Emmanuelle Phan
Membre du CIANE (collectif interassociatif autour de la naissance
L’ocytocine est une hormone qui permet de déclencher l’accouchement ou d’accélérer les contractions. En France, en 2010, 58 % des femmes dont l’accouchement démarrait spontanément en recevaient pendant le travail [1], [2]. L’utilisation systématique de cette intervention n’était pas fondée sur de quelconques preuves, mais semblait considérée comme anodine, sinon nécessaire, par la majorité du corps médical, jusque tout récemment. La nocivité de cette pratique a été démontrée fin 2011. Peut-on considérer qu’il s’agit d’une erreur médicale collective à grande échelle ? Nous décrivons le processus engagé par le Collectif d’usagers en périnatalité auquel nous appartenons, le Ciane [3], et qui aboutit en 2011 à une étude de l’Inserm établissant que l’administration d’ocytocine pendant l’accouchement est associée de façon indépendante à des hémorragies graves du post-partum ; nous proposons ensuite les réflexions et analyses que cet épisode suscite.
Des questionnements vis-à-vis d’une pratique aux preuves de sa nocivité
Lors de la constitution de notre collectif d’usagers, en 2003, certaines personnes concernées par la périnatalité (parents, futurs parents, citoyens, que nous nommons par la suite « usagers ») avaient déjà mené une réflexion, individuelle ou collective, sur les pratiques médicales pendant l’accouchement. Le questionnement était alors sous-tendu, notamment, par une certaine idée de l’accouchement, considéré comme un événement normal qui ne justifie pas de médicalisation a priori. Il était appuyé également sur des données, les publications médicales qu’Internet venait de rendre accessibles donc exploitables par des non professionnels de santé.
Les pratiques qui suscitaient le questionnement des usagers avaient, pour certaines, déjà fait preuve de leur inutilité ou de leur nocivité. C’est le cas de l’épisiotomie de routine. À l’opposé, l’administration systématique d’ocytocine pendant le travail était une pratique qui n’avait jamais été évaluée. Tout au plus étaient rassemblés [4] des éléments de l’ordre de signaux faibles, d’intuition et certainement encore d’une certaine idée de l’accouchement. En effet, le rôle de l’ocytocine en troisième phase de l’accouchement pour la prévention des hémorragies du post-partum était prouvé. Or, il ne semblait pas logique qu’une intervention systématique soit bénéfique, de façon prouvée, pour tous les accouchements. D’où cette hypothèse : ne serait-ce pas la généralisation de l’ocytocine pendant le travail qui rendrait nécessaire l’administration de fortes doses par la suite, l’équilibre naturel de l’accouchement étant perturbé ?
L’hypothèse était alors très difficile à exprimer, en l’absence d’étude. Soupçonner une pratique répandue, et considérée comme anodine, d’entraîner une complication grave, l’hémorragie du post partum, elle-même première cause de décès maternels : cela était entendu comme une véritable provocation, un refus des progrès médicaux. Côté usagers, nous manquions de moyens d’action : comment faire analyser la situation de façon pragmatique, alors que nulle part dans le monde la recherche n’avait envisagé cette hypothèse ?
Le Ciane a eu l’occasion, en 2004, de faire part de ce dossier au directeur d’une unité de recherche de l’Inserm qui l’a pris au sérieux et, fin 2011, les premiers résultats ont été publiés [5], confirmant les intuitions des lanceurs d’alerte : les résultats indiquent que le risque d’hémorragie du post-partum est pratiquement doublé en cas d’administration d’ocytocine pendant le travail (x 1,8), et qu’il est de plus proportionnel à la quantité administrée : quintuplé (x 5,7) pour les plus hautes doses (90e percentile) ; et que l’administration d’ocytocine en troisième phase de l’accouchement réduit bien le risque, sauf pour les femmes qui ont reçu les plus hautes doses pendant le travail.
Peut-on analyser cet épisode sous l’angle de l’erreur médicale ?
L’analyse peut être faite sous deux angles. Le premier angle, c’est de constater que la recherche médicale vient de faire un grand progrès et que les médecins peuvent désormais rendre les accouchements plus sûrs : en limitant les doses d’ocytocine sans indication précise pendant le travail, ils réduiront les hémorragies graves et donc, sauvegarderont la vie et la santé de davantage de femmes. On peut considérer également que c’est la médecine qui a mis les femmes en danger pendant des décennies en leur administrant un traitement sans indication, sans effet bénéfique prouvé et sans preuve de son innocuité. Dans la suite de cet article, nous retenons le second angle.
Erreur individuelle ou systémique ?
L’analyse ne se situe pas au niveau des individus, les soignants, médecins ou sages-femmes. Car il s’agit d’une pratique massive, enseignée pendant les études et mise en œuvre dans les services. Cela relève d’une erreur de tout le système et non de comportements individuels inadéquats.
Quelle est la cause originelle de l’erreur systémique ?
Pourquoi administre-t-on de l’ocytocine pendant le travail ? Parce que ça fait partie des pratiques courantes depuis des décennies. Pourquoi cela fait-il partie des pratiques courantes depuis des décennies ? On ne s’en souvient pas. Pourquoi est-ce qu’on ne s’en souvient pas ? Parce que la pratique n’a jamais été évaluée ni justifiée. Pourquoi une pratique non justifiée a-t-elle été généralisée ? Parce qu’on présuppose que « plus médical, c’est mieux » [6].
En fait selon nous, c’est le nœud de la question de l’erreur systémique en obstétrique : la grossesse, l’accouchement et la puériculture sont des domaines parmi d’autres dans lesquels on considère que plus c’est médicalisé, plus c’est sûr.
Les mécanismes en jeu
Notre histoire sociale est imprégnée de l’idée que, si les mères et enfants ne meurent plus massivement lors de l’accouchement, c’est grâce à la médicalisation. Cette considération a tendance à paralyser toute critique des pratiques. Nous l’avons signalé plus haut, demander l’évaluation de la corrélation entre une pratique courante et des complications graves, cela a été entendu comme une manifestation d’obscurantisme anti-médical. Ce mécanisme se retrouve dans d’autres domaines de la médecine comme les vaccinations, les campagnes de dépistage précoce de certains cancers. Un autre mécanisme qui entre en jeu, en obstétrique et pédiatrie, est la systématisation de pratiques qui sont prouvées utiles dans certains cas précis. Il nous semble indiscutable que pour certains accouchements, le déclenchement, l’accélération par ocytocine est une nécessité médicale. C’est l’extension à la majorité des accouchements qui pose problème.
Comment revenir sur la supposition fondatrice de l’erreur : « plus médicalisé, c’est mieux » ?
Revenir sur la supposition que plus médical, c’est mieux, requiert une remise en question de la part de tout le monde, et particulièrement de trois acteurs de la sécurité des soins : les professionnels de santé, les patients... et les juges.
Les soignants
Les soignants, parce que revenir sur la croyance que « plus c’est médicalisé, plus c’est sûr » nécessite souvent une prise de distance par rapport à l’état d’esprit dans lequel ils ont fait leur apprentissage et bâti leur expérience. Parce que cela nécessite de questionner les pratiques en place, de vérifier ce qui en est attendu, et ce qui est attendu de ce qui est attendu, et ainsi de suite jusqu’au bout de la chaîne : quel bénéfice réel pour le patient ? Parce que cela nécessite de comparer l’intervention à la non intervention (et non l’intervention de routine à une autre intervention). Parce que, soumis à des restrictions de moyens humains, il leur est plus facile d’appliquer des protocoles systématisés plutôt que de faire de la surveillance et du cas par cas.
Les patients
Les patients, parce qu’il faut en finir avec l’idée que c’est la sage-femme, le médecin qui sait ce qui est mieux pour leur bien, que ce n’est qu’en les laissant faire que la vie de la mère et l’enfant sera sauvée. Mais faut-il encourager chaque femme, chaque famille à développer une attitude de doute, de méfiance, dans son face-à-face avec les soignants ?
Les patients, individuellement
Certaines femmes, individuellement, sont informées sur le manque de fondements médicaux de certaines pratiques dans leur application systématique, et décidées à exercer les droits qui leur appartiennent en tant que patient, notamment du fait que « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne ». Certaines écrivent un projet de naissance. Le refus d’ocytocine systématique peut en faire partie. Or, si ces projets de naissance sont perçus par certains professionnels comme une ouverture au dialogue, ils peuvent aussi être pris comme un affrontement, un empiétement sur les compétences des experts, et exposer les familles à un risque de maltraitance (ou pour le moins de maltraitance perçue, ce qui revient au même) de la part des soignants.
Les usagers, collectivement
L’implication d’associations d’usagers dans la réflexion sur les soins doit permettre d’éviter certaines erreurs systémiques. La démarche du Ciane sur la question de l’ocytocine l’illustre. En restant attentif au vécu des patients, aux questionnements des professionnels, au fonctionnement du système, les associations d’usagers peuvent influer sur l’évolution du système de soins et des pratiques médicales pour permettre aux patients, individuellement, de se voir proposer les meilleurs soins dans l’état des connaissances médicales, de recevoir une information leur permettant de prendre, s’ils le souhaitent, les décisions qui les concernent.
Les juges
Le juge, parce que la jurisprudence est aussi imprégnée de l’idée que plus c’est médical, mieux c’est. Certes, des évolutions récentes de la jurisprudence tendraient à reconnaître que le manquement au devoir d’information est une faute en soi, même quand il n’a pas entraîné une perte de chance. Néanmoins, dans le domaine de la grossesse et de l’accouchement, les médecins se verront condamnés pour ne pas avoir effectué une intervention de précaution (par exemple, césarienne). Une intervention effectuée sans justification, ou contre le consentement de la patiente, et qui aurait des conséquences iatrogènes ou des conséquences psychologiques, ne semble pas encore être considérée comme une faute en soi, surtout si l’intervention correspond à une pratique usuelle. L’évolution de la jurisprudence nous semble nécessaire, en parallèle aux évolutions côté professionnels et usagers, pour travailler sur les erreurs médicales systémiques liées à la médicalisation de principe dans le domaine de la périnatalité, et dont le cas de l’ocytocine pendant l’accouchement est une illustration.