Pourquoi ?

Jacqueline et Marc Dubreil

Je suis dans la maison. Où est cette « fenêtre ouverte, éclairée, au bout du chagrin » dont nous parle le poète ? Pour moi, en ce moment, « la nuit » est terriblement « complète » et noire : Franck, mon fils… dans un cimetière ! Au cours de ses obsèques, j’ai présenté la vie de courage de mon fils et reçu le bel hommage de toute la famille, l’attention de l’assemblée, tout cet amour tangible chargé de tant d’émotions, moments inoubliables.

Je crie, je hurle, j’appelle, je l’appelle, cette douleur est intolérable. Franck est mort, non ce n’est pas possible, pas lui, pas ce combatif, ce courageux qui aime tant la vie. Mort, mais pourquoi ? Il est là sur ce passage protégé et moi à genoux hurlant son nom sans arrêt. Non, elle ne va pas me le prendre, non, il va me parler et me dire : « Elle est folle celle-là ! »

Tout me revient en boucle, ce jour-là, il fait beau, c’est le début de la journée, nous sommes seuls. Cette voiture rouge est lancée, et en une seconde, je vois mon fils vaciller, ses jambes fauchées se plient, il n’y a rien pour le retenir, sa tête prend toute la violence du choc en tombant brutalement sur le sol. Je me précipite, je tombe à genoux à côté de lui, je lui parle, je le supplie, le sang de sa tête qui coule dans mes mains est rouge… il ne parle pas, je n’entendrai plus jamais sa voix.

Il y a quelques secondes seulement, nous échangions nos projets pour ce jour du seize juillet 2017. La veille, nous avions vécu une si belle journée en famille, chaleureuse, joyeuse, le plaisir si intense de Franck avec ses nièces, neveu, frère et belle sœur, le sorbet au citron, le pas de danse sur le port, cette promenade le long de la mer à notre retour et la place convoitée dans la voiture des jeunes. Non, non, il n’est pas mort… ce n’est pas possible, c’est IMPOSSIBLE.

Est-ce que cela va m’apaiser de vouloir évacuer le trop-plein de mes pensées sur une feuille de papier ? Les jours passent et mes cris, mes pleurs sont toujours là… et les souvenirs me hantent.

Ce jour-là, comme depuis dix-sept jours, je franchis la porte de l’unité de réanimation du CHU, j’entre dans la chambre où Franck se trouve plongé dans un profond sommeil, le coma. Sa tête est rasée et couturée de part et d’autre, un hématome sur le visage. Tout de suite, je m’inquiète, sa main a une position inhabituelle, elle est retournée comme si elle ne faisait plus partie de son bras. Comme tous les jours, je lui parle je lui dis que je l’aime, je lui prends la main, je caresse son bras, son visage, je lui dis que toute sa famille est là, bien présente, tout en ayant les yeux souvent fixés sur « les machines », ces cadrans où sont répertoriées toutes les chambres du service. Cela sonne souvent car quand il y a une anomalie, les soignants sont alertés là où ils se trouvent. En fin d’après-midi, c’est l’affichage de la chambre 19 qui clignote, celle de Franck. Je regarde le tableau, je sais le lire : tension 17 puis aussitôt 4, non, non. J’appelle sans crier la main sur ma bouche, s’il vous plaît, s’il vous plaît, mes paroles n’ont pas alerté, mais le signal a été donné là où se trouvent les soignants. Vite, on injecte un produit pour que la tension remonte. Un médecin arrive, je m’entends dire comme dans un cauchemar : « C’est une mort cérébrale ? » Je dis cela pour que l’on me dise : « Mais non, c’est la machine ». Ce n’est pas le cas, j’entends la confirmation de ce que je viens de dire.

J’appelle mes enfants, ils sont là, on nous réunit dans une salle spéciale pour les familles, on nous apprend que la certitude de ce diagnostic sera faite avec un scanner le lendemain matin. Je parle de dons d’organes. Je suis devenue une machine automatique qui dit des mots comme si ce n’était pas moi qui les prononçais. Le lendemain je suis avec ma famille et après la confirmation du scanner, la recherche est entreprise pour le don d’organes, cela ne se fera pas car Franck a une tumeur bénigne sur l’intestin due à une maladie génétique. Les médecins ne veulent pas prendre de risques pour un receveur. Une heure est fixée : quatorze heures, je suis avec ma famille, nous prenons les mains de Franck, nous le caressons, nous lui parlons, nous lui disons que nous l’aimons. Je mets une de mes mains sur son cœur et après un moment, les médecins ayant débranché les « machines », Franck nous quitte. C’est le chaos… la sidération… la fin de tous mes espoirs… On prélèvera la cornée des yeux de Franck et grâce à lui, une personne aura une partie de ses yeux pour regarder le monde.

Cinq mois se sont écoulés, j’essaie de vivre, mon mari n’est plus avec moi car sa mémoire et son autonomie s’en sont allées tout doucement, je vais le voir tous les jours quelquefois, il me parle de Franck, je lui cache mes larmes. Je suis bien entourée par toute ma famille et je suis fière d’elle, c’est une présence précieuse.

Demain, nous allons tous ensemble au tribunal. Je vais rencontrer la jeune femme qui a causé l’accident. J’ai peur. Sa culpabilité n’est pas remise en cause mais je vais la VOIR. Je pense que cela doit être très dur pour elle, mais sa voiture était lancée sur Franck ! Je vais avoir la parole, l’avocate qui nous représente, m’a conseillé d’écrire ce que je voulais dire. Depuis des semaines, je ressasse. Dire les choses en vérité, ne pas accabler. Je veux dire, devant ce tribunal, à tous, qui était Franck.

J’ai écrit et dit ce qui suit :
Je veux dire à tous qui était Franck, il est le deuxième de nos cinq fils. Avant ses deux ans, nous avons appris qu’il serait différent. Il était très entouré au milieu de ses frères. Avec mon mari, nous avons adhéré, pris notre place et œuvré dans l’association de parents « ADAPEI, Papillons blancs » pour qu’il trouve, avec d’autres, sa place dans la société, sa place d’homme. Cette place, il l’a trouvée pleinement en établissement d’aide par le travail. Ce travail dont il était fier était tellement important pour lui, gagnant en autonomie et en épanouissement. Il avait des amis qui lui étaient chers. Il était travailleur, consciencieux, motivé et rentrait, la journée finie, à la maison. À l’âge de 28 ans, alors qu’il souffrait de troubles digestifs, nous avons appris qu’il était porteur d’une maladie génétique, rare et grave, et qu’il fallait retirer son colon. Ce fut le début d’un long parcours dans les hôpitaux, d’abord à l’hôpital Saint-Antoine à Paris et ensuite au CHU et à la clinique Jules Verne de Nantes, car la maladie ne s’est pas arrêtée. Il a subi tant d’interventions chirurgicales importantes et de séjours à l’hôpital, mais il ne se plaignait pas, il avait une volonté et un courage fabuleux, il aimait tellement la vie et son optimisme était toujours présent. Oubliant tout, il retournait vite à son travail.
Il aimait rire, il aimait la musique, les chansons, la maison, le jardin, la mer, écouter la radio, regarder le football à la télévision. Il aimait les gens, sa famille, ses frères, leurs femmes, ses neveux et nièces qui disent de lui qu’il les a fait grandir par son courage et sa ténacité incomparables. Des médecins qui l’ont soigné pendant tant d’années ont dit que dans leur travail difficile, Franck leur donnait du courage. Un autre médecin m’a dit que Franck avait été une lumière dans sa vie. Quinze jours avant cet accident de la voie publique, Franck avait passé sous anesthésie générale son examen annuel au CHU et pour la première fois, il était prévu d’espacer la surveillance médicale d’un délai de deux ans.
Franck, mon courageux, mon combatif petit gars, lui qui avait franchi tant d’obstacles, a été fauché devant mes yeux par une voiture, lui qui marchait sur un passage protégé que je venais de franchir, il allait me rejoindre. Nous étions visibles, nous étions seuls. Je le regardais venir vers moi, nous allions rentrer à Nantes pour pouvoir être auprès de mon mari hospitalisé. Et cette voiture, Madame, que vous avez lancée sur cette ligne droite, sortant tout juste d’un bourg, vous avez dû vous dire que vous aviez le temps de passer. Pourquoi ? Votre voiture lancée lui a fauché les jambes sans lui laisser aucune chance de pouvoir se rattraper. Sa tête est tombée si fort et si brutalement sur le sol, elle a pris toute la violence du choc. Cela me revient en boucle sans arrêt, je crie, je hurle, je suis à genoux à côté de Franck qui ne parle pas et qui ne reparlera plus, le sang coule de sa tête… Ces longs jours en réanimation où il ne se réveille pas, son intervention pour ses fractures de sa jambe et de son pied et le jour où il faut arrêter cette réanimation… Tous ensemble en famille, nous sommes à côté de lui et sa vie qui lui est enlevée. L’absence de Franck pour nous tous est tellement difficile à vivre… Par l’amour de la vie, par toute sa vie de courage et de ténacité, Franck a marqué son entourage. Par son comportement, il a éveillé les gens, qui ont grâce à lui, un autre regard sur la différence.

Nous sommes au tribunal. Dans l’entrée, une jeune femme me dit bonjour avec un sourire, détendue, non, ce ne peut pas être cette personne qui a causé la mort de Franck. Si, c’est elle, son attitude sera la même tout au long de son « interrogatoire ». La Juge souligne ses contradictions, elle lui demande : « Pourquoi avez-vous pris des nouvelles à la gendarmerie seulement quinze jours après l’accident ? » Elle répond : « Je pensais que ce n’était pas grave ». Pourtant, elle avait passé 18 minutes au téléphone avec son ami tout de suite après l’accident à cause de sa gravité. À la question : « Êtes-vous restée jusqu’au moment où la victime a été prise en charge en hélicoptère ? », elle répond : « Non je suis partie travailler ». Elle a appris le décès de Franck un mois après celui-ci, lors de sa convocation à la gendarmerie pour sa déposition.

J’ai pu parler de Franck et la juge qui m’a écoutée avec bienveillance, a donné également la parole à mes fils, notre avocate nous a très bien représentés. Le procureur de la République, censé représenter la société, a eu un comportement qui nous a terriblement choqués. Ce monsieur a présenté son réquisitoire, comme si Franck était coupable de s’être trouvé sur le passage protégé, c’est intolérable. J’ai vu dans les yeux des trois magistrates, leurs interrogations à ses propos et même il me semble, leur réprobation. D’ailleurs, le verdict a été plus sévère que ce qu’avait proposé le procureur. En écoutant la sanction de huit mois de prison avec sursis et de quatre mois ferme de retrait du permis de conduire, la personne concernée a dit : « Je croyais que c’était avec sursis »…Voilà quelle était sa préoccupation, la conduite de sa voiture !

À la sortie, entourée de ma famille, notre avocate lui a demandé si elle voulait me parler, elle est venue et a dit : « Je m’excuse ». Pathétique, des mots que l’on prononce lors d’une bousculade. Quand je lui ai dit que j’aurais aimé qu’elle dise la vérité, elle a répondu : « On ne va pas revenir là-dessus ». Voilà, femme légère, sans aucune empathie pour notre souffrance. La mort de Franck, ce n’est pas son souci. Elle s’est montrée sûre d’elle, en manque d’humanité, du moins en apparence. Je la plains. J’espère qu’elle prendra conscience un jour de son attitude inadaptée dans un tel moment. En sortant, mes enfants l’ont vue reprendre sa voiture rouge, celle de l’accident. Je préfère garder en mémoire le regard compatissant que son père, en retrait derrière elle, m’a adressé. M’écrira-t-il ?

Qu’elle est lourde à porter l’absence d’un enfant… Comment remplir ce vide ? J’ai tant de chagrin ! J’ai besoin des autres, ils sont là, on me dit que Franck est une étoile, je la porte en moi.

Je vais essayer de voir « les mains ouvertes, les fenêtres éclairées », d’être attentive au monde, à toutes les choses de la vie, essayer d’atténuer la vision si violente de ce jour terrible. Comment cela va-t-il pouvoir se faire ? Je suis consciente, mais en même temps je ne peux ni ne veux croire que Franck n’est plus avec nous. Ce matin, en ouvrant les volets, une pensée arrive comme ça : bientôt, quand Franck partira au travail, il fera jour… je vais au jardin et j’entends Franck me dire : « Il est beau le jardin ». J’entends ses mécontentements… ses excuses suivies de « Je t’aime maman », ses rires, ses joies… mais c’est virtuel. Franck n’est pas là… ce ne sont que des souvenirs qui pour le moment font si mal. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » citation célèbre et combien chargée de vérité. Ce poème de Paul Eluard [1], l’espoir qu’il contient, vers un partage, un échange, une humanité, est-ce que je vais réussir à le faire mien ?

              1. Jacqueline Dubreil
  1. Un Homme
  1. un Homme se promène
    les pieds dans les nuages
    il ne fait pas son âge
    sourire aux lèvres il dégage
    comme un air d’enfant sage.
  1. un Homme se promène
    les pieds dans les nuages
    sur son thorax repliés
    ses bras comme une prière
    à la vie, à sa mère.
  1. Un Homme marche seul
    sûr et confiant il avance
    la tête pleine d’images
    il avance
    de musique et de vie
    il avance
    il est heureux
    il avance.
  1. un Homme se promène
    les pieds dans les nuages
    il ne fait pas son âge
    sourire aux lèvres il dégage
    comme un air d’Homme sage.
  1. un Homme se promène
    les pieds dans les nuages
    il avance
    renversé, renversant
    confiant et riant
    dans ses yeux à jamais
    le visage de sa mère
    renversé, renversant.
              1. À Franck, tendrement, Marc Dubreil

par Jacqueline Dubreil, Marc Dubreil, Pratiques N°81, mai 2018

Documents joints


[1« La nuit n’est jamais complète », in Derniers poèmes d’amour, Paul Eluard, Ed. Seghers


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