Rupture

Sylvie Cognard,
Médecin généraliste

Coco est une patiente haute en couleurs, artiste, créatrice d’objets d’art. Elle galère sans cesse au niveau financier et l’adolescence de ses enfants n’est pas de tout repos. Nos rapports sont cordiaux, voire amicaux. Elle m’invite à ses expositions et à celles de ses amis. Lors des consultations, nous philosophons avec ardeur sur tous les sujets qui rendent à la fois difficile et passionnante son existence. Coco est sujette aux maux de tête et nous rattachons souvent ses « prises de tête » à des évènements de vie complexe. Un jour, Coco vient consulter pour un mal de tête qui m’évoque une crise de migraine. Coco m’explique qu’elle a reçu une lettre de rupture amoureuse la veille au soir, c’est extrêmement douloureux pour elle et pour ses enfants qui s’étaient attachés à cette figure masculine. Je me permets de faire le lien entre cet épisode de vie et l’apparition du mal de tête le matin même et lui prescris des antalgiques, sa tension artérielle est un peu élevée. Je lui dis de m’appeler le lendemain pour me dire comment la douleur évolue. Le deuxième jour, la douleur est plus intense malgré les antalgiques et irradie au cou. J’ai dans la tête une autre patiente évoluant dans la même sphère sociale qui avait fait une crise de migraine ayant duré cinq jours. Je lui avais conseillé d’aller aux urgences pour un scanner, elle avait refusé et c’était bien une migraine. Connaissant Coco et ses soucis, je lui propose de repasser pour que je reprenne sa tension et lui tienne un discours rassurant, arguant qu’il faut du temps pour guérir un chagrin d’amour. Sa tension est toujours élevée, mais je ne pense pas un instant à lui proposer un passage aux urgences. Le lendemain, Coco rencontre une amie qui s’inquiète de son état et l’emmène au CHU. Le diagnostic de rupture d’anévrysme a minima est posé.
Coco a failli passer de vie à trépas. Elle s’en tire sans séquelles. Je suis atterrée en imaginant ce qui aurait pu arriver. Coco morte ou gravement handicapée, la vie de ses deux enfants sans leur mère. Je m’en veux énormément.
Après cela, nous convenons que je continue de soigner ses enfants et qu’elle va consulter un collègue et les spécialistes ad hoc. Trop copines pour continuer notre relation médecin-patiente après une histoire pareille !
Quelques années après, je me dis que je ne voulais pas penser qu’il puisse arriver quelque chose de grave à Coco, pas à elle et pas à cause d’une histoire d’amour. Inconsciemment, je n’ai pas voulu voir ce que j’aurais vu chez un autre malade. Je me suis rassurée en comparant son terrible mal de tête à la migraine de mon autre patiente, alors que la tension artérielle, la localisation de la douleur, n’avaient rien de comparables. La seule chose comparable était la grande sympathie que j’avais pour ces femmes, mon envie qu’elles gardent « la tête hors de l’eau » malgré leurs soucis du quotidien, qu’elles soient heureuses.
Le lendemain où j’ai commencé à écrire ce texte, Coco que je n’avais pas croisée depuis quatre ans m’a téléphoné sur mon portable pour me demander mon avis sur un autre problème de santé. Le temps a passé, le besoin de partager en confiance est resté et cela me fait chaud au cœur.


Pratiques N°59, octobre 2012

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