Se méfier des chiffres

Edito du n° 102

Le Chiffre, avec un C majuscule, a été la clé de la gouvernance par la peur pendant les deux ans et demi de pandémie. Il leur fallait d’emblée se distinguer des « rassuristes », des « complotistes », des « antiscience », des « antivax » et autres figures démonologiques.
Le Chiffre, c’est la science, l’objectivité, l’exactitude : il impose sa tragique réalité à tous, surtout quand on est « en guerre ». Celui qui le discute est un traître, un déserteur, le membre d’une cinquième colonne. Dans une société numérique, les chiffres deviennent des sortes de totems autour desquels se réunit la tribu.
Les chercheurs en sciences sociales ont pour travail d’ouvrir ces boîtes noires afin d’observer les conventions qui y ont été encapsulées. Tout statisticien se pose dès lors la question : qu’est-ce qu’on compte et comment on le compte ? Autrement dit, toute convention relève d’un choix politique. Les chercheurs savent qu’un chiffre est le produit d’une longue chaîne de production, où, à chaque étape, sont réalisés des choix.
Le chiffre n’est jamais le reflet d’une réalité préexistante, il est une construction socio-politique.
Revenons à la crise de la Covid. L’on se souvient qu’après nous avoir intimé de continuer à aller au théâtre, à aller voter aux élections municipales, le pouvoir macroniste est entré en panique. Nous sommes passés en quelques jours de la béatitude à l’état de guerre. Le monde devait se confiner d’urgence. Pourquoi ? Parce que le modèle de l’épidémiologiste Neil Ferguson et de son équipe de l’Imperial College annonçait la catastrophe inéluctable. Le 16 mars 2020, ils prévoyaient 510 000 morts au Royaume-Uni et pas moins de 2.2 millions de morts aux États-Unis. Voilà des chiffres bien faits pour frapper l’opinion publique, mais aussi et surtout les décideurs ! Et lorsque ces derniers ont réalisé que les stocks de masques et d’équipements avaient pourri sur pied, faute de renouvellement, l’état de sidération et de panique en a été redoublé. Le conseiller des Princes a pu imposer son « modèle » à nombre de décideurs nationaux, le mimétisme faisant le reste. Et pourtant, cette modélisation reposait sur du sable : transformé à partir d’un modèle de diffusion de grippe, sans aucune donnée sur la contagiosité de la Covid, il n’avait pour lui que son… alarmisme. Lors de la grippe aviaire, puis de la fièvre aphteuse, les prédictions de Ferguson se sont révélées fausses dans un ordre de grandeur allant de 1 à 500 ! Lors du début de la crise de la Covid, le chiffre de 5 % de mortalité a largement circulé. 5 % de 70 millions, ça fait beaucoup ! En réalité, l’on savait déjà que la létalité était bien moindre, de l’ordre de 0.15 %. Et encore, il s’agissait d’une moyenne. L’équipe de John Ioannidis, une référence mondiale, a montré en 2023 que la létalité selon l’âge variait de 0.0003% entre 0 et 19 ans à 0.506 % entre 60 et 69 ans.
Nous sommes donc passés, toujours sur le fondement de chiffres, d’une apocalypse virale à… une sévère grippe. On pourrait en sourire si l’on n’avait pas embastillé des millions de personnes et mis à l’arrêt les sociétés et les économies. Car, comme l’écrit Ioannidis, le confinement, au regard des effets collatéraux massifs, ne doit être employé qu’en dernier ressort. L’on commence à en observer les dégâts dans les statistiques de l’INSEE pour 2022 : 53 800 décès de plus qu’attendus, soit une surmortalité supérieure à 2020 et 2021, en pleine pandémie ! Pas besoin d’être devin pour y voir les conséquences des retards de soins et de la dégradation de la santé mentale de la population.
Résumons : un « modèle » épidémiologique, reposant sur très peu de données, a incité des décideurs paniqués à utiliser le confinement au mépris du raisonnement de la santé publique qui met toujours en regard coûts et bénéfices. Le Chiffre, même inepte, a dicté sa loi au politique et donc à la société, au prix de milliers de vies perdues.

par Frédéric Pierru, Pratiques N°102, septembre 2023

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