Prête-moi ta plume

Qu’en est-il aujourd’hui du cursus de formation des soignants, alors que les textes qui la régissent font prévaloir les connaissances théoriques ?

Anne Legresy,
pédopsychiatre hospitalier

Cognitivisme, pharmacologie, comportementalisme... il n’est plus de mise de s’en référer au monde de la psychodynamique (l’enseignement de Freud à l’origine) du transfert et de la réflexion. Les jeunes infirmier(e)s sont à la recherche de protocoles et ont perdu « le temps de penser », il leur est demandé d’évaluer, de comptabiliser leurs actes... Leur enseignement se revendique universitaire (didactique), alors que nous avons bénéficié de la transmission d’un savoir sous la forme du compagnonnage (avec des transmissions orales, une réflexion partagée à propos de la clinique...). Le rôle des infirmiers est primordial, ce sont eux qui partagent le quotidien des patients, alors que le médecin, de plus en plus spécialisé et moins disponible, ne leur dédie que quelques heures par jour.
La pluridisciplinarité caractérise mes différentes formations. J’ai commencé par la psychagénésie à la Pitié-Salpêtrière en 1970, puis des études d’éducatrice spécialisée en 1973 avec un mémoire sur : « Qui est l’éducateur ? Son rôle dans une équipe de neuropsychiatrie infantile ». Cette formation alliait un enseignement théorique privilégiant l’importance de la psychopathologie et un stage de neuf mois dans le service du professeur Duché, où j’ai eu l’opportunité d’assister aux « présentations de cas » et j’ai été encadrée par une éducatrice attachée à beaucoup échanger sur la clinique. Puis j’ai fait médecine, de 1972 à 1979, avec un enseignement théorique de qualité et de nombreux stages où j’ai bénéficié de l’enseignement « au chevet du malade » transmis, à l’époque, par des praticiens de haut niveau [1]
Mon expérience de patiente m’a aussi enseigné. Le sens étymologique du mot patient est celui qui éprouve, souffre, attend. La souffrance peut apparaître dans un contexte brutal comme en 1970 lors d’un accident qui a totalement « écrasé » mon membre supérieur gauche et m’en a fait perdre définitivement l’usage. C’est alors que j’ai connu Christelle.

Christelle 
En mars 1970, elle était infirmière et moi patiente dans un service de « chirurgie du dur ».
Le bras gauche écrasé, je l’ai côtoyée tous les jours, pendant plusieurs semaines. Elle connaissait son métier, Christelle : elle « raccommodait » mon corps avec discrétion et méticulosité. Avec elle, il y avait aussi des sourires pleins de sentiments, un bouquet de jonquilles qu’elle m’avait apporté un matin et quelques confidences échangées. Christelle avait un savoir-faire « technique » et pointu, allié à la passion de « prendre soin ». 

Il peut s’agir d’une souffrance chronique, celle qui vous accompagne pendant de longues années, comme les séquelles d’un polytraumatisme et leurs conséquences fonctionnelles pesantes au quotidien, ou une pathologie cancéreuse...
En août 1993, j’ai été prise en charge au pavillon « cancer du sein » à l’hôpital Léon Bérard : « en urgence » la tumeur évoluait depuis quatre ans. J’y ai rencontré de nombreux spécialistes (chirurgien, cancérologue, oncologue, radiothérapeute et, 24 h/24, de nombreuses infirmières). Toutes, sauf une, m’ont soutenue par leur regard, leur sourire, les mots accompagnant leurs gestes techniques. Soigner le cancer, c’est aussi aider le patient à se battre contre cette maladie si dévoratrice d’énergie.
Ainsi, j’ai abordé le métier de pédopsychiatre avec la conviction que soigner n’est pas seulement dispenser des gestes techniques dont le caractère « pointu » est important pour le pronostic vital et fonctionnel. Mais, surtout, « prendre soin », c’est-à-dire accorder à tout patient une attention chaleureuse, où le regard, le timbre de la voix, les petits mots qui accompagnent les gestes du soignant comptent tant. Comme la réflexion en équipe pluridisciplinaire autour du soin, loin de se résumer à la transmission des consignes.

Aujourd’hui, comment apprend-on son métier de soignant ?
La primauté des « canons universitaires » et le mode de sélection pour accéder à ces formations, dispensées dans des amphis et non plus au chevet du patient méprisent les qualités humaines et pratiques qu’exige la fonction de soignant... Cela s’observe autant dans le cursus de formation des infirmier(e)s que dans celui des médecins.

Gérard, infirmier au CHS depuis de nombreuses années, travaille à la Source depuis 2004. Il s’intéresse à la formation des étudiant(e)s :
On demande de plus en plus aux infirmiers de secteur psychiatrique de remplir des tâches administratives ainsi que de quantifier et planifier leurs actes : est-ce possible sur un entretien, une activité, ou un jeu collectif qui va servir à l’observation du patient ? 

Aujourd’hui, nos bureaux sont envahis par des protocoles, des notes de service ou d’informations, souvent obsolètes, que l’infirmier devra pourtant lire tout en sachant que demain elles n’auront plus cours. Tous ces temps passés à écrire, lire, recopier, parfois sur plusieurs supports sont des temps dont ne bénéficie pas le patient. Dans la formation Licence, Master, Doctorat (LMD), la psychiatrie, déjà délaissée depuis plusieurs années, est encore mise à mal. Peut-on, avec cinq ou dix semaines de stages, parfois en première année, dans un Centre Médical Psychologique (CMP), un hôpital de jour, un Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (CATTP), pour les plus chanceux un Centre Hospitalier Spécialisé (CHS), ceci sans aucune approche des pathologies et des traitements psy, faire un choix professionnel après ses études ? Ces jeunes professionnels arrivent souvent avec des réflexes de travail acquis en soins généraux et, lors des relèves ou des transmissions écrites, semblent être plus préoccupés par le somatique que par le psychique. 
À vouloir mettre des mots sur le comportement, ils en oublient les maux du patient. 

Nicole,
Infirmière psychiatrique depuis le début de sa carrière, a travaillé en CMP de 1993 au 30 juin 2011, jour où elle « gagne » sa retraite. Selon elle, deux impératifs sont actuellement menacés par les nouvelles normes du fonctionnement hospitalier : la nécessité de travailler en équipe pluridisciplinaire et en partenariat avec les autres acteurs intervenant auprès des enfants et des adolescents et celle de toujours rester à l’écoute. 
Le monde hospitalier est peuplé de nombreux soignants que le médecin est désigné pour orchestrer. Depuis un an, un ouragan est survenu, balayant la partition... À la place de celle-ci se sont installés les protocoles, les catégorisations, et surtout l’importance majeure des chiffres qu’il convient d’aligner, les plus nombreux possibles, pour rester en bonne place dans le « concours vers la T2A »... Plus de diagnostic, seulement un code, plus de temps pour penser...

Les problèmes de transmission 
La transmission orale existe depuis l’Antiquité, les médecins ont transmis leur savoir à ceux qui étaient à leurs côtés. Elle s’est perpétuée jusqu’au XXe siècle, les médecins enseignaient par l’intermédiaire de conversations au chevet du malade, à propos de situations cliniques. Elle reste très présente lors des relèves, quelle que soit la spécialité du service hospitalier, et est confrontée à de nombreux obstacles, réalisant souvent, en psychiatrie, un « brouhaha », où tout le monde parle en même temps et où personne n’écoute...
La transmission informatisée est une obligation pour médecins et infirmier(e)s depuis 2009 au sein du CHS, elle le sera très bientôt dans les CMP. Quant à l’informatisation du circuit du médicament, prétendue avoir été conçue pour diminuer le nombre d’erreurs au niveau de la prescription et de la distribution des médicaments... en pratique, la majorité des infirmiers et des internes la manie avec aisance. Mais les « bugs » sont très fréquents. Quant aux observations, le médecin, sommé de « gagner du temps », a dû renoncer aux descriptions cliniques détaillées qui figuraient dans le « dossier papier ».
C’est une obligation aussi pour les infirmier(e)s, psychologues et autres paramédicaux (éducateurs spécialisés, psychomotriciens...) de faire des « transmissions ciblées ». Même les infirmier(e)s les plus habiles en informatique sont souvent en difficulté pour décrire leurs observations, car en dehors des paramètres somatiques, les troubles observés chez les patients (angoisse, dépression, agitation...) n’existent pas dans le listing des cibles à détailler.
Il reste encore quelques infirmier(e)s et quelques médecins de la « vieille école » qui, au milieu de la bureaucratisation imposée de leur travail, trouvent le temps de converser avec les étudiant(e)s autour de la clinique. Mais l’ampleur de la « réunionnite » est envahissante. La dimension subjective du patient est laissée de côté, les apports de la psychanalyse (transfert, contre-transfert...) sont balayés au profit de l’intérêt pour le moléculaire, le cognitivisme et le comportementalisme. Les effets sur le soin des processus de certification et de standardisation s’expriment en termes de délitement du travail en équipe, d’abrasion de la notion de « collectif » et d’oubli de la dimension relationnelle, où la créativité et la personnalisation étaient les moteurs du soin.


par Anne Legresy, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1Les psychiatres qui ont été mes maîtres de stage sont Guy Baillon fondateur de l’Accueil psychiatrique aux urgences de l’hôpital de Bondy, Yves Buin à l’hôpital de jour pour enfants de Gennevilliers, Hélène Chaigneau inaugurant le cours du certificat de psychiatrie par l’importance majeure du « savoir écouter »...


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