Jean Vignes,
Infirmier de secteur psychiatrique retraité,
ancien secrétaire général SUD Santé sociaux,
animateur du réseau européen contre la privatisation de la santé.
Pas besoin d’être militant confirmé pour avoir conscience que l’Europe est avant tout une entité économique. Il est moins évident d’imaginer à quel point celle-ci s’immisce dans la politique des états en matière de santé et comment y faire face.
Il était une fois des espaces de rencontre internationaux où des militants de tous horizons se retrouvaient régulièrement, forum social mondial, forum social européen, alter summit et autres occasions. Ces militants d’origines politique, syndicale, associative, organisations non gouvernementales, faisaient années après années le constat du recul des services publics, notamment en matière de santé, sous la férule de la pensée libérale dominante. Parmi ces militants, certains ont développé ‘’idée qu’au-delà des constats, c’était d’un outil de lutte dont il fallait se doter.
Ainsi entre 2011 et 2012, à marche forcée, le réseau européen contre la privatisation et la commercialisation de la santé et de la protection sociale s’est construit.
La genèse
Les 7 et 8 mai 2011, à Amsterdam, se tient la première conférence à l’’initiative de Aout 80 syndicat libre polonais, qui réunira des représentants de six pays d’Europe, Pologne, France, Grande-Bretagne, Irlande, Allemagne et Suède. Cette rencontre débouche sur le constat de la simultanéité des attaques contre les droits de la population en matière de santé et contre les systèmes de soins par une privatisation croissante, et une marchandisation de la santé et de la protection sociale avec une brutale accélération de ces attaques par la mise en place de politiques d’austérité partout en Europe.
La conférence soumet à la discussion de chacune des organisations la nécessité de construire la coordination européenne autour quatre axes : l’universalité d’accès à toutes et à tous au système de santé, à l’ensemble des soins de santé et à la protection sociale ; la gratuité des soins et le refus de toute restriction à l’accès aux soins de la population ; la démocratie sanitaire et la détermination par la population elle-même des besoins de santé ; soins de santé sur un financement public et collectif, la santé ne peut être source de profit.
Les 19 et 20 novembre 2011 à Katowice se tient la deuxième conférence. Celle-ci travaillera sur les modes de privatisation à l’œuvre dans les différents pays, avec un constat partagé : la politique d’austérité sert de cheval de Troie à ces privatisations par l’affaiblissement des services publics. Elle débouchera sur un appel élargi par la participation d’organisations grecques, belges, et turques ainsi que d’une organisation internationale People Health Movement (PHM).
Les 12 et 13 mai 2012 à Nanterre, l’Espagne, l’Italie, la Slovaquie rejoignent le mouvement.
C’est à cette occasion que la délégation grecque nous dressera un tableau effarant de la situation locale. Rupture de livraison de médicaments ou d’appareils médicaux, hôpitaux en faillite ou fermés, salaires non payés, fermetures d’activités… toute une population à l’abandon condamnée à la misère et au défaut de soins.
C’est à cette occasion que nombre de participants découvrent l’action et l’existence dictatoriale de la troïka et de l’Eurogroupe.
Eurogroupe : Instance non statutaire européenne qui réunit les ministres des Finances de l’Union européenne ainsi que la banque centrale européenne (BCE), la commission européenne (CE) et le fonds monétaire international (FMI).
Troïka : BCE, CE, FMI.
C’est l’Eurogroupe qui impose aux différents ministres des Finances européens les politiques d’austérité à mettre en œuvre dans leurs pays.
C’est la troïka qui en contrôle, voire en impose la mise en œuvre, en exerçant une tutelle active sur les ministères des pays concernés.
La conférence de Nanterre décide de la nécessité de se doter d’une force de mobilisation et de riposte transnationale au niveau européen en capacité de mobiliser de façon coordonnée les militants et la population contre les décisions de l’Eurogroupe.
Déclaration finale de Nanterre
Dans un contexte de crise du capitalisme, la santé des peuples s’est considérablement dégradée à l’échelle européenne par la crise économique, écologique et sociale qui aggrave les inégalités… Les politiques d’austérité menées conjointement dans tous les pays, et par l’Union Européenne, sont en train d’aboutir à une récession généralisée, voire en Grèce et dans d’autres pays, à une véritable dépression. Par couches successives, les dirigeants européens veulent rendre l’austérité plus forte et plus irrévocable au travers de la ratification du Pacte budgétaire et du Mécanisme européen de stabilité (MES).
La dette publique, le chômage, la pauvreté et les inégalités augmentent à une vitesse alarmante.
L’austérité présentée comme inévitable et la dette comme une fatalité sont devenues partout le prétexte à de dures attaques contre les systèmes de santé publics et de protection sociale et les droits sociaux. La Grèce, qui est le cas emblématique de toute l’Europe, est en train de vivre une crise humanitaire et sanitaire sans précédent. Les plus touchés aujourd’hui sont les pays d’Europe du Sud et d’Europe orientale.
Les plans d’austérité sur la santé et la protection sociale sont pris sous la pression des multinationales de la santé et des systèmes d’assurances privés. Ces multinationales jouent un rôle majeur dans la destruction des droits sociaux, des conventions collectives et des droits syndicaux… dans la baisse des salaires et de la part salariale dans le PIB… et dans la précarisation des emplois…
Ces politiques d’austérité constituent une violation du droit humain à la santé et détruisent les services publics sociaux et de santé. Elles concernent tous les assurés sociaux et frappent tout particulièrement certain·e·s citoyen·ne·s :
1. Les femmes, très majoritaires dans ces services publics qui occupent les emplois les plus précaires, premières licenciées lors des fermetures d’hôpitaux, de crèches, de centres pour la santé des femmes et des droits reproductifs, de structures de prises en charges de handicapés, assument l’essentiel du « travail de reproduction sociale » que les politiques d’austérité re-transfèrent massivement vers la sphère domestique.
2. Les malades de plus en plus taxés, les handicapés, grands sacrifiés de la crise, exclus non seulement du travail, mais aussi souvent exclus des institutions censées les accueillir.
3. Les migrant·e·s, sans papiers, souvent exclu·e·s des systèmes de santé et de protection sociale.
Au-delà de la nécessaire riposte nationale, dans chaque pays, ces mesures nécessitent une action concertée des professionnels de santé, des malades, de tous les citoyens, cela suppose une mise en commun des expériences des luttes nationales en défense de la santé publique et de la sécurité sociale, l’organisation d’une solidarité concrète lors des luttes, la réflexion sur la construction d’initiatives internationales pour la défense d’une santé publique universelle, égalitaire et solidaire.
À l’issue de la conférence, les participants issus des syndicats et des associations de luttes pour la défense de la santé et de la protection sociale, défendant un système de santé publique de haut niveau dans toute l’Europe, se sont prononcés en faveur :
- De la construction d’un espace européen d’échange, de mobilisation et d’action contre la privatisation des systèmes de santé et de protection sociale…
- De la mise en œuvre d’un programme européen alternatif aux visées libérales qui entend défendre la santé publique et la protection sociale comme des biens communs universels qui ne peuvent plus servir les profits privés des actionnaires des établissements de santé ou de la protection sociale…
- D’audits citoyens de la dette, notamment de la dette des hôpitaux, organismes sociaux et protection sociale avec un accent particulier sur l’impact de la dette pour les femmes…
- De la mise en place d’un réseau permanent d’échange d’initiatives et d’action contre la privatisation des systèmes de santé et de sécurité sociale… et toute mesure visant à réduire l’accès universel à la santé.
- De l’organisation de conférences de presse coordonnées autour de cette déclaration le 5 juin 2012, et d’appel à la solidarité avec le peuple grec.
- De l’organisation dans chaque pays d’une semaine d’action européenne pour le droit à la santé des peuples et contre le démantèlement des services publics de santé et la marchandisation de la santé…
- De la coordination d’une campagne de communication commune avec affiches communes et pétition commune…
5 juin 2012, première action coordonnée européenne avec des conférences de presse simultanées pour annoncer la création du réseau et ses objectifs.
6 et 7 octobre 2012 à Varsovie, création officielle du réseau européen contre la commercialisation et la privatisation de la santé afin de favoriser les échanges entre les membres des différents pays ; produire des analyses, des propositions et des revendications communes ; sensibiliser les citoyens et les acteurs de santé ; mobiliser et mener des actions communes.
Le réseau
Dix-sept mois pour se réunir, tomber d’accord, établir l’esquisse d’un programme et d’une résistance commune entre des délégations d’une dizaine de pays, de sept langues différentes, de systèmes de santé et de protection sociale différents n’était pas une mince affaire. Mais la situation l’exigeait, faute de quoi nous restions toutes et tous dans notre pré carré national, à regarder les autres subir les politiques d’austérité avec in fine une érosion progressive et inéluctable de tous les systèmes solidaires en matière de santé et de protection sociale. Une nouvelle aventure s’engageait avec un outil de mobilisation en capacité de faire le lien et de répliquer au niveau européen.
En février 2014, après un an et demi de travail, le manifeste est enfin rédigé et le réseau européen lance sa première campagne par l’interpellation des commissaires européens. Le manifeste traduit sera publié en mars suivant.
Le réseau décide de faire du 7 avril, journée mondiale de la santé, chaque année une journée de sensibilisation et de mobilisation coordonnée, en Europe et au-delà par le biais de PHM, contre la commercialisation de la santé.
Suite à la première initiative d’interpellation des commissaires européens, le réseau interviendra aux universités européennes d’Attac en juin 2014 à Paris, co-coordonnera la lutte contre le TTIP (accord transatlantique) en octobre de la même année, au forum social mondial de Tunis l’année suivante…
Les membres du réseau se réunissent au moins deux fois par an et développent une communication interne via les réseaux sociaux, site, blog, Facebook, réunions Skype, échanges de courriels…
Son fonctionnement reste au volontariat, pas de statut ni de direction. Les grandes orientations, les modes de mise en œuvre se décident lors des Assemblées générales. Un groupe d’animation, toujours au volontariat, où on retrouve de façon prépondérante la Belgique, l’Italie l’Espagne et la France, en assure le secrétariat et la mise en œuvre.
Toujours au volontariat l’entité du réseau se constitue, s’étend, un secrétariat est créé, une contribution libre et volontaire permet l’embauche d’un mi-temps de secrétariat basé à Bruxelles dans les locaux de la plate-forme santé de Belgique.
Le 7 avril 2016 a lieu la première mobilisation européenne coordonnée en santé.
Les réunions du réseau se déplacent de pays en pays, Milan, Barcelone, Paris, Bruxelles, la plupart du temps sous forme d’hébergement militant, ce qui permet aussi des échanges au-delà du formel. Cela aura une importance pour la survie du réseau dans les années à venir.
Si, dans les grandes assemblées comme à Nanterre, nous nous retrouvons à plus de 150, si comme à Varsovie le réseau est à la manœuvre avec des milliers de manifestants, si nous intervenons lors de rencontres et de conférences, Thessalonique, Milan, Toulouse, si les actions du 7 avril peuvent mobiliser sur une centaine de lieux et sur une vingtaine de pays, les moyens du réseau sont modestes et sans structure officielle. C’est une utopie en soi.
En 2018 se pose de façon très crue la question de la continuité du réseau. Comprenez que celui-ci à l’ambition d’enrayer un mécanisme international, qu’il est capable de lancer des actions d’envergure, qu’il intervient dans toute l’Europe… et qu’il ne repose plus que sur l’implication constante d’une poignée de personnes. Durant l’été 2018, nous ne sommes plus que quatre à nous réunir dans la campagne belge de façon conviviale avec comme question préalable : continue-t-on ?
Aujourd’hui, le réseau s’est reformé. Il est en lien avec les Marea Blanca en Espagne, avec Keep our NHS en Grande Bretagne, le mouvement des blouses blanches en Belgique, les mouvements d’usagers en Italie, les mouvements des personnels de santé en Hollande, en France à travers le collectif Notre Santé en Danger et les comités de défense de l’hôpital. Le réseau s’est imposé lors des élections européennes à travers une déclaration d’intention signée par des dizaines de candidats contre la commercialisation de la santé et une conférence à cet effet au parlement. Les membres du réseau se sont enrichis de nouvelles rencontres, une nouvelle génération a étoffé ses rangs.
Dans l’animation du réseau, nous sommes conscients que le Parlement européen a peu de moyens d’influencer la politique de santé en Europe, que pour le reste la construction européenne et ses institutions ne sont en rien démocratiques et que la dictature financière influence les orientations politiques et attaque les systèmes sociaux. Nous œuvrons pour la création de résistances coordonnées à ces politiques, pour mobiliser afin de créer un rapport de force à même d’infléchir ces politiques et renforcer le pouvoir des parlementaires engagés à soutenir nos revendications.
Comme chaque année, le 7 avril sera le moment où se retrouvent, peuvent se reconnaître les habitants de l’espace européen autour d’une revendication commune. Un espace commun du désir d’une Europe sociale telle qu’elle devrait être avant tout.