Anssoufouddine Mohamed
Cardiologue
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- L’histoire de Dimo, le « fou du village » à l’aune des souvenirs d’enfance d’un cardiologue des îles Comores.
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Je ne saurais préciser à quel moment a commencé la relation qui me liait à Saïd. Quel âge devais-je avoir ? Moins de sept ans, c’est sûr. Je n’allais pas encore à l’école française qui accueillait les enfants à partir de cet âge. Mes parents m’avaient inscrit dans une école coranique. Le premier jour, j’étais ahuri, l’œil hagard sur le point de fondre en larmes parmi un essaim de joyeux enfants gazouillant, chantant et psalmodiant une avalanche de versets coraniques allant dans tous les sens. La myriade des petits yeux malicieux convergeait sur le nouveau venu que j’étais, mes jambes flageolaient, je transpirais à grosses gouttes…
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, c’est sur ces entre-faits que je me rappelais avoir rencontré Saïd. Il était mon aîné de dix ans, à ses côtés je me sentais protégé. La quinzaine révolue, Saïd n’allait plus à l’école française. Pour une question de repêchage qui avait mal tourné, Saïd claqua pour de bon la porte de l’école, en classe de CE2. Il se trouve qu’après avoir écrit le premier jet de ce texte, j’ai rencontré Saïd et j’ai discuté avec lui. Saïd est aujourd’hui un petit pêcheur des côtes. Alors que nous sommes en plein dans la discussion, il hèle, en me faisant un clin d’œil complice, un bonhomme qui passe de l’autre côté de la rue.
— « C’est mon neveu », dit-il.
C’est un jeune homme aux joues grassouillettes, à l’embonpoint naissant. Personnellement, je ne le connais pas. De la présentation, il en ressort qu’il a fait des études d’économies, qu’il bosse au ministère des Finances. Rien à voir avec un Saïd dont l’émaciation et l’hilarité dénotent d’une vie frugale qu’il semble assumer à fond.
— « Lis au fiston l’histoire du "livre" que tu écris sur moi. »
En parlant de livre, Saïd fait allusion au texte sur lequel nous discutons. J’hésite. Saïd me regarde avec insistance. Je comprends le jeu.
— « Vas-y vieux pote ! » me dit-il.
Je me mets à dire le texte en y affectant une certaine prosodie à certains passages.
Le neveu me paraît captivé.
À la fin, il dit à son oncle : « Je n’aurais jamais douté que tu avais partagé ton enfance avec le "Docteur’’. » Parlant de moi.
— « Qu’est-ce que vous croyez, vous les jeunes d’aujourd’hui ?
— Il faut que ces enfants comprennent la vie », la vraie, hasarda Saïd au départ de son neveu.
Saïd, ça se voit, est heureux que son histoire soit écrite. Et c’est au cours de cet après-midi d’échanges que j’ai recueilli auprès de lui des éléments dont je n’avais pas connaissance ou dont je ne me souviens plus. En me racontant en l’occurrence son éviction de l’école française, quarante ans après, il semble avoir la gorge nouée d’émotion.
Saïd avait des yeux verts qui me fascinaient et aujourd’hui encore, ses yeux continuent de me fasciner. Comment ses aïeux étaient-ils venus s’échouer sur ces îles de l’Océan indien, de quel continent venaient-ils ?
Frêle, émacié, c’était à peine si je lui arrivais à la taille. Saïd était une carcasse chancelante, montée sur échasses. En le surnommant Magaba ! Magaba [1] ! La marmaille qui, sur son passage, le huait ainsi avait trouvé le sobriquet qui le décrivait le mieux. S’il ne fallait s’en tenir qu’à ce physique piètrement loti, il n’y aurait sans doute pas eu de Saïd capable de me captiver ainsi. Rien à voir avec cette indigence physique, Saïd, il fallait vivre avec lui, il débordait de vitalité. Lui et le novice que j’étais, après l’école coranique, poursuivions des escapades à n’en plus finir. Saïd devenait au sortir de l’école coranique un diablotin incorrigible. Il mettait le cap sur les collines surplombant le village, les arpentant gaillardement ; à tout va, il se disputait, perché sur l’extrémité des branches, des mangues mûres avec les makis. Il flairait, enfouis dans leurs terriers, les hérissons dont il était grand chasseur. Avec une adresse meurtrière, il maniait la fronde contre les pintades sauvages. Il savait trouver dans les buissons enchevêtrés des arbres à glu, et y tendait avec une science imparable, des pièges pour attraper des tourterelles. Il connaissait les herbes, les feuilles et leurs vertus. Si, dans nos pérégrinations, un compagnon venait à se blesser, Saïd savait arrêter le saignement avec des feuilles de jatropha. Extraire une écharde était jeu d’enfant pour Saïd. Si après nos goinfreries, l’un d’entre nous venait à avoir la colique ou la diarrhée, Saïd le soulageait avec des feuilles de goyavier. Saïd improvisait aussi des repas champêtres… Nous cueillions fruits à pain et gros tubercules de manioc, les flambions séance tenante avec les crevettes qu’il nous apprenait à pêcher dans les eaux douces. Saïd se sachant faible physiquement, devant toute adversité, il savait faire le mort. En lui, il n’y avait pourtant pas une once de lâcheté. Sourire au coin des lèvres, avec une sagesse précoce et un humour qui lui étaient personnels, il transmuait les situations conflictuelles en atmosphère détendue, en une ambiance bon enfant. Il était inimaginable pour la petite bande que nous formions de nous aventurer dans des plantations dont nous ne trouvions pas un quelconque lien de parenté avec un membre de notre bande, les petits larcins, Saïd les avait en aversion. Il s’échafaudait une morale et des vertus qu’à la limite nous trouvions ringardes. En sa compagnie, par exemple, il fallait saluer les personnes âgées que nous croisions à travers champs ou dans les rues au village. S’il arrivait à un des nôtres de trébucher sur un caillou, il fallait l’écarter du passage. Au cœur du bois, il pouvait tout de go nous interdire de parler ou d’ingurgiter quoi que ce soit, il reniflait disait-il les replis habités de la sylve. Pour dissuader les récalcitrants, il opposait illico presto des histoires de pluies torrentielles, de vents furieux et de sylves entrées en courroux suite à quelques indocilités. Saïd nous donnait la chair de poule.
Toutes ces aventures, c’étaient les péripéties du Saïd des sylves et des bois, mais il y avait le Saïd des eaux, du littoral et des lagons. Saïd pouvait nous fausser compagnie et rester en apnée des minutes durant. Il remontait, nous narguant avec des brassées de coquillages aux couleurs chatoyantes. À marée basse, Saïd pêchait le poulpe, nous apprenait à reconnaître les poissons venimeux, les poissons électriques tels la rascasse, à éviter les fonds des lagons. Saïd était déjà homme à pratiquer seul la pêche de nuit, le matin nous le retrouvions en train de dépecer sa prise nocturne. Avec un flambeau, nous dit-il, le poisson s’arrêtait net une fois ébloui, à sa merci, il le harponnait.
Allez savoir qui étaient les parents de Saïd ! Allez savoir de qui Saïd tenait tous ces savoirs !
Saïd avait toujours évité de me montrer la maison de ses parents. Mais je découvris un jour le pot aux roses : Saïd était le neveu du fou des fous de Mirontsy, notre village. Dimo s’appelait-il.
Il vivait cloîtré entre de grands murs de pierre et de chaux. En dehors des papayers et des bananiers qui en dépassaient les murs, on ne connaissait rien de ce qui se passait à l’intérieur. Ses rares sorties semaient la frayeur dans le village : Dimo a traversé la rue ! Dimo a été signalé en mer ! C’était le sauve-qui-peut général. C’étaient des apparitions sans lendemain. Il n’en avait d’ailleurs cure des cris de frayeur, des rues qui se vidaient à son passage. Ce qui l’intéressait lui, c’était la moisson de bananes, de manioc, de coco, de tarot qu’il allait pouvoir faire lors de ces fougueuses incursions dans les plantations. C’était étrange, tout comme Saïd son neveu, les sorties de Dimo étaient bidirectionnelles : vers la montagne ou vers la mer. En mer, Dimo avait érigé avec des galets, un enclos de pierre sèche, la marée montante l’enclos était couvert par les eaux. La marée descendante des poissons dont des carangues, des perroquets, des poissons-chirurgiens se trouvaient prisonniers. Personne n’osait mettre les pieds dans cet enclos, même quand le poisson agonisait, pantelant sur le platier à sec.
Des anecdotes rocambolesques qui, quarante ans après, font encore corps avec l’imaginaire du village, se colportaient sur son compte.
Une vache dont il avait sectionné vive la queue pour en faire une grillade. Ce chenapan à qui il avait opéré une entaille pour en manger le fragment prélevé. Dans sa cour intérieure, disait-on, se trouvait un fossé dans lequel il se camouflait.
Alors que j’étais dans la confidence de Saïd, à mes questions de savoir si toutes ces rumeurs se vérifiaient, ce dernier relativisait tout. Pour la vache, Saïd me disait que ce n’était qu’une queue qu’il avait sectionnée, que c’était en plus sa vache à lui, que les gens cherchaient à amplifier des choses sans signification. Pour le chenapan entaillé, Saïd me disait que ce dernier faisait du tapage. À la demande par son oncle de se taire, ce dernier avait fait la sourde oreille. Comment un gamin pouvait manquait de respect à un adulte renchérissait Saïd. Oui mon oncle dort dans un fossé et alors !
Maintenant que nous avions brisé la glace, Saïd me parlait de ses nuits avec son oncle. Des nuits à la belle étoile. Ce dernier lui narrait des contes et des histoires anciennes. En échange, Dimo adorait que son neveu lui racontât les films qu’il partait voir au cinéma chaque samedi. L’oncle avait un intérêt particulier pour Maciste, le Fils de Spartacus, Django…
Saïd n’avait jamais daigné partager avec nous les hérissons qu’il chassait, avais-je fini par constater. C’était le meilleur cadeau qu’il pouvait offrir à son oncle, me confia-t-il.
Le feu qu’il savait produire par friction de deux bouts de bois, les hérissons qu’il chassait, la connaissance des plantes médicinales, la pêche, Saïd me confia que c’était son oncle qui les lui avait appris. Saïd avait parlé de moi à son oncle. À un moment, il voulut m’entraîner dans le sanctuaire de celui qui restait toujours pour moi le fou terrible. Il me rassura en me disant qu’il suffisait juste d’être sage, son oncle n’aimait pas l’insolence et les grossièretés. Rien n’y fit. Je refusai. De temps en temps, son oncle lui confiait des bananes pour me les offrir. La règle pour Saïd, ne jamais rentrer tard car, pour son oncle, le monde est pourri. Ne te laisse pas aller comme ça, lui disait-il. Saïd nous vendait ce type de discours, pour relativiser notre stupéfaction face à cette cohabitation qui nous paraissait par bien des côtés, bizarre. Au fond, ce n’était pas facile pour Saïd, il y avait entre lui et son oncle une forme de pacte tacite tissé de codes bien huilés qui fonctionnaient à merveille, et leur permettait de vivre ensemble. Quand, par exemple, le fou sentait que ça n’allait pas bien de son côté, il faisait signe à son neveu de s’écarter, lui recommandant d’un geste de la main de prendre le large. C’était machinal, Saïd se retirait sans demander son reste. À l’inverse, quand son oncle perdurait dans ses états, ou bien quand il avait besoin de récupérer une de ses affaires, Saïd interpellait son oncle par son prénom. Une manière de faire irruption dans son délire et de susciter son émotion : Assaniiiiiii ! Assaniiii ! Assani c’était le vrai nom de l’oncle, Dimo étant un surnom. Sous ses yeux, Saïd le voyait changer de visage, sortir du monde dans lequel il était plongé. Et tout redevenait normal. Avec le recul, je me dis que c’était un électrochoc à la Saïd.
Des années plus tard, j’allais à l’école française et m’étais trouvé de nouveaux amis ainsi qu’une nouvelle marotte : la lecture des bandes dessinées. L’amitié avec Saïd s’éloignait. Par contre, ne voyant plus Dimo faire ses sorties subites et bruyantes, je m’en enquis auprès de mon vieil ami. Il me dit qu’il y avait beaucoup de plaintes au village à propos des maraudages de son oncle. Qu’on avait fini par le clouer à la maison, j’imaginai qu’on l’avait enchaîné. Saïd égal à lui-même dans ses convictions me dit qu’un érudit du village lui avait confié des amulettes qu’il enfouit dans la cour et depuis son oncle ne quittait jamais la maison. Il tournait en rond.