En deux parties et une troisième, fantôme.
D’abord dans un texte « justifié », en prose, Éric Bogaert (ÉBt), la personne dans le psychiatre (ça s’éclaire dans la seconde partie) auteur de cette partie, réagit au livre de Christophe Esnault (CE), dont il parsème son texte d’extraits, en vers libres « centrés » sur la ligne, choisis arbitrairement par lui pour illustrer et articuler son propos, qui devient ainsi leur propos éventuellement discordant, au corps défendant de CE qui toutefois ne s’y est pas opposé.
Et dans une seconde partie les deux auteurs se sont entendus pour réaliser un entretien par échanges de courriels, histoire de ne pas laisser ÉBt disposer à son seul gré de CE dans la première partie, même si ÉBt n’a pu résister à commenter à son tour en quelques notes quelques réponses de CE, qui lui ont bien entendu été transmises, jusqu’à épuisement (provisoire ?) des échanges, donnant quitus à cette publication.
Seconde partie où un livre [1] qui, et sans qu’il le sache alors, s’était imposé à ÉBt lorsqu’il a rédigé la note de lecture du livre de CE comme réponse à la quête de celui-ci, apparaît parmi d’autres fantômes dans les réponses de CE aux questions d’ÉBt.
De la Lettre au recours chimique à l’alchimie du recours à l’être
La civilisation commence par l’amour, l’amour libre, l’amour comme plaisir,
et non pas par devoir, asservi à la vie de famille
Jean Botero, à propos de l’histoire de Gilgamesh,
in La salle des machines, émission radiophonique de France culture,
le 4 juillet 2021, entretien avec Charles Berberian (à 13’08)
C’est un livre [2] que son auteur, que je ne connais pas, et qui ne me connaît pas, a tenu à m’envoyer, au prétexte de mes textes qu’il avait lus dans Pratiques. Drôle d’histoire, mais pourquoi pas accepter l’aventure !
Un livre, ça commence, enfin pour moi, par la couverture, puis la quatrième de couverture, le sommaire, et enfin, quand je m’en sens disponible – ainsi il en est beaucoup dans ma bibliothèque que je n’ai pas encore lus –, sa lecture.
Toute blanche, avec en gribouillis jaune une tête (de mort ?), où sur le front le mot lettre forme des rides, l’A encerclé d’anarchie l’œil droit, tandis que le recours fait une poche au gauche, des dents serrées en guise de bouche, surmontées d’une moustache, chimique ; telle est la couverture sous laquelle se cache le livre. Doucement terrible.
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- […] Vivre est devenu un espace de radicalité
Et je veux bien être un poil parano […]
Mais il me semble que la question
Quelle est la pathologie ?
Cette question mord dans la jambe du vivre […]
- […] Vivre est devenu un espace de radicalité
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Ainsi commence la quatrième de couverture, qui poursuit par… dysphorie… Dysphorie ? dysphorie [disfɔʀi] nom féminin, ÉTYM. 1811 ◊ grec dusphoria « angoisse », de dusphoros « difficile à supporter » ■ DIDACT. État de malaise. CONTR. Euphorie. © Le Petit Robert 2016
Mais il s’agit là d’un diagnostic, probablement up to date, que, pour être en voie d’extinction, je ne connais pas. Alors j’ai eu recours à l’encyclopédie up to date, Wikipédia : « La dysphorie ou humeur dysphorique, généralement labile, désigne une perturbation de l’humeur caractérisée par un sentiment déplaisant et dérangeant d’inconfort émotionnel ou mental, symptôme de la tristesse, de l’anxiété, de l’insatisfaction, de la tension, de l’irritabilité, ou de l’indifférence ». Ainsi, qui n’est pas dysphorique de nos jours ! À moins qu’il ne s’agisse de la traduction dans le langage médical actuel, à l’instar de la récente dysphorie de genre, de ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps troubles bipolaires, et bien plus longtemps encore psychose maniaco-dépressive ou plus ordinairement cyclothymie, ou en français courant lunatique.
Et le sommaire ? Pas de sommaire.
Enfin, le texte.
On ne peut pas lire un livre comme ça…
Pas de ponctuation. Ça coule, file, se défile, se dévide, s’effiloche, ça mets les bouts sans s’arrêter. Qu’est-ce que veut dire l’auteur ? Qu’est-ce que ça veut dire de l’auteur, du déroulement de sa pensée ? Est-ce de la pensée ou de l’inconscient – ça ; retravaillé ? (ajoutant ainsi de l’artifice à l’hémorragie de l’âme) – de l’auteur ? Il oblige le lecteur à s’en débrouiller, à mettre lui-même les respirations – même s’il y a la scansion des mises à la ligne –, articulations, ruptures, reprises, à l’endroit qu’il peut, qu’il imagine, à s’inviter ainsi plus qu’il ne le faudrait – mais jusqu’à quel point le faut-il ? – dans le psychisme de l’auteur, vampirisant ainsi le sens après lequel court celui-ci, ou qu’il a pris soin, le coquin, de masquer en s’épargnant – négligeant, refoulant, déniant, sacrifiant… ? –, la ponctuation – j’en ai inventé une lorsque son texte est incorporé dans mes phrases. On glisse de l’un à l’autre tant et si bien qu’on ne sait où s’arrête l’un et où commence l’autre, confusion du sens, des sens, impossible de discriminer ou d’appréhender les jugements ni les affects.
Cette fuite des idées fait de ce texte un long ruban d’associations rythmé par les retours en boucles autour de son déroulé, plus que par des points de capiton – avec l’éventualité que ces boucles se hasardent à en tricoter, de ces points. De ce fait l’ébauche de tenue de l’ensemble est relativement invertébrée, gagnant en volutes baroques et flottantes ce qu’elle perd en perspective claire et rigoureuse.
J’aurais aimé moins gagner – y compris en subjectivité de l’auteur, d’autant que le style, dont l’absence délibérée de ponctuation désappointe, là, la masque –, et moins perdre – notamment en possibilité de rencontrer un être, sujet tentant de structurer son texte pour aller vers l’autre.
… et pourtant je l’ai lu.
Il y est questions, entremêlées :
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- […] Ne pas vivre en parfait esclave est une pathologie
Vivre est une pathologie n’est pas une formule […]
- […] Ne pas vivre en parfait esclave est une pathologie
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De la folie, au regard de la normalité
La normalité serait d’avoir un travail et une famille, « couple et élevage », qui serait aussi une aliénation sociale. « La normopathie est absence de pensée » ; ne serait-elle pas plutôt arrêt de la pensée, par un point final – ponctuation sans plus de texte ? – ; et la folie un texte où il n’y aurait plus de ponctuation ? Quant au fou, il est un inadapté social, « ce qui est au fond un signe d’intelligence ».
Il convient d’« éloigner les fous […] pour protéger une société qui ne peut pas admettre qu’ils ne sont pas aptes au monde de la production ou de la circulation des biens et des services ». Ainsi, « L’AAH [3] est un épouvantail, tu préfères te taire au travail que vivre cette humiliation-là ». C’est très juste et bien connu – le fou improductif et inutile, le fou exclu de la cité, mais le fou libéré… –, mais hurlé de telle façon que c’en est inaudible, on n’entend pas que le problème n’est pas le travail mais ce qu’en font les hommes dans leur écriture de la geste du monde. C’est là un intérêt de ce livre, poser l’ambiguïté, l’ambivalence : gloire à la folie, cette exubérante liberté, qui toutefois empêche de mener une vie sociale tranquille mais aliénante ; où est l’aliénation, que serait la désaliénation ? – ce serait quoi, une des alien nation ! Alors, la folie au recours de l’être, ou la lettre au recours de la folie ?
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- […] Les Freudiens te le diront
Si tu es capable de travailler (et d’aimer)
Alors tu es en bonne santé […]
- […] Les Freudiens te le diront
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De la psychiatrie
Selon son expérience, le soin psychiatrique c’est un diagnostic d’où découle la prescription d’un traitement médicamenteux, le recours chimique, rarement, ou trop brièvement, ou mal, enveloppé d’une écoute qui là, sans détails, se serait, malgré successivement quinze paires d’oreilles différentes, révélée plus formelle qu’authentique, se dérobant au courage d’écouter, de soutenir l’échange ; « ça n’existe pas un lieu où l’on peut être écouté ». La prescription comme évitement des questions, de la rencontre ; mais, si « c’est l’autorité médicale et l’autorité psychanalytique qui (l’)avaient mis dans cet état, (il) n’en fera pas le récit ici ». Dommage, c’est plutôt ça qui aurait été intéressant ; pourquoi éviter le récit des ratages de la rencontre ?
Les pathologies inventées pour vendre des molécules, le psychiatre qui insiste pour qu’il ait une vie de couple stable, se marie et fonde une famille, alors qu’il refuse la vie en couple, par amour, pour ne pas emprisonner la femme qu’il aime, que chacun dans le couple ne soit un médicament pour l’autre, le psychiatre comme avocat vis-à-vis du médecin du travail qui demande « quelle pathologie ? », la psychiatrie police de l’aliénation sociale : il « hait ce monde du pouvoir médical et psychiatrique et (sa) haine s’appuie sur des expériences et des textes lus en revues spécialisées, écrits par des infirmiers, psychologues, médecins et psychiatres qu(’il a) la malchance de ne pas connaître car (il sait) à les lire que ça pourrait être de formidables interlocuteurs ». Formulation assez ambivalente voire ambiguë (encore), qui trouve une autre expression dans sa rancœur envers un psychiatre qui se disait proche d’Oury et s’est révélé prescripteur et tenant du couple.
Au-delà des reproches que certains d’entre nous pouvons faire nous-mêmes à la psychiatrie, ou plutôt à la façon dont elle est pratiquée parfois, on a bien le sentiment d’un gâchis de rencontres ratées. Tel médicament, quel que soit le blister d’où on le sort, c’est la même molécule, chimique, tandis que la rencontre de l’autre, c’est de l’ordre de l’art de fondre et d’allier les sujets, autrement plus aléatoire et labile, de l’alchimie.
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- […] Je paie un psy
Qui n’est pas là
Il y a bien un général des armées médicamenteuses
Mais avec personne dedans […]
- […] Je paie un psy
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De l’embarras du patient face au système de soin
Pas facile, d’entreprendre des soins psychiques. Il faut savoir qu’on en aurait besoin, se décider à en demander, trouver une « adresse », personne ou lieu, où il y ait du répondant, quelqu’un, et du courage donc pour soutenir la rencontre et pas seulement se contenter du recours chimique. Mais pas facile aussi de poursuivre des soins psychiques, il faut avoir le courage d’affronter ses désillusions, d’interroger ses réticences, de dompter ses défenses, de passer outre ses résistances, et de mettre sur l’établi transférentiel ses déceptions y compris quant au transfert lui-même. C’est dire que ce n’est pas seulement une question d’organisation du système de soin lui-même, qui pourtant est en cause lui aussi : « Vivre est devenu un espace de radicalité […] Éducation, université, hôpital public, santé […] ont été avalés par le marché, […] la novlangue du management a tout avalé ».
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- […] Alors peut-être faut-il se psychiatriser soi-même
Pour aller vers une critique sociale nouvelle
On l’a vu dans Train de vie [4]
En 1941, dans un village de l’Europe de l’Est
Un fou sauve son village
Le fou du village qui trouve une idée géniale
Celle de se déporter eux-mêmes pour échapper à la barbarie
Une fausse déportation comme il va falloir inventer une fausse ordonnance […]
- […] Alors peut-être faut-il se psychiatriser soi-même
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[Ce que ne dit pas l’auteur, et qu’on lit dans Wikipédia, pour ceux qui n’ont pas vu le film, c’est que « Schlomo (le fou du village) conclut son récit en le présentant comme étant la vraie histoire de son shtetl (village juif d’Europe de l’Est). Mais il tempère immédiatement cet heureux dénouement, en précisant que c’était enfin ‟presque” la vraie histoire. En effet, au moment où il raconte cette fin, l’image jusqu’ici centrée en gros plan sur le visage de Schlomo effectue alors un zoom arrière et révèle qu’il est à l’évidence prisonnier dans un camp de concentration. Schlomo se met à entonner une comptine où il narre que ce qui le maintient encore en vie, c’est de s’évader mentalement dans sa ‟sublime folie” ».]
De sa folie
Des « angoisses, […] un glissement psychique, un rééquilibrage (qu’il tente) d’opérer par le délire […] un déchirement qui cherche un sens […], le dérèglement mental cherche sa solution, c’est un soin fait à soi-même qui s’élabore », font de « (sa) vie vive […] une création et on (lui) demande chaque jour de redescendre à la hauteur de ceux qui vivotent » (d’où parfois ses « chutes vertigineuses » amorties par « le tapis de mousse du recours chimique »). Ceux qui vivotent, les « normopathes, découpent (son) corps avec leur pensée de normopathes » (la ponctuation serait-elle de l’ordre de ce découpage, une découpe du corps du texte ?). Il a « mille pensées à la minute », un « mode de pensée en arborescence où […] un mot […] ouvre des mondes, où les liens, les signes, les références […] se relient entre eux, s’entrelacent puis se détachent pour aller quelquefois vers une pensée, une phrase, un flux », tandis que, ajoute-t-il, « si je pense comme vous, je ne pense pas, ai emmené si peu loin ma pensée qu’elle ne peut être une pensée […], si je pense comme l’autre, exactement comme l’autre, il n’y a pas de pensée » (ou pas de sujet ?). Et « les normopathes […] (lui) réclament discrétion, […] non-vie, […] en bridant et maintenant muet (son) corps politique, rester éteint ».
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- […] je joue les petits antonins […]
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De l’écriture, son soin
« [… la poésie […] (pour) fuir un réel inacceptable […] » ; ainsi s’ouvre ce livre. D’ailleurs « vivre doit être une œuvre d’art ». « Est-ce qu’un texte peut être un soin ? » s’interroge-t-il. Il est à la recherche d’un « texte culte » – culte à Antonin Artaud [5] ? mais Artaud cherchait-il à être Artaud ? ne l’était-il, tout simplement ! –, et plus précisément du « fragment manquant » qui apporterait cohérence à l’ensemble des fragments, d’une « solution pour la structure (du texte), pour des ramifications entre chaque fragment » ; ne s’agirait-il pas de la ponctuation ? On pourrait aussi imaginer un texte au format pdf où des liens hypertexte permettraient d’autres lectures selon les portes d’entrée, et les voies de sortie, des ronds-points (de capiton). « L’écriture est un art de la précision et du rythme, je peaufine mes phrases » ; mais sans ponctuation, y a-t-il précision, rythme, et surtout phrases ?
Écrire, c’est se soigner soi-même dans la mesure où la psychiatrie est insatisfaisante : « Ce texte consiste à me construire une cabane, un refuge, un soin, et le meilleur des soins est de fuir la psychiatrie ». Il évoque par ailleurs les médicaments qui apportent l’« abrutissement » qui permet de supporter le flottement dans la structure du texte (cf. le tapis de mousse du recours chimique). Mais le psychiatre n’est pas totalement inutile : « Le travail thérapeutique se fait seul, les doigts courant sur le clavier, et le psy est un personnage de fiction […] qui a juste été un mauvais public […] ; c’est dans la création, les rencontres et les amours que se situe le soin ». Certains, qui théorisent la psychanalyse, parlent d’un analyste qui fait le mort, objet inerte autour duquel l’analysant va sécréter sa matière et s’en reconstruire une histoire charpentée par les interprétations, échos actuels des lignes de force d’un passé recomposé. Fiction plus vivable que le chaos originel, et même que le roman familial.
Toutefois, il écrit « en donnant des coups trop désordonnés pour qu’ils puissent porter, avec les limites de (son) écriture et de (son) geste », et il ressasse : « je radote, faudrait y aller à la machette dans ce texte ». Et si « (ses) démesures littéraires sont la cause de la plupart de (ses) glissades psychiques », faut-il y voir une thérapeutique – pas si efficace que ça finalement ; comme la psychiatrie ? – ou une étiologie ?
Le style c’est l’homme, aurait dit Lacan. Ainsi les glissades – l’absence de ponctuation n’en serait-elle pas une ? – seraient à la fois la forme de la folie, et la tentative de guérison.
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- […] Même si je veux bien réhabiliter le mot fou
Il ne me fait pas peur ce mot
On peut le nettoyer […]
Nettoyer les mots qui ne veulent plus rien dire […]
Tellement on les a salis ou abîmés
Réinventer le monde et le langage
Et sa manière d’être au monde
Aborder le psychiatrique
Ce sera aborder le monde social
La règle et la norme
Et reposer une autre question
Qui érige en norme ?
Qui maltraite les individus ? […]
- […] Même si je veux bien réhabiliter le mot fou
-
J’ai donc lu ce livre. Mais qu’en faire ?
C’est une complainte sur la méchanceté du monde qui nous fait un mauvais texte, quand c’est à chacun d’écrire son texte du monde. Peut-on écrire un texte sans ponctuation, lorsque, au-delà de la folie, on s’adresse à autrui ?
Ce qui est intéressant, plus que le livre, c’est ce dont il témoigne, une recherche, un effort de recherche, sur ce qu’est la folie, et comment la traiter (plus que soigner, et plus encore que guérir). Et il s’agit bien de folie, et pas de maladie mentale. Folie, c’est-à-dire le phénomène humain, donc langagier et social, et pas seulement une pathologie du corps, cerveau compris.
On a le sentiment qu’on pourrait presque attraper quelque chose qui coule, fuit…, que l’auteur cherche à attraper par son texte, mais voilà, ça échappe, au lecteur, et à l’auteur lui-même, lequel échappe au lecteur : il est insaisissable. Échappée libre, folle liberté, insupportable désaliénation, tout aussi insupportable culpabilité de l’aliénation. Avec des hauts, et des bas. Dysphorie textuelle.
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- […] Mes glissades sont des constructions romanesques
Je cherche un interlocuteur
Qui ait connaissance des processus
Sur un terrain schizo-analyse
Sur un terrain lecture analytique
Qui en connaît les enjeux et les dangers
Je cherche un soutien
Mes glissades psychiatriques sont une maladie professionnelle
Je me dope au délire
J’en ai besoin pour créer […]
- […] Mes glissades sont des constructions romanesques
-
Envoi
Ainsi le recours chimique de la médecine est insuffisant,
Les soins psychiques impossibles ou insatisfaisants,
Dans un système de santé muté en machine à profits.
Que reste-t-il pour ce créateur combattant (de) sa folie ?
Entretien entre Christophe Esnault, auteur de Lettre au recours chimique, et Éric Bogaert, psychiatre.
Psychiatres hyper-adaptés, mais sans personne dedans
Éric Bogaert (la personne dans un psychiatre) : Pourriez-vous vous présenter brièvement, qu’on ait une idée de l’homme qui nous a écrit cette Lettre ? Votre livre est paru dans une collection nommée « Freaks » ; seriez-vous un freak, et qu’est-ce qu’un freak ?
Christophe Esnault : Je suis un homme en transformation qui se nourrit de ses lectures et de ses rencontres. Une rencontre véritable modifie pleinement qui je suis. Je lis énormément (poésie, essais, romans…) et j’ai eu une période où j’étais cinéphile, une autre où j’ai vu un millier de concerts. Je travaille avec de nombreux artistes, musiciens, écrivains, revuistes, éditeurs. J’ai une bête activité salariée que je peux nommer sobrement « travail alimentaire ». En 2018, avec Aurélia Bécuwe et Lionel Fondeville (avec qui j’ai co-fondé le projet littéraire, musical et cinématographique Le Manque), nous avons créé une série de 70 haïklips mettant en scène mon corps, et le rapport que j’entretiens avec celui des autres et le monde, face à des situations ou institutions symboliques diverses. Ces haïklips ont eu une belle vie en festivals de vidéos dédiés à la santé mentale (Médiapsy à Paris, Images mentales à Bruxelles, Les journées Cinéma et Psychiatrie de Lyon…). Je ne peux pas vivre sans créer. Non, ce n’est pas un symptôme, mais la seule manière d’être au monde [6]. Celle-là e(s)t de vivre un immense amour, qui est toujours une création et la plus puissante des drogues.
Un freak fait écho en premier lieu aux personnages du film de Tod Browning, Freaks, La Monstrueuse Parade en français. Mais aussi aux corps de celles et ceux qui, gavés de neuroleptiques, ont parfois doublé leur poids depuis le début du traitement. Et celles et ceux qui pour des raisons pluri-factorielles (Durkheim) mettent fin à leurs jours.
On exploite ma silhouette de presque freak dans la plupart des deux cents films du Manque. Allez voir pour commencer Je veux un enfant médiocre réalisé par Franz Griers, et votre vie (et celles de vos proches, à qui vous allez le montrer) va changer.
Le mot freak a une histoire. Son étymologie en anglais viendrait de l’une des formes du verbe frician, c’est-à-dire danser, au Moyen-Âge, avant de désigner un état d’esprit soudain et apparemment sans cause, mais aussi se déplacer avec agilité et rapidité. Il a également un autre sens en anglais, il désigne une personne courageuse, audacieuse, voire un guerrier. Au XIXe siècle, il prend le sens de « monstre de foire », au milieu du XXe, celui de « drogué », et enfin dans les années soixante, des mouvements étudiants et artistiques américains le revendiquent afin de combattre les valeurs bourgeoises qui les oppressent. L’expression « freak out ! » (titre du premier album de Zappa) pourrait se traduire par « s’exprimer librement ». Je m’inscris volontiers dans cette filiation.
ÉBt : Dans nos échanges autour de votre bouquin et de mes commentaires, vous dites que je n’ai pas compris votre Lettre. Ça ne m’étonnerait pas, mais ce serait dommage. Pourriez-vous alors dire brièvement en quoi, et plus longuement, sachant ce que j’en ai compris, combler mes lacunes ? Qu’ai-je raté qu’il vous semble important de signaler ?
CE : Réduire Lettre au recours chimique à un tweet pour être plus lisible, être agréable, être fun, désolé, je n’y tiens pas.
Je comprends que mon texte ne vous transforme pas, qu’il ne trouble pas votre pratique. Lettre au recours chimique a fait l’objet de nombreuses notes de lecture et, pour autant que je puisse en juger, souvent pertinentes. Celle d’Emmanuel Venet en particulier, dans la NRF, m’a beaucoup touché. Mon écriture danse avec les milliers de livres qui l’ont nourrie. Je ne pense pas qu’il faille être un lecteur de poésie ou de littérature contemporaine pour apprécier Lettre au recours chimique, mais je ne pense pas non plus que cela puisse nuire. Je fais des échos à mes lectures d’articles dans la revue Pratiques : l’avez-vous noté ? La rencontre est rare. Elle n’a pas eu lieu avec vous, mais peut-être cet entretien écrit est-il la rencontre… Pour compléter, je dirais que j’interroge le soin et son absence. Les normes et les injonctions sociales. La docilité au travail, la pensée courte et les liens avec l’industrie pharmaceutique (molécules, labos, dealers et mafieux, etc.).
ÉBt : Vous évoquez avoir rencontré (pour vous soigner ?) « quinze psy lamentables », et envisagez à la fin de votre lettre d’arrêter les soins psychiatriques. Pourriez-vous dire de façon moins littéraire et plus concrète que dans votre Lettre quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pour vous soigner. Ou dit autrement, quelle est votre expérience, que pensez-vous, du système de soin, et notamment pour ce qui concerne les soins psychiques ?
CE : Lettre au recours chimique n’est pas un document, un reportage, pas tout à fait un récit. C’est un poème. J’utilise cette forme pour dire qu’il n’y a pas de soin possible dans des séances express de 15 ou 20 minutes axées sur l’ordonnance, le recours chimique. Par ailleurs, le système universitaire est d’une sélectivité sans pitié. Il tend à laisser entendre que ses survivants diplômés, qui pourront passer quarante années à profiter de cette rente engrangée dans leur jeunesse, sont des êtres d’exception, une sorte d’aristocratie de l’intelligence. Mais soyons sérieux, si chaque élève brillant devenait Jung, Foucault ou Barthes, ça se saurait. L’hyper-adaptabilté et la capacité d’un être à se fondre dans un modèle, un costume qui n’est pas le sien ne prouve rien d’autre que ce talent-là. Et j’éviterai ici le couplet sur le déterminisme social, la reproduction des élites, l’entre-soi, etc.
La série En thérapie diffusée sur Arte a connu un réel engouement. Le psychanalyste y est tour à tour à l’écoute, brillant, subtil, didacticien, mais parfois ridicule et lamentable. Sans un peu d’admiration pour la pensée du thérapeute ou pour son monde analytique, pour ma part, je ne vais nulle part. Même s’il n’est pas exclu du tout qu’avec un joli transfert négatif, je puisse opérer un cheminement. Exemple : ce psychiatre à la vie réglée comme une promenade kantienne m’ennuie à mourir, il me permettra d’écrire un autre livre ou faire vingt films de plus (cette semaine) pour me désennuyer de lui.
Une anecdote : Il y a vingt-cinq ans, un neurologue, psychiatre et psychanalyste établit avec moi un rapport de confiance. La spiritualité y a belle place. Sa bibliothèque est haute de quatre mètres. Je suis déjà un très grand lecteur. Lors d’une séance où je suis enlisé dans mes tourments et dans l’urgence d’y mettre fin, il me promet de me raconter sa rencontre avec Albert Camus, la prochaine fois. La ficelle était un peu grosse, mais, elle a fonctionné. Les psychiatres branquignols, incultes et tout en carton ne sont ni plus ni moins nombreux que dans tous les corps de métier [7]. Il existe peu d’ébénistes de génie, de mathématiciens exceptionnels, d’architectes singuliers.
Je vois les psys arriver à des kilomètres avec leurs techniques et leur désir de dégainer la bonne étiquette ou le médicament idoine. Il est rare que je découvre une vraie présence au monde, une érudition, un monde de richesse, d’écoute active. Je sais que cela existe (y compris quand je lis Pratiques). Beaucoup de psychiatres ne sont pas des experts du vivre. On leur parle d’amour et ils nous parlent de couple (l’horreur). J’écrirai peut-être un jour un texte sur mon ostéopathe et sur son écoute, son soin véritable. Quand je le regarde en philosophe, et qu’il me parle de moi en regardant mon corps, je comprends qu’il me considère tel que je suis, et non comme élément d’une nomenclature. La question est : pourquoi cette rareté ? Qu’est-ce qui, dans la société comme elle va, freine cette capacité qu’ont les humains à se révéler à eux-mêmes et donc à voir les autres ?
Si j’offre ma Lettre au recours chimique à Emmanuel Venet, c’est avant tout parce qu’il est auteur chez Verdier, éditeur prestigieux que je pratique assidûment depuis vingt ans. Ce qu’il a écrit sur ma Lettre m’assure qu’il m’a parfaitement perçu. Il semble avoir su voir ce texte pour ce qu’il est, sans le passer à la moulinette de quelque taxonomie psychiatrique que ce soit. Son Manifeste pour une psychiatrie artisanale [8] est un état des lieux très juste et très précis, à mon sens. Sobre et nourri de données chiffrées qui plantent un décor. Les personnels soignants et patients pourront utiliser son texte comme une boîte à outils minimale afin de comprendre la psychiatrie. Base historique érudite, et prolongements vers de plus récentes observations. Venet, en faisant preuve de pensée critique, rehausse sa discipline. « La médecine industrielle » qu’il évoque ne peut pas l’être que par des usagers et patients, on écoute un psychiatre et écrivain car il fait autorité [9]. « Personne ne s’étonnera de constater que le pouvoir penche pour cette solution : accentuation du virage ambulatoire, centres experts, e-médecine, téléconsultation, standardisation à outrance et néo-management propice à briser les corporatismes et les résistances syndicales. » Je ne doute pas que si j’avais consulté Emmanuel Venet dans un contexte de soin, nous aurions su avoir des échanges de qualité [10]. Lire ses récits, romans et textes courts (j’affectionne les fragmentistes) et lui offrir les miens, s’adresser quelques mails et conseils de lecture à propos de textes essentiels, c’est très bien aussi.
ÉBt : Vous évoquez Sarah Kane, que je ne connaissais pas avant de faire quelques recherches depuis la lecture de votre bouquin, pouvez-vous nous en parler ? Et vous me dites que d’autres références culturelles sont cachées dans votre Lettre, que je n’ai peut-être pas vues. Pourriez-vous nous en parler, qu’on puisse les y débusquer, et nous dire en quoi elles sont cruciales pour vous au point que vous vous appuyiez sur elle, tout en les masquant ?
CE : Non, les références littéraires et échos aux penseurs ou essayistes ne sont pas masqués. Des lecteurs ont parfaitement vu mes échos à l’antipsychiatrie, à l’aventure La Borde (et à ses acteurs), à mon exagération Thomas-Bernhardienne, à l’agencement du désir chez Deleuze… [11]
Sarah Kane est une dramaturge anglaise, sans doute la plus célèbre de la deuxième moitié du XXe siècle. Je ne peux pas l’évoquer en la réduisant à quelques lignes. France Culture la présente ainsi : « Cinq textes de théâtre, brûlants, violents, désespérés, romantiques, explosifs, modernes. Un auteur est né, un choc venu de Grande-Bretagne, qui change le visage du théâtre puis disparaît. Sarah Kane se suicide à 28 ans, en se pendant avec ses lacets dans sa chambre d’hôpital ». M’est avis que son style sec et heurté, brûlant de lucidité et de sensibilité vous sera déplaisant.
ÉBt : Il me semble que le style que vous avez adopté pour cet écrit n’est pas votre style naturel. Qu’attendiez-vous de l’emploi de vers libres, du centrage de ceux-ci sur la page, et surtout de l’absence de ponctuation ? Avez-vous envisagé d’autres formes pour cette lettre ? Ne pensez-vous pas que comme vous avez travaillé votre style, celui-ci donne au texte une certaine affectation qui nuit au sujet qu’il traite, qui aurait bénéficié d’une forme plus simple, plus brute, ou même plus banale pour dire des choses aussi peu ordinaires ?
CE : Le tact légendaire des psychiatres est un ravissement continu, merci, merci… Tout est à sa place dans ce texte. J’ai écrit seize livres, et les plus exigeants de mes lecteurs me disent que celui-ci est le plus puissant, le plus abouti en termes de langue et de rythme, d’accord entre la forme et le fond. Vous citez dans votre texte Jacques Lacan. Il y a théâtralité chez Lacan, comme dans mon texte et mon personnage. Il y a de l’humour aussi, de l’ironie et beaucoup d’autodérision. Votre silence sur ces aspects me semble très intéressant. Je peux citer moi aussi Lacan, à l’origine de ce qu’il faut bien appeler un nouveau monothéisme : « Je m’adresse aux non-idiots. »
ÉBt : Sur la question de l’embarras du patient (et pourquoi pas du soignant) face au système de soin, pouvez-vous dire quelque chose ?
CE : Une douzaine de pathologies différentes me sont diagnostiquées par des psychiatres bien sûrs d’eux. Je pose la question : peut-on prendre au sérieux la psychiatrie et ses représentants ? Ne serait-ce qu’un tout petit peu ?
C’est embarrassant, tout de même, ces patients qui se suicident massivement… Il faut vite en trouver d’autres pour continuer à écouler les stocks de pilules magiques ou d’injections fabuleuses. Là est le sens. Là est la mécanique.
J’évoque souvent le monde du travail, car j’y vois un écho aux pathologies que l’on colle sur le dos des exclus du merveilleux monde salarié. Ce monde crée de la souffrance psychique, puis l’éjecte hors de son biotope froid, et enfin l’ignore ou la stigmatise.