En quoi le médecin est un artiste ?

Les progrès biotechnologiques ont amené des médecins surspécialisés et autres managers à conclure que le médecin devenait un ingénieur. Cette vision est totalement inadaptée aux maladies chroniques qui relèvent d’une médecine de la personne. Le médecin reste un artisan. Il devrait être un artiste.

André Grimaldi
Professeur émérite au CHU Pitié-Salpêtrière

La réponse de Claude Bernard à cette interrogation était catégorique : « Il n’y a pas d’artiste médecin parce qu’il ne peut pas y avoir d’œuvres d’art médical » [1]. Ceci paraît indiscutable en ce qui concerne l’émotion esthétique. L’art s’est en effet distingué de l’artisanat en cessant d’être utilitaire, au point que l’utilitaire ancien (masques, poteries, peintures murales…) n’a pu muer en œuvre d’art moderne qu’après avoir cessé d’être utile. Le beau est émouvant, mais non utilitaire. Le design est toutefois venu bousculer ces catégories.
En quel sens, donc, un médecin pourrait-il être un artiste ? Pas au sens de l’intuition et du don, contrairement au jugement d’Armand Trousseau qui déclarait, en 1865 : « il appartient aux intelligences subalternes d’acquérir la science mais pas à tous de devenir artistes : c’est un don du ciel » [2]. Ce n’est pas dans le sens de la virtuosité, encore qu’il existe des virtuoses du diagnostic et des Paganini du bistouri, ni dans le sens de la créativité, encore que nombre de médecins inventent de nouvelles techniques ou développent de nouvelles stratégies, et pas non plus dans le sens de la fascination par l’œuvre d’art ou par l’artiste lui-même, encore qu’il fût des chefs d’école et des enseignants de médecine fascinants. C’est bien dans le sens de la « quatrième dimension » de l’art, au-delà de ses modes d’expression fondamentaux.

L’art s’est en effet développé selon trois modes :
1) la figuration et la transfiguration du monde, des arts premiers à l’expressionnisme ;
2) la non-figuration et l’abstraction faisant appel à la pure sensation physique et suscitant l’imagination par le jeu de « l’association libre », de la musique à la peinture abstraite ;
3) enfin, au XXe siècle, l’avant-gardisme conceptuel débutant en peinture avec le cubisme de Braque et de Picasso, passant par le surréalisme, le dadaïsme, le tachisme, le constructivisme, le suprématisme… et finissant dans l’impasse du minimalisme, car tout minimaliste trouvera plus minimaliste que lui : après le carré noir sur fond blanc et le carré blanc sur fond blanc de Malevitch, la toile blanche de Whiteman.
Cette quatrième dimension, c’est celle de l’empathie, qu’il s’agisse de l’empathie avec le sujet ou de l’empathie avec l’auteur. En effet, la musique, la peinture, le roman, le théâtre et le cinéma, suscitent de diverses façons le « double jeu » de l’empathie qui permet de ressentir le monde de l’autre, tout en restant soi-même : ni capture hypnotique, ni performance cognitive. Or, le médecin, tout particulièrement celui qui soigne des patients atteints de maladies chroniques, doit certes connaître la maladie et ses traitements, mais doit aussi « connaître l’âme humaine », car la maladie chronique frappe toujours deux fois, une fois dans le réel et une fois dans la représentation du réel, provoquant un traumatisme psychique variable selon les pathologies et selon les patients, mais que l’expression du vécu émotionnel aide à surmonter.

Ainsi, le film documentaire d’Agnès Varda, Visages Villages nous rappelle qu’une personne est d’abord un visage et qu’un visage n’est pas qu’un regard, mais aussi une histoire singulière inscrite dans une communauté et dans un territoire. Le film Visages Villages, par l’alliance de la curiosité et du respect, de la banalité et de la singularité, de l’humour et de la tendresse, de la distanciation et de la communion, contient les ingrédients d’une « empathie mature » à la fois cognitive, émotionnelle et réciproque : un modèle pour la « médecine narrative ».
-  Dans La nuit sera calme, Romain Gary, alias Émile Ajar, nous confie que sa « vie est une narration tantôt vécue, tantôt imaginée ». « Je ne cesse de faire mon plein de "je" innombrables… » dit-il, exactement comme un médecin habité par l’histoire de ses patients. Et il ajoute « tous les autres modes de recherche d’un ailleurs me manquent terriblement, par exemple la peinture… » [3].

Pour Van Gogh, cet ailleurs qu’exprime la peinture, c’est l’homme, c’est l’artiste lui-même. À son frère Théo, il écrit : « Le devoir du peintre consiste à traduire tous ses sentiments dans son œuvre », et à son ami Van Rappard, en 1884, il confie : « Dans le domaine littéraire aussi bien que dans le domaine artistique, j’éprouve davantage de sympathie pour les artistes qui mettent leur âme à contribution » [4]. Comment en effet ne pas voir, dans la mélancolie du regard du docteur Gachet peint en juin 1890 par Van Gogh, la souffrance du peintre qui mettra définitivement fin à sa solitude un mois plus tard ?

Et comment ne pas reconnaître dans le dernier tableau de Toulouse-Lautrec représentant une soutenance de thèse à la Faculté de médecine de Paris, peint dans les couleurs rouge, noir, et vert sous un éclairage blafard, l’irrévérence et l’hostilité du peintre à l’égard de la médecine académique et de l’autorité normalisatrice. Alors que, comme l’écrit Philippe Huisman, dans son œuvre « Lautrec montre au fond des laideurs la beauté, dans le vice la pureté, dans la misère la joie ». « Pour Lautrec, l’art est un langage et en même temps une philosophie de la vie où toute force se fonde sur la conscience lucide de la faiblesse » [5].

N’est-ce pas ce que dit aussi Philippe Barrier dans La blessure et la force [6] en observant qu’« alors qu’elle apparaissait à certains patients comme une faiblesse, une humiliation qu’il convenait de soustraire aux regards, la maladie chronique est parfois vécue par les mêmes à quelques années de là, comme "une force" un peu secrète du moins très intime sur laquelle ils vont s’appuyer… Plus ouverts aux expériences de vulnérabilité qui frappent les autres, dans la mesure où ils ont eux-mêmes été amenés à en vivre et à les dépasser, ils se sentent d’une certaine façon plus tolérants, plus humains ». Encore faut-il que le patient ait réussi à surmonter le traumatisme de l’annonce de la maladie chronique « que l’on peut soigner mais pas guérir ». Qu’il ne soit plus malade d’être malade. Les soignants devraient donc aider les patients à surmonter cette « deuxième maladie », grâce à la pratique de la « médecine narrative ». Celle-ci a souvent besoin de médiations : groupes de parole, ateliers d’écriture (comme la « lettre à mon diabète »), construction de l’arbre de vie (mes racines, mes forces et mes faiblesses, mes réalisations, mes projets), et théâtre du vécu créé à Genève et que nous avons introduit à la Pitié Salpêtrière [7]. Dans le théâtre du vécu, le patient est tour à tour le sujet d’un évènement de vie important pour lui, l’auteur, le metteur en scène guidant les comédiens professionnels, aidé pour cela par un metteur en scène professionnel. Il est enfin le spectateur de sa propre histoire mise en scène. Au cours de ce processus, se prenant au jeu, il prend distance avec son vécu traumatique tandis que les autres patients et les soignants qui assistent à la représentation vivent un moment d’empathie émotionnelle forte suscitée par la parole incarnée des comédiens. Différentes variantes d’art-thérapie sont aussi un moyen de libérer la parole dont le refoulement fait souffrir en secret.

Finalement, le médecin, et particulièrement le médecin des patients atteints de maladies chroniques, doit être un artiste de la relation, formé en pédagogie pour le transfert au patient de compétences d’auto-soins, formé en psychologie (et en philosophie) pour une aide à la résilience, formé en communication pour permettre la codécision, formé enfin au travail d’équipe et à la coordination non hiérarchique7. Médecin ingénieur, artisan et artiste, on retrouve là le trépied de la décision médicale reposant, selon David Sackett [8] sur :
1) Les meilleures données issues de la recherche permettant de graduer le niveau de preuve (l’ingénieur) ;
2) L’expertise du clinicien reposant sur son expérience et son jugement (l’artisan) ;
3) la prise en compte de la situation du patient, de ses conditions psycho-socio-culturelles, de ses choix de vie et de ses préférences (l’artiste).


par André Grimaldi, Pratiques N°100, mars 2023


[1C. Bernard, Introduction à la médecine expérimentale (parue en 1865), Collection Champs Classique, Paris, Flammarion, 1984.

[2A. Trousseau, Clinique médicale de l’Hôtel-Dieu de Paris, Deuxième édition, revue et augmentée. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1865.

[3R. Gary, La nuit sera calme, Collection Folio, Paris, Gallimard, 1976.

[4N. Grimaldi, Le soufre et le lilas : essai sur l’esthétique de Van Gogh, Fougères, La Versanne, Encre marine, 1995.

[5P. Huisman, G. Dortu, Lautrec par Lautrec, Collection in-4, Lausanne,Edita, 1964.

[6P. Barrier, La blessure et la force. La maladie et la relation de soin à l’épreuve de l’auto-normativité, Collection Science histoire et société, Paris, Presses universitaires de France (PUF), 2010.

[7A. Grimaldi, Y. Caillé, F. Pierru, D. Tabuteau, Les maladies chroniques : vers la 3e médecine, Paris, Odile Jacob, 2017.

[8DL Sackett, WM Rosenberg, JA Gray, et al., “Evidence based medicine : what it is and what it isn’t”, BMJ, 1996 ;312:71-2.


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