Sodexho, l’hôpital du futur

Jonathan Zaffiran
Médecin généraliste, membre du Massilia Santé System http://massiliasantesystem.com

Aux soins palliatifs, à l’hôpital de la Timone à Marseille, le médecin s’attelle méticuleusement à adapter les doses de chimie nécessaires à l’homéostasie du mourant, la psychologue récite sa litanie, avec un sourire gêné, ils font leur devoir. La fenêtre de la chambre est bien trop haute pour s’imaginer autre part que dans une boîte. 11 h 45, l’heure du repas, motus à la télévision, celle-ci reste allumée, la télécommande n’est plus là, on redresse le mourant, on remet en place son oreiller, ses draps ne sentent pas la lessive, ils sentent l’hôpital comme le sol et les murs, on approche la tablette, une barquette est posée, Sodexho, la vie en Sodexho, la mort en Sodexho... Ils y avaient mis du cœur, ils ont voulu réintégrer ce mourant, cet échec de la médecine moderne, en l’accompagnant dans une démarche humaine ; encore une médicalisation supplémentaire de l’existence, encore un drame.
Les études ont pourtant montré des choses, le directeur a pourtant souhaité un hôpital de pointe et des services d’exceptions, la famille est pourtant soulagée par cette prise en charge pluridisciplinaire...
Mais alors pourquoi, ce mourant me regarde-t-il comme cela ? Je ne suis pas responsable de la nourriture de l’hôpital, ce n’est pas moi qui ai décidé qu’il fallait manger seul et à 11 h 45. Il y a encore quelques années, il y avait de vraies assiettes, des vrais couverts, une nourriture qui venait de l’hôpital, c’était de la restauration collective, mais elle arrivait chaude, une odeur de nourriture se dégageait dans les couloirs, on touchait deux mots sur l’humeur du cuisinier et son obsession à préparer du riz en sauce chaque mardi midi.
Et oui, maintenant, c’est barquette en plastique, aussi stérile que l’hôpital (stérile : « sans vie, ou sans possibilité de donner la vie »), standardisé, normé, réglementé, aseptisé, rationalisé, uniformisé. Des experts se sont penchés sur la question et ont décidé, sur leur balance standardisée et rigoureusement étalonnée, qu’il devait être rentable... bénéfique... avantageux... convenable, de prescrire un tel mode alimentaire.
Mais enfin pas de quoi s’étonner, le monde entier tourne comme cela, tout répond à des cahiers des charges stricts. C’est sécurisant et valorisant même, parfois, de respecter les directives — le fameux complexe d’Eichmann, et les bénéfices secondaires que retirent les fonctionnaires zélés, toujours d’actualité... J’ai appris — on m’a appris — tellement de choses, quelques lois de la nature, quelques recettes de cuisine, mais surtout implicitement, ma place et mes combats. Ma philanthropie a les limites qu’on lui autorise.

La vie ressemble à ces barquettes Sodexho, standardisée, stérile, plus de symbolique, plus de rituel, plus de partage, plus d’échange. Mais au moins nos chiffres de santé sont conservés, au moins on reste avec la meilleure médecine du monde, au moins notre espérance de vie tient la route. Je crois qu’ils ont raison, tout le monde rêve de mourir vieux et seul à l’hôpital en mangeant une barquette Sodexho, ce n’est qu’une longue suite d’événements qui nous y prépare, plateau-repas surgelé face à la télévision, ultramoderne solitude.
Sodexho par son caractère exemplaire a un air de déjà-vu, je ne parle pas de soleil vert, quoique ! Devrais-je m’étonner ? L’hôpital a fini par intégrer comme le reste avant lui l’effroyable histoire moderne, un homme, une voiture, une télé, des pilules et maintenant une barquette Sodexho... Mais, aujourd’hui, lui en face de moi, Sodexho et une sorte de déclic, une prise de conscience puissante et soudaine, aujourd’hui, il a compris, mais aujourd’hui pour lui, il est trop tard, aujourd’hui il ne verra pas « ses frères, ses sœurs et ses chats et le bord de la mer ».
Je ne finirai pas ce jour sans conclure, par le trop, en reconnaissant et affirmant notre iatrogenèse clinique, et me battre avec Illich pour la grande Démédicalisation, et conclure, par le pas assez, en osant surtout amener mes casseroles et mes assiettes et emplir l’hôpital d’odeur, de safran, de cannelle et de curcuma, en osant la nappe à carreaux sur la pelouse étriquée et surtout conclure contre tout ce qu’on m’a appris, en restant attentif et effronté.


par Jonathan Zaffiran, Pratiques N°56, février 2012

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