaire et décentralisation  : état des lieux et enjeux à partir du cas français ». Revue Francophone Sur La Santé et Les Territoires, 2017.
-  Lucas-Gabrielli V., Mangeney C., « Comment améliorer les mesures d’accessibilité aux soins pour mieux cibler les zones sous-denses ? » Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, 2019.


par Guillaume Chevillard, Pratiques N°87, octobre 2019

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