Qu’est-ce que vous foutez là ?

Les professionnels de l’enfance sont trop souvent accaparés par leurs tâches et leurs fonctions, par l’urgence et les actes, sans avoir l’occasion de se décaler dans leur pratique. Et si les « usagers » leur donnaient enfin cette possibilité de faire un pas-de-côté ?

Les diseurs d’histoires

C’est l’histoire de quatre jeunes qui sont pris en charge dans un institut médico-éducatif. Ils font partie de l’atelier journal. Mais cela pourrait être un atelier radio. Ils pourraient aussi être au lycée dans le milieu ordinaire. Ils s’appellent Hassan, Vanessa, Bryan et Jean. Mais cela pourrait tout aussi bien être d’autres jeunes avec d’autres prénoms, d’autres histoires. Ils vont à la rencontre de professionnels de l’enfance pour leur poser des questions sur leur métier. Ils le savent très bien : la rencontre est un art, pas une science. Alors ils posent des questions poétiques qui invitent à la rêverie. Et des questions intimes aussi.

Tombo

Bonjour Tombo, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. C’est quoi ton animal préféré ?
Je dirai que c’est la libellule parce qu’elle a la particularité de voler uniquement vers l’avant, elle avance en toutes circonstances.

Si tu pouvais avoir un pouvoir, qu’est-ce que ce serait ?
Oh la la, j’adore cette question ! J’aimerais être une fée qui fait jaillir de la poudre de bonheur et de bien-être de sa baguette magique sur la tête de tous les p’tits choux comme vous !

Pourquoi t’as choisi maîtresse comme métier ?
Parce qu’on m’a toujours dit que c’était le plus beau métier du monde !
J’aime transmettre, partager, offrir ce que je sais.
Mais ce qui me plaît le plus, c’est être avec vous parce que vous me transmettez, partagez et offrez ce qu’il y a de plus important dans la vie : la relation humaine.

Dis-nous Tombo, c’est quoi les choses détestables ?
C’est quand dans ton travail, on t’oblige à répondre à des questionnaires de l’Organisation mondiale de la santé pour une autoévaluation. On te fait croire qu’on te consulte et qu’on t’écoute, mais ce n’est pas vrai ! Ils veulent seulement qu’on coche des cases, sans déborder :
très satisfaisant o
satisfaisant o
moyennement satisfaisant o
pas du tout satisfaisant o
Comme quand tu as commandé un truc en ligne et qu’après, on t’envoie une enquête de satisfaction. Ah, autre chose aussi que je déteste, c’est qu’on confonde bientraitance et bienveillance ; le premier mot c’est de la politique, le deuxième c’est de l’éthique.

Quelles sont les choses qui font battre le cœur ?
Les deux dernières choses qui ont fait battre mon cœur : il y a quelques jours, c’est quand Miloud est arrivé en classe, lui qui ne s’exprime jamais, m’a dit en un mot « cheneveupa ! » quand j’ai sorti les jetons et les cartes pour faire du calcul.
Et la seconde, c’est quand on a fêté le départ de Lali et qu’il a dit devant tout le monde en me regardant dans les yeux : « Merci de m’avoir appris à lire, je ne t’oublierai jamais ! » alors là… mon cœur s’est mis à battre fort et mes yeux se sont mouillés, une vraie tempête de joie et d’émotion.

Pour toi quelles sont les choses difficiles à dire ?
Répondre à un parent qui me demande : « Mais quand va-t-il apprendre à lire, il a presque 20 ans quand même ?! »
Dire à un collègue qu’il ne comprend rien à la souffrance des jeunes et qu’il arrête de croire que les p’tites gouttes de médicaments vont guérir cette souffrance.

Quelles sont les choses qui te paraissent pitoyables ?
La dernière en date est la somme considérable dépensée dans le logiciel de dossier unique de l’usager pour tracer tout et en faire des camemberts statistiques.

C’est quoi les choses qui te font honte ?
Je vais vous livrer un secret là…
J’ai honte quand j’arrive en retard et que je mens en disant qu’il y avait du monde sur la route alors que j’ai repoussé mon réveil de 30 minutes parce que j’étais fatiguée.

Quelles sont les choses qui te distraient dans les moments d’ennui ?
Encore un autre secret que je vous dis, mais chuuuuut…
Quand je sors mon petit cahier de dessin et mon stylo pinceau à encre de Chine pendant les réunions où on ne parle pas des jeunes.

Pour toi, c’est quoi les choses qui semblent inutiles, mais qui sont nécessaires ?
Alors moi, je trouve que tout est utile, mais c’est vrai que certains pensent que quand on joue au UNO en classe, ou qu’on fait une partie de foot sur la PS, que je perds à chaque fois, que vous vous moquez de moi en me disant que je suis vraiment nulle à la PS, qu’on rit à nous entendre jusque dans le couloir ; eh bien moi, je pense que c’est nécessaire, voire vital !

C’est quoi les choses auxquelles on ne peut guère se fier ?
Je n’ai même pas besoin de réfléchir pour répondre, je dis sans hésitation : les recommandations de bonnes pratiques et le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).

Quelles sont les choses qui sont les plus belles du monde ?
Partir en séjour avec vous et vous entendre râler parce que vous ne voulez pas rentrer.

Enfin, notre dernière question : quelles sont les choses qui tombent du ciel ?
Un professionnel formé et qui décide de rester sur le poste qui était vacant depuis des mois.

Lamouche

Tu as quel âge ?
Ouf, ça commence par une question facile : j’ai 62 ans.

Où est-ce que tu habites ?
J’habite à Paris.

C’est quoi ton métier ?
Aïe, voilà en revanche une question difficile. Après environ trente-cinq ans de pratique, j’ai toujours un moment de désarroi quand on me demande de nommer mon métier. D’un seul coup, je ne sais plus… les mots ne correspondent plus… Mais bon, comme j’ai très envie de te répondre, je vais faire un effort : je n’ai pas un métier, j’en ai trois, et pas toujours au même endroit. Je travaille comme psychanalyste, je travaille comme psychiatre, et encore comme écrivaine.

C’est quoi les choses qui font battre ton cœur ?
Cette question je l’adore ! Je dirais : l’inconnu. Dans mes trois métiers, c’est au cœur, justement. À chaque séance, on ne sait pas ce qui va se produire, et d’ailleurs même pas ce qui est en train de se produire ; et quand on écrit, on ignore ce qui va venir au bout de la plume. Alors si on met les deux ensembles : ça pourrait être le pari d’écrire avec des collègues en ne sachant pas ce qui va en sortir.

C’est quoi les choses que tu trouves détestables ?
Pour le coup, ce serait de me retrouver à écrire avec des collègues en sachant ce qui va en sortir.

Pour toi, c’est quoi les choses qui sont les plus belles du monde ?
Les capacités transformatives de l’humain. Elles sont bien supérieures à ce que l’on veut souvent s’imaginer. Mais quand on trempe dans le travail clinique, on est forcément au courant : ça n’arrive ni rapidement ni facilement, mais ça arrive.
Y compris là où tout paraissait barré, bloqué, en impasse, là où l’on n’y croyait plus et où l’on a néanmoins poursuivi, à l’aveugle. Je te propose que ces capacités transformatives, on les élise comme notre véritable employeur.

Et les choses qui paraissent pitoyables ?
Les mêmes capacités produisent aussi leur envers : la tendance de l’humain à s’adapter en glissant ses questions sous le tapis.

Quelles sont les choses qui ont l’air de tomber du ciel ?
Les injonctions administrativo-autoritaires qui obstruent le travail clinique.

Et les choses qui font faire des cauchemars ?
Les injonctions administrativo-autoritaires qui obstruent le travail clinique.

C’est quoi les choses qui font honte ?
L’autre jour, j’ai oublié un patient dans la salle d’attente parce que je prenais un rendez-vous chez le dentiste.

Et c’est quoi les choses qui semblent inutiles mais qui sont nécessaires ?
Il est parfois indispensable d’oublier un patient dans la salle d’attente pour s’occuper de son propre mal de dents – ou son propre mal de n’importe où.

La Cigogne

Est-ce que tu as des enfants ?
Non, je n’en ai pas, mais je les aime.

C’est quoi, ton métier ?
C’est faire de l’orthophonie avec des enfants et des adolescents. Cela ressemble à un gros mot comme ça ; en fait, c’est un mot qui vient du grec : ortho veut dire droit et phone : son ou parole.

Pourquoi ?
J’ai choisi ce métier justement parce que les paroles des enfants ne sont pas droites et c’est cela que j’aime. J’essaie de les aider à trouver leur parole, même bancale, mais qui leur ressemblerait. Une parole qui leur appartient. J’aime transmettre aux jeunes que la langue, ça peut être comme une musique. Je tente de soulager un peu de leur souffrance, quand ils ne peuvent pas dire ; alors je deviens une sorte de traductrice ou d’interprète. Un enfant a le droit d’être au monde à sa façon, et si je peux l’aider à être, de temps en temps, en paix avec cela, alors j’en suis très heureuse.

Quelles sont les choses qui font battre ton cœur ?
La première fois que Lili, 7 ans, a prononcé un mot dans le bureau, et ce mot c’était « jouer ».

Quelles sont les choses que tu trouves détestables ?
Rédiger un bilan scoré juste pour obtenir une orientation pour un jeune auprès de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées). Au risque de mettre cet enfant en case-cage dès le début de son histoire. Alors, je me débrouille pour que ça échappe, d’une façon ou d’une autre.

Quelles sont les choses que tu trouves les plus belles au monde ?
Le partage, la découverte, le silence, lorsqu’il n’est pas une gêne, mais une connivence. Mathis qui me demande de fé un dessin à deux pake c’est plus mieux que tout seul. Une lettre de Célia, à qui j’ai dit « au revoir » quand elle était au CP et qui m’écrit que tout va bien au collège. L’éclat de rire d’Alizée, une jeune fille qui a une dysorthographie massive, qui me fait faire une dictée, qu’elle corrige, et qu’elle écrit à la fin, en rouge : « zéro l’orthophoniste ! »
Se rendre compte que juste à deux ou trois personnes, on peut « faire institution ».

Quelles sont les choses qui te paraissent pitoyables ?
Récupérer des heures supplémentaires sur du temps dit institutionnel tellement cette réunion peut être ennuyeuse.
Le dispositif Copil pour une démarche qualité. Comme si on fabriquait des boulons. Je serai intranquille tant que la santé sera considérée comme une marchandise, alors que c’est notre bien le plus précieux.

Quelles sont les choses qui te font faire des cauchemars ?
Une impression de ratage, par manque de temps ou de moyens pour accueillir un enfant ou une famille.
Apprendre que du fait d’un poste de pédopsychiatre non pourvu, l’association gestionnaire va promouvoir la télémédecine.
Lire la lettre opaque et alambiquée qui va être adressée aux familles pour les informer de la numérisation du dossier usager.

Quelles sont les choses qui te font honte ?
La liste d’attente.
Imposer un coloriage à Malika juste parce que l’opposition franche et massive de Jean la séance d’avant était trop éprouvante.

Quelles sont les choses qui te semblent tomber du ciel ?
Les premières fois où Bastien m’a adressé son regard.
Le plan de formations collectives « troubles du neurodéveloppement » qui ne parlent en rien aux professionnels de l’équipe. Mais comparer la hiérarchie au ciel est un outrage. Ça ne tombe pas du ciel en fait !

Quelles sont les choses qui te paraissent inutiles, mais qui sont nécessaires ?
S’autoriser le luxe de s’ennuyer.
Demander une formation intitulée « psychothérapie institutionnelle avec les enfants pour ceux qui les accompagnent », tout en sachant pertinemment que cette formation me sera refusée.

L’orang-outan

Est-ce que tu aimes le foot ?
J’aime le jeu et l’intelligence du corps. J’aime le partage et les émois populaires, le collectif et les passes. J’aime ce qui circule, ce qui se pense et se déploie à plusieurs. J’aime les rencontres et les défis, ce qu’on construit ensemble. J’aime le conflit et le dépassement, le plaisir d’être une équipe
Mais je déteste la marchandisation, la rivalité, les hiérarchies et les individualités triomphantes. Je déteste l’affrontement et le désir d’écraser l’autre. J’exècre l’indécence de l’argent qui peut tout acheter, la morgue et l’oubli. Je hais ce que le système fait de nos êtres et de nos créativités, et ce qu’il a fait du football

C’est quoi ton travail ?
Je suis pédopsychiatre. Un travail en voie d’extinction, du fait de la mise à mal de son écosystème institutionnel et d’une terrible pression de sélection, en rapport avec l’introduction d’espèces invasives : plateformes, centres experts, etc. Or, le pédopsychiatre est une espèce très vulnérable, peu susceptible de s’adapter aux réformes managériales
Mon travail consiste à rencontrer, à entendre, à ressentir, à penser ; à ne plus être tout à fait le même après avoir partagé des intimités souffrantes. Dans mon travail, on tisse, on recoud, en écoutant des histoires, en restaurant le plaisir de jouer et d’imaginer ensemble. Et, pour ce faire, on ne peut pas être seul : on doit se faire des passes, on la joue collectif, sans jamais trop savoir où on va mener la balle

Qu’est-ce que tu faisais avant ?
Avant, j’ai été un enfant, avec une histoire personnelle douloureuse, des pertes et des manques. J’ai aussi été un enfant qui avait besoin d’imaginer, de se créer des mondes, de tisser des rêves pour échapper aux écueils trop acérés de la réalité.
Et j’aurais tant espéré pouvoir m’ouvrir à quelqu’un, être compris, reconnu, accueilli…
Et puis, j’ai grandi et appris. J’ai connu de grandes joies, j’ai ri, pleuré, j’ai crié, j’ai subi, j’ai décidé. J’ai beaucoup aimé, surtout. J’ai découvert, et j’ai été surpris, parfois déçu. Avant, je me cherchais
Et maintenant, je suis prêt à assumer les combats nécessaires.

Quelles sont, pour toi, les choses détestables ?
L’incapacité à accueillir, à rencontrer, à soigner, faute de disponibilités.
Compter les actes, se presser pour rester rentable

C’est quoi les choses qui font battre ton cœur ?
Quand un enfant nous dit « au revoir », ayant retrouvé le désir d’apprendre par lui-même suite à un long parcours commun. Voir grandir, être-là, et puis laisser les horizons se déployer au-delà des destinées primitives.

Quelles sont les choses difficiles à dire ?
Notre impuissance, notre désarroi, notre colère.
Reconnaître qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas.

C’est quoi les choses qui te paraissent pitoyables ?
Le temps perdu pour des tâches administratives ineptes.
Heureusement, en pleine inflation, tu peux encore en avoir pour ton argent : avec 200 euros en consultation privée sur l’hôpital public, t’as six diagnostics et trois psychotropes.

Quelles sont les choses qui te font honte ?
Proposer une remédiation cognitive à un enfant à la rue.

Quelles sont les choses qui te distraient dans les moments d’ennui ?
Imaginer un regard tiers : mais qu’est-ce qu’on fout là ?
Se rappeler les mandales, les crachats, les coulées de morve, les dégueulis, les urines agressives et les cris qui tuent ; et puis les rires aussi.

Pour toi c’est quoi les choses qui semblent inutiles mais qui sont nécessaires ?
Des procédures bureaucratiques à détourner et à subvertir.
Dire nos combats, dire nos présences, dire nos solidarités, éructer nos douleurs, crier nos désespoirs, hurler nos espérances

D’après toi, quelles sont les choses auxquelles on ne peut guère se fier ?
L’intérêt des tutelles, les larmes des dirigeants.
Tous les gadgets managério-technocratico-gestionnaires.

Et quelles sont les choses les plus belles du monde ?
Les rêves, les possibles et le temps.
Ce qui figure sur un dessin d’enfant.

Et les choses qui tombent du ciel ?
Un regard, un sourire ou une parole.

Chat bleu

C’est quoi ton métier ?
Je suis soignant.

Oui, mais plus précisément, parce qu’on a envie de savoir à qui l’on parle.
Je suis psychologue clinicien. Je travaille en institution parce qu’il me semble que le travail du collectif est essentiel. Je ne travaille pas trop dans mon bureau parce qu’il me semble que beaucoup de choses se passent dans le corps en mouvement. C’est pour ça que j’aime rencontrer les gens quand on est en mouvement : en marchant, en mangeant, en jouant dans la cour de récréation…

Est-ce que tu as des enfants ?
Oui j’en ai deux. Ils sont encore petits. Le plus jeune a 10 mois et il ne fait pas encore ses nuits. C’est très fatigant.

Quelles sont pour toi les choses détestables ?
Apprendre que Mathias et sa mère se sont fait rejeter des urgences un week-end. Lui est autiste et peut avoir des comportements auto et hétéro agressifs très violent. Sa mère l’accompagnait parce qu’il était en crise : il la tapait, cassait tout chez eux et elle ne savait plus quoi faire, alors elle est allée aux urgences. Et le médecin lui a dit : « Vous n’avez rien à faire ici, Madame ». Cela fait des années que les budgets de l’hôpital sont réduits. Et voilà le résultat : l’hôpital public n’a plus les moyens de faire son travail.

Quelles sont les choses qui font battre ton cœur ?
Tous les moments partagés avec les jeunes pris en charge dans l’institution où je travaille. Les sourires sur leur visage. Et puis les regards de Mathias, ses sourires aussi quand on l’enveloppe dans des couvertures, sorte de pack sec. Après trois ans de prise en charge chaotiques, de coups reçus, de professionnels blessés, d’autres qui ont démissionné, il se passe enfin quelque chose. Cela fait battre mon cœur tellement fort qu’il pourrait exploser.

Quelles sont les choses difficiles à dire ?
Que l’on fait des packs secs avec Mathias. On parle d’enveloppement, mais même ça, on ne le dit pas trop. Il y a trop de débats violents autour de ce sujet. Parfois, il vaut mieux travailler, être au plus près de la clinique et ne pas se laisser entraîner par des débats idéologiques stériles.

Quelles sont les choses que tu trouves pitoyables ?
Des vidéos sur le packing où une soi-disant infirmière parle de soi-disant psychanalyses en faisant un soi-disant pack à quelqu’un qui fait semblant d’être autiste. La scène est violente et ils font croire que c’est comme cela que ça se passe.

Quelles sont les choses qui te font honte ?
Les Centres Ressource Autisme : des budgets colossaux pour des évaluations. Mais aucune prise en charge (ou si peu).

Peux-tu citer quelque chose qui te distrait dans un moment d’ennui ?
Deux écureuils qui jouent sur un arbre et que j’aperçois depuis la fenêtre de la salle de réunion.

Quelles sont pour toi les choses qui semblent inutiles, mais qui sont nécessaires ?
Jouer au foot avec les gamins, faire du trampoline, rigoler et faire des blagues, écrire, jouer au Playmobil, inventer des histoires, prendre le temps d’un café avec des collègues, passer du temps dans la cour de récré, danser, se taire, regarder…

Pour toi, c’est quoi les choses auxquelles on ne peut guère se fier ?
La parole des bureaucrates de l’Agence régionale de santé et de la Maison départementale des personnes handicapées.

Quelles sont les choses les plus belles du monde selon toi ?
Tous les métiers du soin.

Et les choses qui tombent du ciel ?
Les ballons restés coincés dans les arbres après une partie de foot.

L’alouette

Est-ce que tu aimes lire ?
Lire, oui, j’aime.
Être portée par les mots, vers d’autres histoires, d’autres mondes, s’ouvrir à l’ailleurs, mers et terres lointaines.
J’aime me laisser porter dans l’étrangeté parfois si proche des autres.
J’aime lire, comme déchiffrer le monde, le ciel, le vol des oiseaux, le visage d’un ami, les mains d’un inconnu, tous ces signes comme autant de hiéroglyphes qui invitent à l’insu.
Lire, comme lier autrement, j’aime.

C’est quoi ton métier ?
Pas très loin de la lecture, je fais la psychanalyste comme on dirait faire le clown. Parce que le « faire » invite à suspendre l’idée de l’« être », ce psy machin.
Faire la psychanalyste, c’est entendre les mots de traverse, et en faire porter l’écho pour que celui qui dit s’y retrouve, et que s’ouvre autrement son écoute de sa propre parole. Et quand je le fais,
C’est souvent avec des enfants en mal de mots.

C’est quoi les choses que tu trouves détestables ?
Quelques fois, la parole s’épuise contre les barreaux de nos mots enjargonnés. Quelques fois l’enfant, nous dedans, y reste verrouillé, rencontre ratée et désêtre en attente.
Quelques fois, je ne sais plus les mots de mon métier,
Vieil artisanat tout en bricoles.

C’est quoi les choses qui font battre ton cœur ?
Le cœur s’emballe, la peau tout en frisson, quand depuis la bouche, puits de silence, le premier mot s’exhume, forçant la béance jusqu’en trouver le bord.
Pas très loin, le premier regard, juste à côté du premier rire partagé,
Et des cœurs qui rigolent.

C’est quoi les choses difficiles à dire ?
Rien de facile à dire hors du bavardage, quand la traduction se cherche tâtonnante pour approcher quelque chose de l’ineffable douceur de l’accueil de l’enfant silence, de l’accueil du silence.
Quand la rencontre palpite,
S’ouvrent quelques miettes de possible, un temps.

Et les choses qui paraissent pitoyables ?
La lâcheté, la mienne, la nôtre, lorsque lâcher nous prend.
Lâcher la radicalité de notre écoute, lâcher l’engagement pris, lâcher l’indéboulonnable crédit à faire à l’autre d’y être à part entière, avec ce qui s’y troue.
Lâcher, parfois, tu nous rends lâches.

Et les choses qui font honte ?
Ce que l’on fait aux enfants, aux êtres lorsque se détricote ce qui fait nos communs partagés.
Massacre avide, toujours plus de vivants menacés, de terres brûlées, de paroles ligotées.
Honte à nous lorsque nous ne trouvons plus la levée pour n’en être pas complice.
Ce qu’on laisse faire.

C’est quoi les choses qui te distraient dans les moments d’ennui ?
L’ennui, la répétition, de séance en séance, parfois jusqu’à l’identique.
S’en distraire, regarder par la fenêtre, entendre l’oiseau des champs,
Et la clé des songes, la laisser tourner pour un littoral plus large.
Quelques fois, se distraire comme entendre autrement.

C’est quoi les choses inutiles, mais qui semblent nécessaires ?
À quoi bon, nos résistances, à quoi bon, nos militances, nos échanges.
Tout est déjà ordonnancé, protocolisé par la machinerie économique.
Dézingage assuré du service public dit trop coûteux.
À quoi bon, et pourtant, comment continuer de vivre sinon.

C’est quoi les choses auxquelles on ne peut guère se fier ?
Dans ses échanges avec le politiquement correct, elle oublie de l’avoir mauvaise,
La bonne conscience qui se dédouane, et nous avec.
« C’est mieux ainsi, mieux que rien », elle parle beau, la bonne conscience.
Ne pas s’y fier, derrière ses manières, elle n’est jamais bonne.

Et les choses les plus belles au monde ?
Du sublime surgit quand l’enfant se saisit de ce qui se découvre,
Se fait archéologue de ce qu’il ne se sait pas être, des obscurs qui l’animent et le fondent.
Se prend de passion pour les pas à côté, depuis le chemin des histoires toutes tracées par d’autres,
Jusqu’à devenir détourneur des mots en rond
Comme entendeur des mots de traverses.

Reste-t-il des choses qui tombent du ciel ?
Toute personne qui tombe a des ailes, nous dit Bachmann
Ce sont elles que nous cherchons au ciel, les enfants et moi,
Avec nos filets d’apparat qui laissent passer, et pas que l’air et le jour.
Des ailes, ça aide pour tenter de vivre lorsque le vent se lève.

La chamoise

C’est quoi ton métier ?
Je suis professeur des écoles officiellement. Mais je préfère dire « instit » aux adultes et les enfants m’appellent « maîtresse ».

Est-ce que tu as des animaux ?
J’ai un chat que j’ai appelé Janis en hommage à la chanteuse Janis Joplin qui mérite bien de se réincarner. Mon chat miaule particulièrement bien. Est-ce que ça a un rapport ?

Qui est ton chanteur préféré ?
Janis Joplin avec sa chanson Mercedes Benz.

Quelles sont les choses que tu trouves détestables ?
Ce que je déteste dans mon métier, c’est d’être la cible de la violence d’un enfant et de me sentir seule, impuissante. En plus, quand ça m’est arrivé, ceux qui sont censés t’aider à l’Éducation nationale te culpabilisent et pour couronner le tout remplacent par le terme « trouble du comportement » une situation de maltraitance parentale, histoire d’éviter le signalement et le conflit avec les parents.

Quelles sont les choses qui font battre ton cœur ?
Sentir la solidarité se tisser entre les collègues ou bien un conseil d’enfants où tout le monde se félicite ou encore un enfant qui me glisse tout bas avant de partir en vacances : « La classe va me manquer. ».

Et quelles sont les choses difficiles à dire ?
Dire à un parent que les troubles de l’attention de son enfant pourraient être un symptôme de ses préoccupations et qu’une AVS ou un médicament pourraient être une solution à court terme seulement. C’est difficile parce que je ne suis pas psychologue et que le discours dominant dans l’Éducation nationale est nourri de pensée neuro-développementale.

Quelles sont les choses qui te paraissent pitoyables ?
Crier sur un enfant.

Quelles sont les choses qui font honte ?
Un inspecteur qui fait l’anguille en équipe éducative. J’ai honte pour lui. Et ton courage d’enfant, où s’est-il envolé ?

Quelles sont les choses qui te distraient dans les moments d’ennui ?
Quand je m’ennuierai, je m’absenterai quelques minutes de la classe pour me faire un café.

Quelles sont les choses qui semblent inutiles, mais qui sont nécessaires selon toi ?
Sourire, prendre le temps de faire pipi, dire une blague, rire d’une autre, respirer profondément, penser à mettre mon pantalon de pluie avant de monter à vélo en quittant le boulot.

Pour toi, c’est quoi les choses auxquelles on ne peut guère se fier ?
Le courage de la hiérarchie. Champagne quand je serai contredite !

C’est quoi les choses qui sont les plus belles du monde ?
La lumière qui pétille dans les yeux d’un enfant.

Et les choses qui tombent du ciel ?
Un moment magique, rare comme ce regard de Séléna, quand j’ai annoncé que, désormais, on pourrait écrire ce que l’on voulait. « Ça veut dire que je peux écrire un texte sur ma licorne ? » m’a demandé Séléna avec un sourire gourmand.


par Les diseurs d’histoires, Pratiques N°100, mars 2023

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