— DOSSIER —

C’est depuis l’expérience de l’« usager » et des proches qui l’accompagnent que nous allons questionner le système kafkaïen qu’est devenue la machine à soigner. La novlangue aggrave la perte de sens induite par l’arbitraire des nouveaux découpages des différents temps de la maladie, de la spécialisation par organes et sous organes, des nouvelles technologies, de la numérisation des données de santé et des formalités administratives, des impasses territoriales où le système de santé est absent. Comment peut-on se repérer dans le dédale des parcours de soins, avec des numéros de téléphone auxquels personne ne répond ou des plateformes numériques qui ne cessent de nous désorienter et nous transforment en objet virtuel ? Comment une personne nécessitant des soins pourrait-elle trouver ce dont elle a besoin sans rien comprendre de la complexité des logiques internes à chaque système ?
Les médecins ont perdu une grande part de leur autonomie, au profit de la gestion, des finances et du management. Même si la tendance change chez quelques jeunes médecins, il y a une part de fascination inconsciente pour la technique, la modernité, la rationalisation qui ne nous dédouane pas de nous interroger sur leurs effets pervers. L’usage de l’outil informatique prend plus de temps qu’il n’en libère. La rencontre et la clinique, qui faisaient de la médecine un art, ont tendance à s’effacer. Le recours massif à l’inintelligence artificielle accentue le sentiment de perte de contrôle de sa propre vie.
Les questions de classe, de territoires, de niches survivent pour certains sous la forme de dépassements d’honoraires décomplexés, de positions d’experts qui sont autant de maquis à déchiffrer… Tout cela se traduit dans des pratiques inégalitaires de plus en plus loin de l’intérêt général et réduit les possibilités pour les moins équipés et les moins habiles à s’en débrouiller. Les médecins et soignants sont désabusés, mais font ce qu’ils peuvent pour résister à la perte de sens. La relation se délite du fait des changements incessants d’interlocuteur.
Le néopositivisme à l’œuvre dans les soins, en particulier en psychiatrie, fait de la personne un objet à faire entrer dans un circuit de soin. L’organisation de ce circuit entraîne la passivité de cet « objet » ou son éviction du système. Il est soumis à une discrimination de classe face à la virtualité des systèmes et à leur opacité. Il est également victime d’inégalités dues à l’âge, à l’éducation, aux revenus, à la culture. Beaucoup renoncent aux soins faute de parvenir à dépasser ces obstacles.
Auparavant, la « machinerie » était moins présente et on avait le sentiment de comprendre les logiques, même quand on ne les partageait pas. Aujourd’hui, elle est clairement au service d’un système budgétaire qu’elle génère et façonne, balayant les valeurs humanistes qui sont à l’origine de la motivation des soignants. Cette organisation contraint l’humain en prétendant le servir.
Comment donner à la personne une place à la mesure de ses attentes afin qu’elle puisse prendre sa part des réflexions et décisions qui la concernent ?
Comment patients et soignants peuvent-ils retrouver la confiance nécessaire à une relation de soin équilibrée, épanouissante pour tous ?


Pratiques N°95, décembre 2021

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