Anne Delègue, pédopsychiatre intersecteur 74I01
« Troubles du neuro-développement » ou « troubles neuro-développementaux » (« TND »), voilà un concept arrivé il y a seulement dix ans dans la nomenclature psychiatrique. Vulgarisé par le DSM-5 paru en 2013, le vocable a été repris par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans sa classification internationale des maladies CIM-11 rentrée en vigueur en janvier 2022.
Il s’agit d’une entrée « fracassante » : ce concept, devenu « diagnostic », s’est diffusé à très grande vitesse : il est maintenant utilisé chez les professionnels (milieux scientifiques, psychiatriques et médicaux), dans les médias et le grand public [1], et même dans les textes législatifs nous le verrons, comme si il était admis et n’avait plus à être questionné.
Pourtant, la notion prête à confusion et aux malentendus et son emploi entraîne des conséquences sociétales très préoccupantes. Il faut donc continuer à évaluer ses validité et pertinence et réfléchir à ses effets.
Après un bref historique, nous donnerons la définition et la description des TND, puis discuterons la notion et ses conséquences.
Bref historique
Qui nous montrera une fois encore que les classifications et dénominations sont bien arbitraires.
Les prémices du concept sont décelées aux États-Unis en 1970 avec la notion de « handicap développemental » (« developmental disability »). Il s’agit d’un vaste regroupement de familles de handicaps débutant dans l’enfance avec une perte de fonctionnement, relevant ou non du système nerveux central (SNC) : l’infirmité motrice cérébrale, l’épilepsie, l’autisme sévère, les retards mentaux, la surdité, la cécité, la dysphasie sévère, l’hyperactivité (Falissard 2021a, b et c).
En 1978, certains jugeant la notion trop vague séparent ce qui relèverait du SNC, ou non dans un regroupement nommé « handicap neuro-développemental » (« neurodevelopmental disabilities »), mais qui comprend encore par exemple la cécité, la surdité, l’épilepsie (Falissard 2021c).
En 1987, le DSM-III-R connaît un sous-chapitre « troubles du développement » comprenant le retard mental, les « troubles envahissants du développement », et les « troubles spécifiques du développement » (les « dys » actuels : retards de parole et langage, psychomoteurs et les « troubles des acquisitions scolaires ») (APA 1987).
En 1996, M. Rutter [2] écrit l’introduction de la CIM-10 partie psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Dans l’axe 2 des handicaps (« disabilities »), on trouve les « troubles du développement psychologique » (« disorder of psychological development »), composés des « troubles spécifiques du développement » précédents (« dys » actuels) (OMS 1996 version 2008, Falissard 2021b et c) [3]. Une définition leur est donnée :
1) début dans l’enfance,
2) altération ou un retard du développement de fonctions étroitement liées à la maturation biologique du système nerveux central,
3) évolution continue sans les rémissions ni rechutes de nombreux troubles mentaux.
En 2008, M. Rutter publie la cinquième édition de son ouvrage Rutter’s child and adolescent psychiatry, contenant un chapitre intitulé « Troubles neuro-développementaux : questions conceptuelles ». La définition précédente est reprise, avec ses trois critères. Selon l’auteur, l’autisme et l’hyperactivité devraient être rajoutés aux « dys », pour des raisons « neurobiologiques » et de comorbidités. Les « TND » formeraient donc un ensemble de troubles pouvant être regroupés pour des raisons cliniques et physiologiques (Falissard 2021 a, b, c).
Des articles scientifiques usant du terme « troubles neuro-développementaux » apparaissent surtout après 2010 (ils sont quasi inexistants avant 2010) (Falissard 2021c).
Enfin le DSM-5 (APA 2013, traduction française en 2015) introduit, de façon nouvelle, un chapitre « TND », d’où sa diffusion large et planétaire.
Le DSM est le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association psychiatrique américaine. Dans l’histoire du DSM, sa troisième version le DSM-III (1980) est en rupture avec les précédentes en se voulant « a-théorique ». Il s’agit, par un recensement descriptif de symptômes regroupés en rubriques souvent pseudo-syndromiques [4] de définir des groupes homogènes de patients afin de faciliter les recherches cliniques et biologiques. Le recensement est dénué de compréhension psychopathologique, soit d’éléments de connaissance intime des phénomènes psychiques. Cette classification, utilisée par les chercheurs et cliniciens, a connu une diffusion internationale, et la CIM de l’OMS s’en est souvent directement inspirée. Ainsi et sans surprise, la CIM-11, en vigueur depuis le 1er janvier 2022, reprend la catégorie « TND » du DSM-5 avec ses composants (OMS 2023, p. 419).
Le DSM est une classification très critiquée, notamment pour la « pathologisation » de l’existence qu’elle induit. Elle n’est ni fiable, ni valide [5] (Gonon 2013, St Onge 2014), et ses liens avec des groupes de pression dont l’industrie pharmaceutique sont prouvés (Demazeux 2013, note p. 300). Elle est pourtant devenue manuel d’enseignement de la psychiatrie, et la HAS en France l’institue comme classification de référence (avec la CIM). À l’inverse, l’équivalent de la HAS belge a récemment édité un texte de recommandations (CSS 2019) conseillant la prudence quant au DSM-5 pour son arbitraire et le risque discriminant des diagnostics, et proposant d’organiser les soins avant tout sous le prisme du rétablissement.
Définition des « troubles du neuro-développement » dans le DSM-5 et la CIM-11
Le DSM-5, en rupture avec le DSM-IV, ouvre un nouveau chapitre nommé « troubles neuro-développementaux », dont il donne la définition suivante : « ensemble d’affections qui débutent durant la période du développement. Ces troubles se manifestent typiquement précocement durant le développement, souvent avant même que l’enfant n’entre à l’école primaire ; ils sont caractérisés par des déficits du développement qui entraînent une altération du fonctionnement personnel, social, scolaire ou professionnel » (APA, 2015, p.33).
La CIM-11 en donne cette description : « les troubles neuro-développementaux correspondant à des troubles comportementaux et cognitifs qui se produisent durant la période de développement et provoquent d’importantes difficultés d’acquisition et d’exécution de fonctions spécifiques intellectuelles, motrices, de langage ou sociales. Même si les déficits comportementaux et cognitifs sont présents dans de nombreux troubles mentaux et comportementaux qui peuvent survenir au cours de la période de développement (par exemple, schizophrénie, trouble bipolaire), seuls les troubles dont les caractéristiques principales sont neuro-développementales sont inclus dans ce groupe. L’étiologie présumée des troubles neuro-développementaux est complexe et, pour de nombreux sujets, elle est inconnue » (OMS 2023, p. 419).
On note la proximité de ces définitions avec celle donnée par M. Rutter, sauf qu’il n’est plus question du lien étroit avec la « maturation biologique du système nerveux central ». Pour autant la dénomination « TND » reste inchangée.
Les DSM précédents contenaient une rubrique « Troubles apparaissant habituellement (pour le DSM-III) ou habituellement diagnostiqués (pour le DSM-IV) durant la première et la deuxième enfance, ou à l’adolescence ». Elle disparaît pour faire place au nouveau chapitre des « TND ». Certains « troubles » y sont retenus, alors que d’autres sont dispatchés ailleurs : le « trouble des conduites », le « trouble oppositionnel avec provocation », le « trouble : comportement perturbateur non spécifié », les « troubles de l’alimentation et des conduites alimentaires », les « troubles du contrôle sphinctérien », l’« anxiété de séparation », le « mutisme sélectif », le « trouble réactionnel de l’attachement », et ce trouble de l’enfance et adolescence « non spécifié » (DSM-IV).
Pour finir, les « troubles neurodéveloppementaux » comportent une grande partie des pathologies du champ de la pédopsychiatrie :
- les « handicaps intellectuels », dont le « retard global de développement » [6],
- les « troubles de la communication » (comprenant les difficultés de parole et langage),
- le « trouble du spectre de l’autisme » (« TSA »),
- le trouble du « déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité » (« TDAH »),
- le trouble dit « spécifiques des apprentissages »,
- les « troubles moteurs » (psychomoteurs), dont les tics [7],
- les « autres troubles neuro-développementaux », spécifiés et non spécifiés.
Cette dernière catégorie « autres troubles neuro-développementaux » fait office de « fourre-tout » pouvant accueillir des enfants aux symptomatologies variables et mal identifiées, que l’on ne comprend pas. D’autres des « TND » bénéficient aussi de la catégorie « autre », spécifié et/ou non spécifié, notamment le TDAH, élargissant le nombre d’enfants pouvant être diagnostiqués.
Les « troubles du neuro-développement » dans leurs détails
Interrogeons à présent la manière dont chaque « trouble » est défini. En raison du mode classificatoire (catégorisation par listes de critères descriptifs comportementaux), chacun d’eux regroupe des pathologies très diverses, hétérogènes. Nous avons passé en revue les différents « TND » dans un texte précédent (Delègue 2020), retrouvant cette hétérogénéité à différents niveaux : clinique (symptomatologie fine, gravité), psychopathologique (mécanismes du trouble) et étiologique (des facteurs bio-socio-psychologiques en cause, chacun d’eux pouvant jouer un rôle variable et différencié selon chaque situation, ce qui amène une multiplicité de possibilités et de combinaisons).
L’exemple du handicap intellectuel (déficience intellectuelle) est déjà illustratif. Le terme « TND » pourrait encore sembler adapté pour ces handicaps (ces « déficiences »), or ces troubles sont hétérogènes. Les facteurs génétiques et organiques jouent un rôle prépondérant dans le cas des déficiences intellectuelles sévères, de prévalence rare (0,3 à 0,4 % de la population) et égale dans tous les milieux sociaux. À l’inverse, le milieu de vie intervient bien davantage pour les déficiences intellectuelles légères, plus fréquentes (1 à 2 % de la population) (Inserm 2016, p. 142-144). L’emploi indifférencié du même terme « TND » pour ces troubles n’est donc pas pertinent. Le « retard global du développement » plus ou moins réversible nécessite aussi la perspective polyfactorielle.
Le « spectre de l’autisme » (« TSA ») est également une nouvelle catégorie du DSM-5 (reprise à l’identique dans la CIM-11 (OMS 2023 p. 425), remplaçant et englobant tous les « troubles envahissants du développement » (« TED ») du DSM-IV, dont l’autisme. Cette transformation des TED en TSA est dommageable, avec une « généralisation indue à une pathologie très focalisée, l’autisme, de l’ensemble des pathologies archaïques infantiles, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’autisme lui-même, par exemple la psychose infantile, les dysharmonies évolutives etc. » (Delion in citéphilo 2020). Le « TSA » s’échelonne selon un gradient de sévérité et des troubles très hétérogènes appartiennent à ce « spectre », nuisant à la recherche ce que déplorent certains auteurs (Mottron 2021, Pry in APPEA 2021). La prévalence des « TSA » est en augmentation, ce qui serait surtout expliqué par l’élargissement progressif des critères diagnostiques depuis le DSM-III (Delègue 2020, Pry 2021). D’une prévalence évaluée à moins d’un cas pour 10 000 naissances dans les années 1960 (Ferrari 1993, p. 127), on passe, dans les études plus récentes, de moins de 1/1000 pour l’autisme, à 1/100 voire davantage pour le TSA (Delègue 2020, Pry 2021). Ainsi, un nombre bien plus grand d’enfants et d’adultes reçoit un diagnostic comportant le mot « autisme », ce qui est loin d’être anodin (100 fois plus depuis les années 1960, d’après les données précédentes). En parallèle, ce diagnostic confère une nouvelle identité actuellement valorisée et recherchée (Maleval 2022).
Le « trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité » (« TDAH ») est décrit dans le DSM-5 (de même que dans la CIM-11) comme « un trouble du neurodéveloppement défini par des niveaux handicapants d’inattention, de désorganisation et/ou d’hyperactivité-impulsivité » (APA 2015, p. 34, OMS 2023, p. 428).
« Ils sont vifs, étourdis, sémillants, comme il convient à leur âge … » ; « Les enfants sont toujours en mouvement ; le repos et la réflexion sont l’aversion de leur âge ; une vie appliquée et sédentaire les empêche de croître et de profiter ; leur esprit ni leur corps ne peuvent supporter la contrainte. » (J-J Rousseau, Julie ou La nouvelle Héloïse, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, p. 424 et 425).
Dans la clinique traditionnelle, l’école française avait décrit le syndrome d’« instabilité psychomotrice », alors que les auteurs anglo-saxons employaient le terme d’hyperkinésie en lien avec un supposé minimal brain dysfonction.
La locution « TDAH » (ADHD en anglais) est née avec le DSM III (1980) : mise au premier plan du déficit d’attention, contemporaine de la multiplication des travaux sur les psychostimulants (HAS 2014 in Delègue 2020).
Le « TDAH » regroupe des enfants inattentifs et/ou agités, avec un gradient de sévérité. Pourtant, ces symptômes ont fréquemment des causes psychologiques et autres, l’agitation et le « manque d’attention » étant des modes de réaction très communs de l’enfant en souffrance, ou non : l’« enfant bouge », d’où une difficulté de délimitation avec la « normale ». Par exemple, du fait de leur immaturité relative face à la pression scolaire, « la probabilité d’avoir un diagnostic de TDAH est pratiquement doublée chez l’enfant le plus jeune d’une classe par rapport au plus âgé » (Landman 2015, préface du Pr Allen Frances p. 11 ; voir aussi même ouvrage p. 134). Il s’agit en outre de tableaux variables dans leurs causes, mécanismes et symptomatologie fine. Ainsi, pour de nombreux cliniciens, ces symptômes comportementaux peuvent s’inscrire au sein d’organisations de personnalité diverses (névrotique, psychotique, limite) (Delègue 2020). Mais le DSM semble instituer avec le TDAH la cohérence d’une entité clinique à part entière.
Ici aussi la prévalence est très variable. Dans les années 1980, l’hyperactivité (agitation psychomotrice réellement handipante) était évaluée à une fréquence d’environ 3 %, ce qui correspond aux résultats des études reposant sur la CIM-10 (0,4 à 4,2% avec une moyenne de 2% environ). Avec le DSM-IV, les études produisent des taux de prévalence variant de 0,4% à 16,6% dans la population générale et le plus souvent compris entre 5% et 10%. « La variation apparaît de façon privilégiée lorsque l’on applique ces deux outils aux mêmes enfants : les taux varient d’un facteur voisin de 10 » (HAS 2014 p. 21). Il se trouve que les critères (comportementaux) utilisés dans le DSM-5, repris à présent par la CIM-11 (OMS 2023) conduisent encore à une augmentation du seuil d’inclusion, chez l’enfant comme chez l’adulte (Delègue 2020).
Prévalence de ce « diagnostic » en augmentation, avec une « médication à la clé » (le méthylphénidate (MPH), un dérivé amphétaminique [8], autorisé chez l’enfant à partir de 6 ans) et une augmentation régulière de cette prescription (ANSM 2017). Dans tous les pays occidentaux, la prescription de médicaments pour le TDAH a rapidement augmenté entre les années 1990 et 2010 et continue encore à progresser régulièrement : entre 2010 et 2019, elle a quasiment doublé pour les 6-11 ans (+ 98 %), et encore plus augmenté chez les 12-17 ans (+ 145 %) (Ponnou & coll. 2022).
Aux États-Unis, les diagnostics abusifs de TDAH, trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, et les traitements par méthylphénidate « ont explosé à un taux avoisinant les 20 % dans certains États, comme le Kentucky. Pire, il est hors de question que l’enfant entre à l’école s’il n’a pas pris son traitement » (Delcourt 2021, p. 9).
Jusqu’à présent, la prescription de MPH était limitée en France, notamment par son conditionnement à des mesures préalables d’approches psychothérapeutique, éducative et sociale, ainsi que par une première prescription et un renouvellement annuel réalisés en milieu hospitalier par des médecins spécialistes (exception française). Cette législation n’était d’ailleurs pas toujours respectée. Depuis le 13 septembre 2021, la réglementation a changé en France, autorisant la première prescription de MPH en médecine de ville par les neurologues, pédiatres, et psychiatres, donc la progression risque de s’intensifier. L’industrie pharmaceutique « a également financé l’association TDAH-France qui milite pour une meilleure prise en compte du TDAH, en particulier la levée de l’obligation de première prescription du MPH par un praticien hospitalier » (Ponnou et al. 2022).
La durée de prescription est d’autant plus longue que le patient est plus jeune, elle est plus fréquente dans les familles les plus défavorisées, la prescription faite isolément (sans autres mesures) semble augmenter et les co-prescriptions sont nombreuses. Un lien sociétal doit être fait avec la dépendance aux écrans, auxquels les enfants sont de plus en plus confrontés.
Des études montrent que la prescription de psychostimulant n’améliore pas la performance scolaire à long terme (Sharpe 2014). Alors les durées de prescription du MPH pratiquées en France inquiètent, en particulier pour les enfants les plus jeunes. « Pour toutes ces raisons nous plaidons pour que la prescription de MPH, si elle est jugée nécessaire, soit toujours combinée avec un traitement psycho-social et que sa pertinence soit régulièrement évaluée » (Ponnou et al. 2022).
« Un des exemples les plus éclairants de cette mainmise des laboratoires pharmaceutiques sur la santé, les diagnostics et les traitements qui en découlent est particulièrement mis en lumière par ce qu’on appelle en France l’hyperactivité, « inventée » aux États-Unis, entre autres par le psychiatre Léon Eisenberg, et dénommée outre Atlantique : Attention Deficit Hyperactivity Disorder (ADHD), dont le médicament le plus connu est la Ritaline. Or, le même Léon Eisenberg a déclaré, sept mois avant sa mort : « ADHD est un exemple-type de maladie imaginaire ». Peut-on sérieusement penser qu’en une génération le taux d’hyperactivité (enfants instables, dissipés, difficultés de concentration) dans la population ait pu être multiplié par un facteur supérieur à cinquante ? Mais le fait est là : une créance aveugle à un protocole d’abord diagnostique puis prescriptif amène une population entière de médecins dans une voie qu’ils ne pourraient soutenir avec le nécessaire recul et s’ils faisaient réellement acte de parole ». Léon Eisenberg été leader en matière de psychiatrie de l’enfant pendant plus de quarante années (Allione 2013).
Nous traiterons ensemble les « troubles spécifiques du langage et des apprentissages » (les « TSLA »), dont la CIM-11 reprend les composants. En effet, la HAS en France (HAS 2018), qui se sert du DSM-5 comme « classification de référence », rassemble ces troubles, « appelés communément troubles dys », dans un ensemble : troubles de langage (« dysphasies »), les « troubles spécifiques des apprentissages » (« dyslexies », « dysorthographies », « dyscalculies »), les troubles moteurs (« dyspraxies », « dysgraphies »), et le TDAH » (HAS 2018, p. 6). Selon la HAS, ils « sont la conséquence de troubles cognitifs spécifiques neuro-développementaux (déficience d’une ou plusieurs fonctions cognitives, sans déficience intellectuelle globale) » (HAS 2018, p. 5). Ici aussi, il y a délimitation d’entités pathologiques d’origine neurobiologique supposée : « les conceptions actuelles des TSLA au niveau international se fondent sur un modèle neuropsychologique, et font l’hypothèse forte d’un trouble neuro-développemental à fondement biologique » (HAS 2018 p. 27).
Les troubles « spécifiques » des apprentissages scolaires ne toucheraient qu’un quart à un tiers des enfants ayant des difficultés dans ces apprentissages (soit 15 à 20 % des enfants). (INSERM 2007 p. 705, INSERM 2017, p. 1). Mais comment départager ces troubles avec tant d’assurance et où placer les retards des apprentissages « non spécifiques » au sein du DSM-5 qui ne leur fait aucune place ?
Ces troubles « spécifiques » ne doivent pas pouvoir être entièrement expliqués par une autre pathologie (sensorielle, neurologique, intellectuelle ou psychiatrique, ni par un manque d’apport socio-culturel) (HAS 2018, p. 6), mais dans le même temps, les troubles psychiatriques associés aux TSLA sont considérés comme secondaires ou comorbides (INSERM 2007, p. 665-666). Enfin, comment affirmer une origine neurobiologique alors que le développement intrique de façon étroite les composants neurobiologiques, psychologiques et socio-culturels ? Tout ceci reste bien obscur, malgré une apparence d’évidence.
L’école joue un rôle certain dans ce circuit du handicap. Les pressions et contraintes croissantes faite aux enseignants (protocoles, normes, évaluations, contrôles de plus en plus nombreux), dans des classes surchargées, ont un lien direct avec le vécu des enfants et leur entrée dans le circuit du handicap via les différents diagnostics de « TND » qui leur sont apposés, après des manifestations de blocages, souffrances, « inadaptations » à l’école (agitations et troubles du comportement, ou au contraire retraits et retards). Se mettent alors en place de véritables cercles vicieux avec sentiments d’exclusion et souffrances qui s’enchaînent, augmentant encore les manifestations symptomatiques (Delcourt 2021).
Enfin, les enfants présentant des symptomatologies plus floues et non immédiatement « classables » ailleurs peuvent basculer dans la rubrique des « autres TND » (spécifiés et non spécifiés) : ils présenteraient alors une bien mystérieuse « maladie du cerveau » et l’on peut craindre ainsi qu’un nombre croissant de difficultés psycho-affectives et/ou développementales ne passent à échéance dans le groupe des « TND », donc de la neurologie et du handicap.
Ainsi l’idée – telle une croyance – imprègne progressivement le public et les professionnels : la catégorie « TND » reflète une réalité et chacun de ces « troubles » constitue une entité clinique à part entière, différenciée et délimitée avec légitimité et cohérence, et expliquée plutôt par des causes neurobiologiques. Nous sommes passés magiquement du « syndrome » (ou pseudo syndrome) à la « maladie ». Dans le même temps, l’importance mise sur le « diagnostic » est de plus en plus grande, celui-ci semblant se suffire à lui-même, nouvelle vérité reflétant l’état de l’enfant et donnée suffisante pour comprendre et faire le tour de ses difficultés, en n’appelant plus à l’élaboration compréhensive contextualisante.
Ces catégories très fourre-tout, « TND », « TDAH », « TSA » connaissent une inflation diagnostique inquiétante, malgré l’avènement de méthodes diagnostiques réputées « scientifiques » (échelles et questionnaires « standardisés »), mais en fait calquées sur les définitions critériologiques du DSM-5. D’ailleurs ce choix d’outils de mesures construits à partir des définitions données et qui semblent valider les hypothèses de pertinence et de validité du DSM-5 forme un biais scientifique (cf. épistémologie des sciences). Enfin, toutes les prescriptions de psychotropes sont en augmentation (neuroleptiques, méthylphénidate etc.).
Position de la « Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent » (CFTMEA)
La CFTMEA est un instrument précieux de diagnostic et de compréhension des jeunes patients, à l’aide de la culture psychopathologique conservée. B. Golse appelle de ses vœux qu’elle soit connue par les collègues les plus jeunes, pour qu’ils « puissent avoir accès à une démarche diagnostique dynamique et structurale seule à même de leur éviter une pratique opératoire, monotone, purement descriptive, linéaire, et finalement assez peu créative. » (Mises CFTMEA 2020, p. 16) [9].
La CFTMEA n’a pas intégré la notion de « TND » dans sa dernière version de 2020. Citons C. Libert, actuel président de l’API (Association des psychiatres de secteurs infanto-juvénile) (Mises CFTMEA 2020, p. 15) :
« L’utiliser serait une erreur, car le malentendu est trop grand entre, d’une part, les scientifiques et une majorité de professionnels « honnêtes » qui l’utilisent pour préciser la « localisation anatomique » principale du problème développemental (un trouble dysphasique n’a pas une « localisation » hépatique) [10] et, d’autre part, la signification qu’il a prise ou qui en a été faite au niveau du grand public, celle d’un trouble d’origine proprement cérébral sans place aucune pour la multiplicité des facteurs susceptibles d’intervenir dans la genèse du trouble (souligné par moi). Ce malentendu sera peut-être résolu dans quelques années mais pour l’heure, l’absence de ce terme est préférable à son utilisation qui pourrait s’apparenter à une forme de malhonnêteté, sachant ce malentendu ! ».
Troubles du neuro-développement : discussion du concept
Le DSM-5, suivi fidèlement par la CIM-11 a donc choisi de définir certains troubles de l’enfance sous l’appellation « TND », et non d’autres, que nous nommerons donc « troubles non ND » ou « TnonND ».
Partons des définitions figurant sur le site du ministère de la Solidarité et de la Famille (MSF 2021) : « Le neuro-développement recouvre l’ensemble des mécanismes qui, dès le plus jeune âge, et même avant la naissance, structurent la mise en place des réseaux du cerveau impliqués dans la motricité, la vision, l’audition, le langage ou les interactions sociales. […]. Il est un processus dynamique, influencé par des facteurs biologiques, génétiques, socioculturels, affectifs, et environnementaux. Il débute très précocement, dès la période anténatale, pour se poursuivre jusqu’à l’âge adulte. »
Une forme de définition des TND est aussi proposée : « Quand le fonctionnement d’un ou plusieurs de ces réseaux est altéré, certains troubles peuvent apparaître : troubles du langage, troubles des apprentissages, difficultés à communiquer ou à interagir avec l’entourage. »
Ainsi le « neuro-développement » désigneraient les mécanismes de développement de certains réseaux se situant à l’échelle du cerveau, et les « troubles du neuro-développement » en seraient les perturbations.
En toute logique, la définition et le regroupement des « TND » (du DSM et CIM-11) pourraient avoir trois raisons :
- ces troubles ont une localisation cérébrale : cette raison ne peut être retenue puisque d’autres affections ayant cette localisation ne font pas partie des « TND ».
- ces troubles ont une étiologie (cause) neurobiologique. Cette raison ne peut être retenue car on devrait pouvoir reconnaître tous leurs déterminants possibles (trépied bio-psycho-social de la psychiatrie [11]).
- ces troubles s’accompagnent d’anomalies du développement neurologique. Se manifestant dans la petite enfance et l’enfance, époque de ce plus grand développement [12], ils posent par essence la question de la façon dont ils s’« inscrivent » dans le cerveau et influent sur l’avenir. Se posent alors deux problèmes qui devraient faire l’objet de recherches plus poussées : 1) la différenciation entre des anomalies originaires (« primaires ») ou « secondaires » (question de la poule et de l’œuf) et 2) la différenciation entre des difficultés encore « fonctionnelles » ou déjà plus « structurelles », c’est-à-dire « s’inscrivant ou inscrites » dans le cerveau avec des manifestations en conséquence. À cet égard, des études ont porté sur les seuils d’âge existants au-delà desquels une fonction non établie avait des chances de ne pas se mettre en place. Mais les neurosciences ont également mis en avant notre « plasticité cérébrale » [13].
En l’attente, toutes les difficultés de l’enfance pouvant toucher peu ou prou le développement neurologique conjoint devraient être dénommées « TND », ce qui n’est pas le cas.
Au total, aucune des trois raisons examinées ne peut être considérée comme satisfaisante, ne nous permettant pas de valider ce concept tel qu’il est employé. En attendant des recherches plus fines, aucune classification ou catégorisation ne devrait édicter de vérité posée d’avance.
Néanmoins, allons un peu plus loin dans notre discussion et tentons de comprendre ce tri selon le raisonnement des concepteurs.
Rappel des définitions données plus hauts :
- M. Rutter :
1) début dans l’enfance,
2) altération ou retard du développement de fonctions étroitement liées à la maturation biologique du système nerveux central,
3) évolution continue sans les rémissions ni rechutes de nombreux troubles mentaux.
- DSM-5 : « ensemble d’affections qui débutent durant la période du développement. Ces troubles […] sont caractérisés par des déficits du développement qui entraînent une altération du fonctionnement personnel, social, scolaire ou professionnel » (APA, 2015, p. 33).
- CIM-11 : « troubles comportementaux et cognitifs qui se produisent durant la période de développement et provoquent d’importantes difficultés d’acquisition et d’exécution de fonctions spécifiques intellectuelles, motrices, de langage ou sociales » (OMS 2023, p. 419).
Le deuxième critère de M. Rutter n’est pas repris textuellement par le DSM et la CIM, qui évoquent plutôt la période d’apparition contemporaine du développement, avec des conséquences sur certaines fonctions.
Or les troubles « exclus, les « TnonND » émergent aussi durant le développement. Et les « fonctions » atteintes dans les TND ne sont pas épargnées dans les TnonND. En effet, ces derniers recouvrent d’une part les « troubles de l’alimentation et des conduites alimentaires » et les « troubles du contrôle sphinctérien », qui touchent de près le « fonctionnement personnel » de l’individu, et d’autre part un ensemble d’affections (« trouble des conduites », « trouble oppositionnel avec provocation », « trouble : comportement perturbateur non spécifié », « anxiété de séparation », « mutisme sélectif », « trouble réactionnel de l’attachement » et trouble de l’enfance et adolescence « non spécifié ») dont les liens avec « fonctionnement social » sont évidents.
Le raisonnement apparaît sophistique [14], la raison étant probablement qu’aucune « maturation biologique du système nerveux central », ni aucun « développement » d’aucune « fonction » ne peuvent se faire sans l’entremise de l’environnement au sens large comprenant le lien et la relation à l’autre. Le cerveau ne joue jamais seul. Il n’y aurait donc pas de TND séparés de TnonND dans le champ psychiatrique. De plus, les « fonctions » sont interconnectées, leur séparation est illusoire : on ne peut sans doute pas davantage les dissocier, et en placer certaines dans un groupement à part, qu’on ne peut dissocier les pathologies en deux groupes ND et non ND.
Ainsi avec les TND nous n’échappons probablement pas à un certain degré de « bêtise systémique » (B. Stiegler, cité in Pavelka 2022).
Des auteurs défendent pourtant la définition et le regroupement des « TND », dont M. Rutter, ce qui ne nous étonnera pas (Thapar & coll 2017). Ils disent « adopter l’approche du DSM-5 » (Thapar & coll 2017, p. 2), et, malgré les contradictions intrinsèques à cette « théorie », reprennent les justifications connues, notamment apparition dans l’enfance, évolution clinique régulière, déficits, chevauchements fréquents des troubles (argument cité également dans le DSM (APA 2015, p. 33).
Les « TND » : irruption de la « psychiatrie biologique » en pédopsychiatrie ?
Revenons à cette dualité que composent le « cerveau » d’une part, et ses « productions » de l’autre. Nul ne pourrait contester ce fait : les phénomènes psychiques, normaux et pathologiques ainsi que leur développement ont un substrat neuronal (neurones, synapses, neurotransmetteurs, aires d’appartenance etc.).
Mais ce constat est aussi à la source d’une confusion, peut-être entretenue et assez généralisée, consistant à assimiler et à confondre ces deux niveaux psychique et neural. Le pas est alors vite franchi pour faire des troubles de la psyché ou du développement des « troubles du cerveau », idée que le terme « trouble du neuro-développement » semble conforter, voire asseoir. Or tous les discours actuels sont emprunts de cette confusion, menant à une véritable « cérébro-manie » : on parle du « cerveau » pour parler du « psychisme », les neuroscientifiques sont à l’honneur dans les médias lorsqu’il s’agit de parler du « fonctionnement mental » et du comportement etc.
De la même façon, la psychiatrie dite « biologique » (Gonon 2011) s’est largement imposée en psychiatrie depuis quelques années. Il s’agissait de faire rentrer la discipline dans le champ de la médecine scientifique, en liant causalement des dysfonctionnements neurobiologiques à des troubles mentaux, sur le modèle des autres spécialités médicales, avec l’espoir de trouver des traitements médicamenteux adaptés à chaque pathologie. La pédopsychiatrie a été moins perméable à ce courant en raison de l’évidence de la dépendance de l’enfant à son environnement (famille, école, milieu social etc.).
Pourtant, la psychiatrie [15] a connu un essor particulier au XXe siècle : enfin dissociée de la neurologie, son ouverture à des champs de connaissances nouveaux et divers lui a permis d’affirmer son « socle bio-psycho-social », faisant une part à chacun des facteurs possiblement en cause dans les maladies mentales.
Il reste que malgré l’assiduité des recherches scientifiques, les « preuves » de la psychiatrie biologique restent à l’état de promesse, aucun marqueur biologique n’ayant pu être associé de façon sûre à aucun trouble mental (Gonon 2011, Kingdon 2020). Le DSM affirme aussi ce fait : « il est néanmoins admis […] que la science par le passé n’a pas été assez mature pour fournir des diagnostics suffisamment valides – c-à-d des validateurs scientifiques consistants, solides et objectifs pour chaque trouble recensé par le DSM » (APA 2015, introduction p. 3).
Une convergence d’intérêts pousse pourtant à la promotion généralisée de la « psychiatrie biologique » :
- F. Gonon, dans cet article qui a fait date (Gonon 2011), évoque l’hypothèse suivante : ces thèses, en mettant sur le compte d’une origine génético-neuronale ce qui peut être lié aux inégalités et souffrances sociales croissantes, ainsi qu’à un appauvrissement de la politique de soins depuis des années, notamment aux Etats-Unis, permettraient de masquer l’origine socio-économique des pathologies, dédouanant ainsi les gouvernements et puissances politico-économiques de leurs responsabilités dans les souffrances psychiques.
- L’industrie pharmaceutique a intérêt à l’association « affections psychiatriques/traitements médicamenteux ». Les créations du DSM ont pu être nommées disease mongering, « expression anglo-saxonne qui exprime de manière péjorative la façon d’élargir les descriptions nosographiques des maladies et d’y sensibiliser le grand public afin d’augmenter le marché de ceux qui vendent ou proposent des traitements » [16]. Par exemple, le fait d’être stressé et timide devient une pathologie : la « phobie sociale », ou le « trouble de l’anxiété sociale », à laquelle s’adresseraient peut-être des traitements médicamenteux « adaptés » (antidépresseurs et/ou anxiolytiques).
- Cette association arrange les états néolibéraux dans leur politique de compression des dépenses publiques. Les traitements médicamenteux sont moins onéreux que les soins « relationnels » demandant davantage de temps et de personnel soignant [17] . En parallèle, le marché privé à but lucratif lié à la santé mentale, en croissance, peut y trouver son compte (Bellahsen & Knaebel 2020).
- L’accent mis actuellement sur le cerveau et les études neuroscientifiques semblent aller de pair avec la mise au ban de la psychanalyse. Cette discipline clinique et théorique est à présent presque totalement exclue de plusieurs champs, notamment à l’université et dans les publications scientifiques [18], alors que ses apports irriguent la culture et les soins. La psychanalyse prend en compte l’environnement relationnel et psychologique dans le développement de l’enfant, et a de ce fait été incriminée pour avoir culpabilisé les parents, ceci favorisé par les excès manifestes de certains psychanalystes (Hochmann 2020). Appréhender les enjeux profonds de ces mouvements de balancier, voilà aussi un sujet psychanalytique ! Car les disciplines scientifiques devraient pouvoir coexister. Certains s’attachent d’ailleurs aux heureuses correspondances entre psychanalyse et neurosciences. Freud était également très curieux de l’avancée des connaissances en neurologie. La psychopathologie (riche de toutes ses composantes : psychanalytique, attachementiste, systémique, cognitive, développementale, se référant par essence à un modèle polyfactoriel (B. Golse, in Mises DCD 2020, p. 16) ne se résume pas à la psychanalyse et à la psychodynamique, mais cette discipline reste un trésor de connaissances utiles pour la compréhension du développement psycho-affectif, du fonctionnement psychique, et pour l’aide thérapeutique apportée aux patients petits et grands [19].
En définitive, quoi de mieux venus que les « TND » pour raccrocher enfin la psychiatrie infanto-juvénile au train des troubles du cerveau ? Ce concept, avec l’accolement du terme « neuro » à celui de « développement » pour désigner certains « troubles » ne serait-il pas le cheval de Troie de la psychiatrie biologique en terre de pédopsychiatrie ?
Le cheminement du concept et ses conséquences
On constate déjà l’existence de redoutables conséquences :
- Abandon de l’éventail de la psychopathologie au profit d’une vision réductrice neurobiologique du développement et des affections ou souffrances (neuro)psychologiques de l’enfant, « neurologisation » de la pédopsychiatrie.
- Changement dans la philosophie globale de la clinique et du soin avec – à l’instar de la médecine somatique – la promotion d’une pédopsychiatrie de type bilans/diagnostic/traitement [20].
Pour ce faire, est-il encore besoin de « psys » ? De plus en plus de médecins somaticiens ambitionnent de traiter les « TND ». Voici l’exemple de l’hôpital d’Annecy (CHANGE), où des médecins somaticiens (neuropédiatre, neurologue et médecin de rééducation), forts de cet ajout des « TND » à leurs spécialités, ont ouvert à l’automne 2020 un « Centre d’évaluation et de diagnostic des TND ». Dans ce centre se font surtout des diagnostics à l’aide de bilans « standardisés », mais aussi des suivis médicaux et des prescriptions médicamenteuses, les suivis rééducatifs étant le plus souvent pratiqués en libéral. Le secteur public de psychiatrie infanto-juvénile est pourtant présent dans cet hôpital. Les souffrances associées (anxiété, dépression etc.) sont alors considérées comme des « comorbidités » à adresser au « psy », ce qui souligne le manque d’abord psychologique global de l’enfant, que pratiquent traditionnellement les équipes pluridisciplinaires des structures publiques de psychiatrie infanto-juvénile, sanitaires et médico-sociales (CMP, CMPP etc.).
Cette pédopsychiatrie plus « médicale » peut être aussi pratiquée par certains pédopsychiatres. Rechercher le « diagnostic » selon les critères du DSM-5, éventuellement avec l’aide de bilans et d’échelles « standardisés », c’est-à-dire correspondant à la critériologie du DSM, peut alors prendre le pas sur le fait d’évaluer, comprendre et soigner l’enfant en prenant en compte ses symptômes autant que sa psychologie et son vécu dans son environnement familial et social, par le biais d’une pédopsychiatrie clinique relationnelle plus traditionnelle [21].
On voit se développer davantage de traitements faits de soins parcellisés, de rééducations parfois additionnées sans toujours une cohérence ni prise en compte des problèmes psycho-affectifs sous-jacents [22], des soins à dominante comportementale adaptative, et une propension toujours plus grande à utiliser des traitements pharmacologiques (répondant d’ailleurs aux « troubles du cerveau »), traitements capables d’éteindre ou masquer certains symptômes (neuroleptiques, méthylphénidate etc.). Ces traitements peuvent être pertinents et nécessaires, mais il faut pouvoir les proposer de façon prudente et coordonnée avec les soins psychologiques et autres.
- Mises à mal des constructions identitaire et narcissique de l’enfant : le terme « TND » évoque, comme nous l’avons vu, un déficit avec une anomalie du développement neural, donc un trouble « inscrit dans le cerveau » renvoyant à la neurologie et au handicap. A la souffrance personnelle vécue, se rajoute l’impact narcissique négatif du diagnostic (sentiments de différence et discrimination, inclusion de l’enfant dans le circuit du handicap et ses conséquences). Il existe aussi un risque d’effet fixant de ces diagnostics [23], par effet de prédiction aliénante (Golse, cité in Delègue 2020). Citons F. Gonon (2011) : « une étude en population générale a montré que, de 1996 à 2006, le pourcentage d’Américains convaincus que les troubles mentaux comme la dépression ou l’alcoolisme sont des maladies du cerveau d’origine génétique est passé de 54 % à 67 %. Les autorités de santé publique s’en sont longtemps réjouies, car cette conception neurobiologique était supposée diminuer la stigmatisation des patients. Les enquêtes de terrain aux États-Unis montrent que c’est l’inverse : les personnes qui la partagent ont une plus forte réaction de rejet vis-à-vis des malades et sont plus pessimistes quant aux possibilités de guérison ». Ceci est relié au point suivant.
- Problème éthique : B. Falissard note que les enfants dits « TDAH » ou « TSA » ont souvent des qualités et compétences particulières, alors « invoquer un problème de maturation biologique du SNC (système nerveux central) pose des problèmes éthiques » (Falissard 2021a). De plus dans son manuel, M. Rutter parle de « fonctionnement déviant », assimilé à un fonctionnement anormal à tous les âges : l’autisme et l’hyperactivité seraient des déviances, alors que les « dys » seraient des retards du développement (Falissard 2021 c). Les mots, les notions employés ont une extrême importance. La psychiatrie a une lourde responsabilité dans la façon dont sont envisagées les problématiques sociétales et érigées les normes [24].
- Quand les législations s’emparent des « TND », et comment s’organise un « tri » des enfants :
* Organisation actuelle de nouvelles « plateformes d’orientation et de coordination pour enfants présentant des « TSA/TND » (les « POC TSA/TND ») (Delègue 2019, 2021). Ces enfants peuvent bénéficier du « forfait précoce » : bilans et rééducations, en libéral, mal rétribués pour les professionnels et pour un temps limité, de la psychomotricité et de l’ergothérapie, auparavant non remboursées (le forfait précoce comprend aussi les bilans psychologiques et neuropsychologiques, ainsi que le remboursement de quelques interventions psychologiques, cf. infra). Ces « POC TSA/TND » ont été conçues pour répondre à la carence des services publics de pédopsychiatrie débordés, ces structures sanitaires et médico-sociales n’ayant pas été suffisamment soutenues et renforcées depuis de longues années, entraînant des temps d’attente trop longs pour les rendez-vous et les soins dans de nombreux endroits.
Le remboursement de soins en libéral n’exigeait pas la mise en place de ces plateformes coûteuses, structures médico-administratives surnuméraires, usines à gaz nécessitant des moyens financiers qui auraient été utiles ailleurs.
* Tentative d’imposition en novembre 2019, par l’ARS Nouvelle Aquitaine, d’un nouveau « cahier des charges » pour les CMPP de cette région, conduisant également à un « tri » des enfants : d’un côté les enfants « TSA/TND » autour desquels les CMPP devaient se réorganiser, avec pour projet de soins des rééducations, les soins psychologiques n’étant même pas mentionnés [25] ; les autres enfants, considérés comme souffrant de « troubles légers », devaient être traités à l’école avec l’aide des RASED (qui ont, comme on le sait, quasi disparu).
* Arrêté du 10 mars 2021 pour les psychologues [26]. Cet arrêté du 10 mars 2021 concerne les interventions que doivent pratiquer les psychologues voulant contractualiser avec les plateformes (les « POC TSA/TND) pour obtenir le remboursement. Seules certaines « interventions » sont mentionnées : « Elles s’appuient sur des thérapies cognitivo-comportementales, de la remédiation neuropsychologique et cognitive et de la psychoéducation » [27]. Quatre requêtes en annulation ont été déposées contre ce décret, dont le Conseil d’état a rejeté les arguments dans une décision rendue le 13 juin 2022, ce qui « contribue à la destruction des pratiques, des dispositifs de soins et statuts professionnels et véhicule une vision réductrice de l’humain et de l’enfance qui a envahi notre société » (Collectif des 39, 2022).
Conclusion
Quelle que soit la manière de tourner la question, nous ne parvenons pas à avoir de réponse satisfaisante pour justifier la constitution de la catégorie « TND » du DSM et à comprendre sa composition. Prenant une allure sophistique, le raisonnement conduisant à la définition est trompeur. Un trouble contemporain du jeune âge correspond de fait à la période des plus grands développements -psychiques et neuro-développementaux- soit psycho-neuro-développementaux, ces « développements » étant consubstantiels. Rien ne semble justifier le fait que certains troubles, et non d’autres, soient nommés de façon à faire ressortir la valence « neurologique » de leurs composants, prêtant à confusion puisque assimilée à leur cause, alors que les autres facteurs (relationnels, psychologiques, sociaux etc.) ont tout autant d’importance dans le développement de l’enfant. Ainsi, l’idée que cette catégorisation ressorte d’une imposture clinique, épistémologique et scientifique ne paraît pas usurpée. Nous avons d’ailleurs mis en évidence quelques intérêts puissants, d’ordre politico-économiques et idéologiques, poussant à sa généralisation et aux avantages de sa vie longue chez les professionnels comme dans le public (voir aussi Pavelka 2022) [28]. Mettre en question la rubrique « TND » du DSM n’empêche pas de reconnaître qu’un neurodéveloppement peut être perturbé du fait de causes génétiques et/ou médicales, mais cette situation ne peut être arbitrairement élargie à un ensemble de troubles du DSM. La précision et la justesse des termes ont une importance majeure.
Malgré ses défauts conceptuels évidents, de nombreux psychiatres et pédopsychiatres ont accepté la nouvelle donne des « TND », sans plus se questionner ou en se rassurant du fait de l’existence, dans la locution, du terme développement. Nous estimons pour notre part qu’il faut continuer à interroger et dénoncer cette mystification éthiquement questionnable, source de confusions, malentendus et dévoiements.
Nous avons listé quelques conséquences graves de cette dénomination, pour l’enfant, sa considération et ses prises en charge. Un problème majeur survient lorsque les législations concernant la santé mentale des enfants et des adolescents la prennent pour fondement des nouvelles stratégies de soins. Outre un « tri » des enfants, il semble bien qu’une filière « spécifique » davantage « neurologique » de ces difficultés s’organise, au détriment de la politique publique des soins en santé mentale organisée pour tous les enfants et adolescents et mise en place patiemment et avec cohérence depuis les années 1970, comportant toujours une appréhension psychologique globale de l’enfant dans son environnement, pour les « diagnostics » comme pour les soins, associant aux prises en charge rééducatives, éducatives, sociales et médicales si nécessaire (etc.) l’appréhension et les aides psychologiques indispensables. On sait que cette politique publique (secteur sanitaire et médico-social) n’est plus soutenue depuis de nombreuses années. Elle est même lentement détricotée, les moyens humains se réduisant avec l’accès à des soins de proximité, qualité et continuité, gratuité pour les populations (Bellahsen & Knaebel 2020).
Par cette notion de « TND » est à craindre une amplification majeure de cette façon plus « médicale » d’appréhender l’enfance et ses difficultés psychologiques et développementales, avec « neurologisation » des troubles considérés comme principalement d’origine neurobiologique, au détriment des autres causes, faisant rentrer l’enfant dans le circuit du handicap avec des conséquences graves pour ses constructions identitaire, narcissique et son avenir. Ceci s’accompagne d’une moindre participation de la psychologie clinique, au profit de rééducations souvent additionnées des « déficits » supposés, de prises en charge éducatives adaptatives et de traitements médicamenteux, parfois sans même que n’aient été recherchées, comprises et traitées d’autres causes intriquées aux problèmes présentés par l’enfant. Nous pouvons craindre une augmentation importante de troubles à court, moyen et long terme, du fait de la non prise en compte sérieuse, assortie des soins nécessaires et en profondeur de la souffrance de l’enfant, nécessitant d’abord et avant tout son écoute attentive et sa compréhension, le soin en découlant naturellement. Il est important de défendre la psychopathologie, plurielle, et la richesse de ses conceptualisations, ainsi qu’une clinique pédopsychiatrique relationnelle et compréhensive, plutôt qu’une pédopsychiatrie « médicale » standardisée.
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