Éric Bogaert
Psychiatre de secteur retraité
C’est cette femme apparue dans « Une femme, de la psychose, et la pandémie », supplément sur le site du n° 91 de Pratiques.
Son traitement a été changé il y a deux mois, et les possibles effets indésirables dont elle se plaignait ont disparu. Mais ça va pas. Dans un registre dépressif. Elle dort mal, ne prend plus soin de son appartement, ne sort plus, n’a plus envie de rien. Elle se dit qu’elle est « nulle », qu’elle ne parvient décidément pas à bien faire son travail. Que les personnes âgées dont elle s’occupe la réclament lorsque l’agence leur envoie quelqu’un d’autre ne suffit pas à la rassurer. Elle veut démissionner : elle est incapable de travailler, avec sa maladie, et son traitement.
Sa mère – elles s’appellent quotidiennement au téléphone pour combler la distance géographique qui les sépare – s’inquiète de son élocution plus lente, de la parcimonie de ses propos, et des reproches qu’elle lui fait sur ce qu’elle a vécu et plus généralement sur la mauvaise marche du monde et la malveillance de celui-ci à son égard. Alors elle fait son travail de mère, avec son expérience d’infirmière en psychiatrie, elle lui suggère de ne pas démissionner sur un coup de tête, et de téléphoner au CMP [1] pour essayer de voir sa psychiatre.
Ça va être difficile, lui répond l’infirmière du CMP, mais elle va informer sa psychiatre, qui la rappellera si elle le peut. Et elle lui conseille d’aller voir son généraliste en attendant. Son généraliste lui prescrit un arrêt de travail d’une semaine, histoire de lui laisser le temps de voir avec sa psychiatre comment adapter les soins et quelle suite donner à cet arrêt de travail. Mais la psychiatre ne la rappelle pas.
Elle ne veut pas voir une infirmière, elles changent souvent, ne savent pas bien que répondre à ses questions sur sa maladie ou son traitement, et ne lui consacrent pas beaucoup de temps – mais elle demande depuis deux ans, sans succès, que sa psychiatre l’oriente vers une psychologue. Alors elle rappelle pour avoir un rendez-vous. Ce ne sera pas possible avant la prochaine consultation prévue dans six semaines. Ou il faut qu’elle aille aux urgences de l’hôpital psychiatrique, à 10 km, où personne ne la connaît. Elle ne connaît pas cet hôpital là où elle n’a jamais été hospitalisée, et surtout, l’hôpital psychiatrique, elle n’aime pas, en général, elle en a de très mauvais souvenirs. Et même si un passage aux urgences ne signifie pas hospitalisation, elle en a trop peur.
Alors elle attend la prochaine consultation, avec les arrêts de travail que son généraliste accepte finalement de prolonger. Et les contacts avec sa mère, moins quotidiens, et moins par téléphone que par SMS : délicat pour celle-ci de maintenir une relation dans ces périodes de repli acrimonieux sans risquer la rupture quand, à l’autre bout, il n’y a que silence ou bordées de reproches. Mais cette fois encore, ça a tenu.
Bien sûr, cette femme ne veut pas envisager de participer aux activités d’un Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel, que d’ailleurs on ne lui propose pas – existe-t-il même dans ce secteur ? – ; elle redoute d’y être infantilisée dans une ambiance de patronage et ne veut pas fréquenter d’autres malades. Elle est également réticente à faire plus que voir sa psychiatre pour la maintenance d’un traitement psychotrope dont elle a finalement reconnu qu’il lui permettait d’éviter les hospitalisations impromptues et sous contrainte. Elle se sait malade mentale, mais craint que ça se sache, et évite tout ce qui pourrait en témoigner, discrimination d’une discrimination dont elle n’a pas été victime jusqu’à présent – parce qu’elle s’en protège ? Mais elle a demandé à rencontrer une psychologue, et quand elle va mal, elle tente d’avoir un rendez-vous avec sa psychiatre.
Alors, manque de psychiatres dans ce secteur ? Il ne semble pas, à voir l’effectif indiqué sur le site de cet hôpital psychiatrique. File active trop importante de cet unique CMP sur ce qui semble, plus qu’un secteur, être un vaste pôle regroupant des morceaux de plusieurs secteurs ? Conception neuro-scientiste de la folie orientant le projet médical de ce service où une fois le plan de soin établi il ne reste plus qu’à le suivre, médicaments en tête ? En tout cas, pas d’accès à la continuité des soins possible hors programmation !