Du tabou à la perte de sens

Entretien avec Léa Schleck,
Médecin généraliste.

Une jeune médecin généraliste partage son sentiment quant à la crise actuelle du système de soins. Entre le tabou des aspects relationnels du métier de médecin et le non-sens d’un système basé sur la rentabilité, elle met en perspective certaines composantes du malaise.

Pratiques : D’où vient cette crise du système de santé et pourquoi maintenant ?

Léa Schleck : Ma prise de conscience part de mon parcours de jeune étudiante en médecine. On est universitaires, puis on devient externes (de la quatrième à la sixième année des études de médecine) et on découvre le monde de l’hôpital. On est, pour nombre d’entre nous, pleins d’idéaux et de valeurs, portés vers les autres, puis on est mis en stage dans les Centres hospitaliers universitaires (CHU) où on est confrontés à la perte de sens, à l’énorme machinerie. Les patients se retrouvent en pyjama, on les met dans une chambre, seuls ou à deux, nous aussi on est en pyjama, en uniforme, l’individu s’efface, patient comme soignant. Je me disais : « Le patient arrive à la porte de l’hôpital, il met son pyjama, il laisse sa vie là. Il va dans sa chambre et il passe son temps à attendre les cinq minutes où on va passer… Le seul sens de sa journée, ce sont ces cinq minutes-là. » Je trouvais cela très violent.
Je comprends les nécessités d’hygiène, mais il me semble qu’il n’y a pas que cela. Le patient m’apparaissait comme déshabillé de son identité, offrant son corps à la médecine, à la science, aux techniciens de la science. On passait de chambre en chambre, on avait des discussions biomédicales sur la situation du patient qui pouvaient être extrêmement passionnantes, parfois des staffs médico-sociaux où on s’intéressait quand même à la situation autre que biomédicale, mais on avait très peu de liens avec ces êtres qui occupaient les lits. À vrai dire, qui ils étaient, ce qu’ils pensaient, ce qu’ils aimaient… ce n’était pas notre affaire. C’est le pyjama qui m’a amenée à la réflexion sur le biotope et le déracinement, mais d’abord côté patient. Je me suis dit assez vite que de laisser les gens dans cet environnement (l’hôpital) qui n’est absolument pas conçu pour la vie relationnelle, où ils n’étaient plus personne, allait bien à l’encontre du soin, de mes propres valeurs aussi. Alors ce que je faisais perdait déjà du sens. J’ai vécu l’expérience hospitalière comme extrêmement déstabilisante pour les patients et pour nous. Je me suis sentie en voie de déshumanisation au cours de mes stages en devenant moi-même « effectrice de soins ».
À cette époque, avec des copines, on a créé une association nommée Relations Externes, qui avait pour vocation de faire de la formation à la relation soignant-soigné pour les externes, qu’on avait identifiée comme le chaînon manquant de notre cursus. On proposait des conférences sur des thèmes particuliers en soirée et des groupes de mise en situation pratique encadrés par un binôme de soignants médecin et psychologue ou infirmière. C’était un peu paradoxal car on préparait le concours de l’internat, les trois années où il y a quand même au bout « le Graal », et on était un groupe d’hurluberlus qui s’inquiétaient d’autre chose qui ne rapporterait de point à personne au concours. Mais l’enjeu essentiel était pour nous celui de trouver/retrouver/donner/redonner du sens à ce que nous faisions.
C’est à ce moment-là qu’il m’est apparu que le poids du tabou de l’expérience émotionnelle, affective, intime que nous vivions dans nos stages était énorme ! Quelques-uns de nos pairs se sont greffés et la question du sens semblait faire écho. Chez les soignants médecins, c’est vraiment là que ça démarre. À l’entrée dans la machinerie hospitalière, où tout le monde est débordé en permanence, où on est dans une position hiérarchique extrêmement basse, tout ce qu’on vit d’inhumain au niveau des patients, des soignants et de soi-même (car on est un peu le larbin de service), on ne peut pas le dire. Tu ravales, tu intériorises et par un phénomène assez naturel d’adaptation, tu te mets à faire pareil, à rentrer dans le moule. C’est ce qui nous a poussés dans notre groupe à garder le lien avec la question de la relation humaine, essentielle dans notre exercice quotidien auprès des patients. Le problème c’est qu’on nous a fait croire qu’il n’était pas nécessaire d’être bon dans la relation… Pendant tout le cursus, c’est l’omerta sur l’expérience émotionnelle. Il y a un tabou énorme sur les émotions qui sont interprétées comme de la faiblesse… ça commence par le tabou et ça finit sur un déni. Je pense qu’avec les années, tu finis dans le déni de ton expérience émotionnelle.
Ce qui est intéressant quand on est externe, c’est qu’on n’est pas très impliqués, donc on a beaucoup de temps pour observer ce qui se passe. D’ailleurs, on se fait très souvent harponner par les patients qui nous posent les questions qu’ils n’ont pas le temps de poser, ou n’osent pas poser, au médecin. Ça a été très important pour moi de pouvoir aborder ces questions avec des médecins expérimentés, la question de nos émotions face aux patients « Est-ce qu’on a le droit de pleurer avec un patient ? »… Ces questions n’émergent plus trop quand on est interne (après la sixième année, cycle de spécialisation en responsabilité auprès des patients à l’hôpital ou en ville), car là on est dans le jus. Pour moi, c’est vraiment à cette période que s’est opérée la prise de conscience de la perte de sens chez les soignants, c’est-à-dire que la participation à un système complètement fou, qu’on n’a ni le temps ni la disponibilité d’esprit de critiquer, de remettre en question, fait qu’on continue à intérioriser la frustration et la violence que nous ressentons.
Après, soit on continue dans le service hospitalier public et on arrive à gérer, soit on en sort. Pour moi, qui suis pourtant très attachée au service public, au travail hospitalier en équipe pluridisciplinaire qui est passionnant, la violence institutionnelle était totalement incompatible avec l’exercice de mon métier. Il y a dix ans, je n’avais pas le sentiment que les soignants étaient critiques de ce fonctionnement, on n’en entendait pas parler.
À l’époque, j’étais déjà sensibilisée à la tarification à l’activité (T2A) sauf que quand on en parlait dans les services, on avait l’air d’OVNI… Déjà on était « politisés », ce qui était problématique…

Politique est un gros mot à l’hôpital…

C’est vrai, quand tu es étiqueté politisé, tu es d’avance discrédité et tu peux dire tout ce que tu veux, on ne t’écoute pas… J’avais le sentiment que les soignants s’étaient défaits de la question de l’organisation des soins. C’étaient des Shadocks, ils faisaient marcher la machine. Finalement, pourquoi la T2A entrait en contradiction avec le sens de notre métier n’était pas notre problème, c’était celui des administratifs.
Quand j’étais interne, j’ai fait l’expérience de petites structures qui étaient mises en péril par les Agences régionales de santé (ARS) parce que pas assez rentables, il s’agissait d’une maternité et d’un service de pédiatrie dans un petit hôpital périphérique. J’ai découvert la Coordination nationale de défense des hôpitaux et maternités de proximité et j’étais très étonnée de voir ce tissu de résistance des patients, des soignants, des habitants et des élus qui défendaient le maintien de ces lieux de soins. Ils avaient conscience des effets de la politique médico-économique absurde, des problèmes d’accès aux soins, des conditions d’accueil comme des conditions matérielles de travail, contrairement aux grandes structures qui me semblaient bien plus impactées par ces mesures. Je n’ai donc pas vu la révolte venir et je suis très agréablement surprise de voir ce qui se passe maintenant avec les grands pontes, les chefs de service, les infirmiers qui sortent du bois sur ces questions-là.
Lors de mes gardes aux urgences dans divers centres hospitaliers, j’ai le souvenir de critiques des soignants jugeant le comportement des patients, leur irresponsabilité, leurs venues trop fréquentes, injustifiées, mais à aucun moment ils ne remettaient en question les décisions politiques à l’origine de ce foutoir, de notre incapacité à exercer correctement notre métier. Tout à coup, on a l’impression qu’il y a une prise de conscience collective que ce ne sont pas les patients qui sont responsables du problème, mais les politiques… Durant tout mon temps hospitalier, j’ai entendu le contraire. Mon sentiment, c’est que les acteurs exécutaient les soins comme s’ils n’étaient pas responsables. Le problème c’était toujours le patient. Peut-être que j’étais très sévère et que j’avais envie de me tirer de cet environnement très violent, mais nombre de soignants se mettaient dans des positions d’exécutants et il ne fallait pas en parler, surtout pas le mettre en pensée. Le problème récurrent, la nuit aux urgences, c‘était l’arrivée du patient… « Qu’est-ce qu’il vient nous faire c… à cette heure-ci. » Mais enfin, c’est notre boulot… « Si les gens te font c… quand ils viennent à l’hôpital, il faut faire autre chose… » C’est là que j’apprécie la mobilisation qu’il y a maintenant… Parce que ce sont les jeunes de mon âge qui parlaient comme ça.
Quand je téléphone à des confrères à l’hôpital et que je leur adresse des patients, je me rends compte qu’ils sont totalement monopolisés par des questions d’organisation de service… Même quand j’appelle pour un avis, la première réponse c’est : « J’ai pas de place ». Je reprends les propos de Mme Hartemann… On ressent cette espèce d’obsession pour la gestion qui a été imposée aux médecins… Je me revois dire à une consœur : « Mais est-ce que je peux vous parler du patient, en fait ? Je ne sais pas la suite qu’on va donner… mais déjà je voudrais pouvoir en parler… »

D’où ton questionnement sur le soin qui s’inscrit dans la vie ?

Si on voulait être rationnel, d’un point de vue médico-économique et de santé publique, on saurait que les déterminants de santé sont bien plus liés à des critères psychosociaux qu’à des critères biomédicaux. Sortir les gens de leur environnement familier et les traiter organe par organe, comme l’organisation des services le prévoit, ça ne paraît pas logique.

On traite les rondelles du saucisson qu’on a d’abord découpé…

C’est un peu ça. Céline Lefève explique bien que pour des raisons de soin, il faut se questionner sur le sens que le patient donne à son problème, on ne peut pas se passer de tenir compte de ce que le patient vit. Je pense que notre métier, c’est l’accompagner. Si on oublie ce paramètre, non seulement on ne l’aide pas, mais on peut lui faire du mal. Ce qu’on vit est forcément lié à notre environnement proche et dans les petites structures de proximité auxquelles on reproche facilement d’être à la traîne en termes de compétences techniques, voire d’être dangereuses pour les patients parce que pas assez sécurisées, au moins les patients y reçoivent des visites de leurs proches, la structure s’inscrit dans leur environnement familier. Je pense que cela change quelque chose au vécu de la maladie et du soin. Souvent, les soignants sont aussi plus proches et on retrouve du sens…
Ce que j’ai adoré quand j’ai commencé la médecine générale, c’est que les gens ne sont pas que malades… Quand ils vont chez leur médecin généraliste, avant ils ont fait des courses, après ils ont un truc prévu, il n’y a pas que la maladie dans leur journée… c’est ça que je ne supportais pas à l’hôpital qui laisse très peu de place à autre chose qu’à la maladie. À part quand tu es en phase terminale de ton cancer, tu as difficilement accès à un lit d’accompagnant…

C’est vrai que l’hyper technicisation nous a fait perdre le contact avec le patient. Si ce temps gagné n’est pas consacré à la relation, il est perdu.

L’hyper compétence, la technicité dans les CHU, c’est formidable, mais ça ne fait pas tout « le soin ».

C’est sûr que si on te le fait vivre comme une faute, tu ne peux qu’essayer de te dégager de ce que tu ressens.

J’ai fait ma thèse sur le vécu des étudiants en médecine confrontés à la souffrance des patients. Ils étaient tellement contents qu’on leur pose la question, qu’on légitime le fait qu’ils puissent éprouver quelque chose, que ça avait un effet thérapeutique et se terminait souvent par des remerciements de leur avoir donné l’occasion d’en parler… Il y avait parmi eux tous types de profils. Après, ils évoquaient comment ils parvenaient à faire face aux situations éprouvantes qu’ils rencontraient en stage. La reconnaissance par la hiérarchie de cette vie émotionnelle était essentielle pour que l’expérience soit vécue de manière non négative, voire constructive. Je pense que le facteur majeur de la souffrance des étudiants en médecine et ensuite des médecins, c’est le tabou de la vie émotionnelle dans notre profession et dans notre exercice. L’explosion actuelle est probablement une des conséquences de ce tabou et les médecins doivent se sentir vachement mieux… Pour revenir sur la question du déracinement des soignants et du « rempotage » arbitraire qui s’opère dans les grosses structures (changements itératifs de service), pour pouvoir se construire en équipe, il faut du temps, de la stabilité, de la confiance, ça ne peut pas se faire dans la mobilité permanente des professionnels.

Certains se taisent par paresse intellectuelle. Tout est fait pour que le couvercle ne saute pas…

Je pense que notre métier est éminemment politique. Mais cela nécessite une prise de conscience et demande des efforts, car il faut accepter la remise en question, accepter le fait qu’on n’a pas toujours bien fait. Ce qui contribue à construire le tabou, c’est aussi qu’il y a un tel mythe de toute puissance chez les médecins que l’expérience de l’impuissance est souvent très mal vécue et compromet une réflexion constructive…

C’est la raison pour laquelle il est si difficile de reconnaître l’erreur médicale. Déjà les soignants ont du mal à reconnaître qu’ils ne savent pas…

Il n’y a pas de place pour ça dans notre cursus… J’ai fait la mauvaise expérience en tant qu’interne d’avouer mon erreur à un patient… J’ai été réprimandée par ma hiérarchie. J’étais interne aux urgences pédiatriques, j’ai vu un enfant qui présentait des signes de pneumothorax et je ne voyais rien sur les radios, il allait bien, je le renvoie chez lui et à peine sorti, je regarde à nouveau ces radios et me rends compte que je n’avais pas bien vu… J’ai couru sur le parking et j’ai rattrapé le père en lui disant : « Je me suis trompée, il faut revenir ». Bon, ce n’était pas très grave, mais je me suis fait durement réprimander par le chef de service qui m’a demandé pourquoi j’avais couru jusqu’au parking, que c’était ridicule… Si tu n’as pas la structure psychique pour assumer ta décision, c’est fini… Tu enregistres que si tu te trompes, tu dois mettre ça sous le tapis… Mais, pour moi c’est intenable…
Je pense que le problème, c’est la peur… Tu es mis face à une responsabilité que tu n’es pas en capacité d’assumer… Si ça marche, c’est du bol. Notre internat, c’est beaucoup ça, cette expérience d’insécurité intense, ces gardes sans médecin senior, des responsabilités trop lourdes, l’impression de mettre les patients en danger. Je trouve que nous sommes une profession très maltraitante entre nous.
Je pense donc que la reconnaissance de l’expérience émotionnelle du soignant est indispensable pour qu’il puisse avancer vers une situation plus soutenable. Je me réjouis également que le milieu des soignants commence à aborder aussi ouvertement la question politique de l’organisation des soins, des conditions d’exercice de notre métier au quotidien.

Propos recueillis par Anne Perraut Soliveres


par Anne Perraut Soliveres, Léa Schleck, Pratiques N°89, mai 2020

Documents joints

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