Éric Bogaert,
Psychiatre de secteur retraité.
Quel pourrait être un dispositif public de soin psychiatrique alternatif à celui projeté par la fondation FondaMental calqué sur l’Institut national du cancer [1] ?
- La psychiatrie doit être faite/défaite par tous
- Roger Gentis
La psychiatrie est en état d’urgence, écrivent deux professeurs de psychiatrie FondaMentaux qui se sont invités à son chevet pour proposer quelques prescriptions destinées à orienter la feuille de route de la stratégie nationale « Ma Santé 2022 », dont un autre professeur en psychiatrie de leurs amis est chargé du déploiement. Ils font un diagnostic, partiellement fondé, des causes du mal qui touche la psychiatrie, mais en en attribuant la responsabilité au secteur psychiatrique, et en proposant de reconstruire le dispositif de psychiatrie publique sur le modèle très médical et scientifique de l’Institut national du cancer, ils font fausse route. Ne tuent-ils pas ainsi un secteur psychiatrique encore jeune mais expérimenté qui pourrait être réanimé et rendre des services plus efficaces à la société et ses citoyens qu’un système neuro-centré ?
Allez, soyons fous !…
Il me faut donc voir un psychiatre. Bon, j’ai pratiqué la psychiatrie. Ça me donne une certaine connaissance des besoins et moyens de soin, et des possibilités et limites de ses dispositifs. Des liens d’intérêts donc, un manque de naïveté certainement et probablement une certaine pertinence. Mais ça ne me dispense pas d’être fou. Et j’ai aussi une expérience de parent de malades.
Je passe l’étape du généraliste. Je sais qu’il ne pourra pas grand-chose pour moi, d’ailleurs si son travail suffisait, pas besoin d’un dispositif psychiatrique. Donc je vais, ou mon généraliste m’y envoie, consulter un psychiatre. Privé, qui suffit ou m’envoie dans une clinique privée ; on est hors sujet de la psychiatrie publique, et pas question de supprimer cette alternative démocratique. Donc, public. J’ai besoin de le voir rapidement – la folie n’attend pas – et sans avoir à faire de longs trajets. Dans la proximité, donc, de mon domicile personnel (ou du lieu de séjour pour le travail ou les vacances). Mais je dois avouer que je n’ai pas trop envie qu’il vienne à domicile ; je dois déjà lui ouvrir les portes de ma personne, corps et âme, alors qu’il me reste au moins l’intimité de mon chez-moi.
Je me rends donc dans un espace pas loin de chez moi, commode d’accès, et où je puis trouver tout ce dont j’aurai besoin pour mes soins : quelqu’un pour donner les rendez-vous et aussi m’orienter dans la machine à soins ambulatoires, un clinicien pour faire le point de mon état et des soins qu’il mérite, et initier toutes les démarches d’investigation, thérapeutiques et sociales, enfin les divers personnels qui sont en mesure de réaliser ces soins médicaux, psychiques et sociaux. Puisque je suis un animal social, mes troubles mentaux ont des effets sur mon corps, mon âme (affects, pensées, psychisme, quoi), et ce que j’en fais dans l’environnement où je vis (la Cité). Un centre de soins psychiatriques au cœur de la cité, donc. Et là, je veux qu’on me prenne en considération, qu’on m’accueille, et pas seulement avec un sourire et poliment, non, mais surtout de la disponibilité, de la patience pour me laisser le temps de me sentir en confiance, et d’exprimer ce que j’ai à dire, bien que dans ma tête ce soit flou, que je perde ou que je ne trouve pas mes mots, ou même que je sois agacé par le style ou je ne sais quoi, de celui-là qui me reçoit, qui m’évoque de mauvais souvenirs bien malgré lui, ou que je ne sois plus très certain de vouloir me soigner… Je veux aussi qu’on prenne le temps de peser ce qui m’arrive, de bien m’expliquer ce qu’on pense de mon affaire, et ce qu’on peut me proposer pour arranger « ça ». Je ne suis pas sûr d’être intéressé qu’on me dise un mot compliqué, et encore moins un acronyme ou un code chiffré, pour dire « ça », ni même qu’on m’explique la pharmacologie. Mais qu’on m’aide à comprendre ce qui m’arrive, ce qui se passe, ce qui va se passer avec les soins, ça, ça m’intéresse.
Je n’ai pas envie que le traitement m’assomme, me fasse grossir, ou autres choses tout aussi désagréables ; encore moins qu’il me rende malade. Je crois que je préfère mon mal, bien sûr amoindri, à un mal qui ne serait pas à moi, qui ne serait pas moi.
En tout cas, je veux pouvoir me sentir à l’aise avec les gens qui me soignent. Et je ne veux pas en changer tout le temps, je ne veux pas, en plus de souffrir et me soigner, devoir faire l’effort de me familiariser avec plein de gens à la suite. Mais je veux pouvoir compter sur mes soignants éventuellement à l’improviste, et dans la durée, et je comprends bien que pour ça il est nécessaire qu’il y ait une équipe de soignants, et pas un ou deux seulement. D’autant que je veux pouvoir en changer, s’il devait y avoir un problème un jour avec l’un d’entre eux, sans avoir à tout recommencer ailleurs. Appelons cet espace un Centre de soins psychiatriques – je n’ai pas peur du mot, pas besoin de ce cache-sexe de « psychologique » – ; mais il est possible que certains viennent consulter ici, plutôt que pour de la folie, pour des sentiments de mal-être profond et durable qu’ils ne parviennent pas à prendre en main, alors pourquoi pas Centre médico-psychologique (CMP), la psychiatrie étant concernée par le corps et le psychisme, soit médecine et psychologie, d’ailleurs consubstantiels.
Il pourrait se faire aussi que je doive voir d’autres soignants, pour faire un examen, ou avoir un avis sur d’autres problèmes éventuellement intercurrents, ou les soigner, ou même être hospitalisé en psychiatrie. Alors je ne veux pas devoir me débrouiller tout seul avec ces gens, ni avoir à tout reprendre, d’autant que je ne comprendrais peut-être pas, toujours ni toutes, les explications que m’auront données les soignants du CMP sur les raisons qui m’amènent à rencontrer ces autres soignants.
En cas d’urgence, je voudrais pouvoir être accueilli à l’improviste au CMP, ou, en cas de fermeture ou de dépassement des capacités d’accueil du fait de la conjoncture ou de l’intensité de mes troubles, aux urgences du centre hospitalier général le plus proche de mon domicile, où des membres de l’équipe du CMP assurent une permanence sous forme d’astreinte.
Et si une hospitalisation à temps plein en psychiatrie est nécessaire, je souhaite que ce soit dans une unité sise dans mon environnement social, agréable, disposant d’un espace d’intimité (chambre seule) et d’espaces de vie collective, où je puisse circuler librement habillé de mes vêtements. Je veux pouvoir rencontrer un soignant (psychiatre, psychologue, ou infirmier) qui me serait affecté (c’est-à-dire qu’il devrait y avoir des liens d’empathie entre nous) tous les jours, pour pouvoir débrouiller avec lui ce qui m’embrouille l’esprit et la vie, et me guider dans mes soins. Avoir aussi la possibilité de passer le temps, m’occuper le corps et l’esprit, exercer et tester mes capacités, relever les empêchements que les troubles m’ont apporté, essayer de les dépasser… Je ne veux pas être enfermé ni ligoté, corps ou esprit, mais que le groupe dans lequel je serais ainsi introduit puisse au moins une fois par semaine parler avec les soignants de ce qui se passe dans le groupe, des problèmes, des difficultés, des projets… parce que je crois que c’est comme ça qu’on prévient et, si ça ne suffit pas, traite les mouvements d’humeur et états d’âme ainsi que les actes qui les accompagnent dans la vie d’une collectivité. Et bien entendu, l’équipe soignante qui me soignerait dans cette séquence d’hospitalisation, puisque ce ne serait qu’une séquence d’un processus de soin bien plus long et complexe, serait la même que celle que je rencontrais au CMP, ou si ce n’est elle, ce serait sa sœur, c’est-à-dire qu’elles seraient de la même famille, ces gens qui résident sous le même toit et se parlent quand ils mangent ensemble tous les soirs.
… mais aussi soignant.
Alors, comment mettre tout ça en musique, du côté des soignants.
S’agissant d’une équipe de soin animant des structures articulées pour soutenir le parcours de soins d’un patient au cours de l’évolution de ses troubles, financée par des ressources publiques, il faut éviter la gabegie et les doublons, ce qui suppose qu’à chaque équipe corresponde un espace d’activité, pas trop grand pour ne pas perdre du temps en transports, distendre les liens entre des lieux trop éloignés et trop de partenaires, et les diluer dans une équipe trop pléthorique. Il faut aussi éviter de multiplier le dispositif en créant pour un même espace autant d’équipes qu’il y a de pathologies.
Donc une équipe affectée à un espace pour traiter toutes les affections psychiatriques. Cette équipe devra assumer pour la population de tous âges de l’espace qui lui sera attribué, prévention, soins et postcure, pour tous les troubles psychiques et maladies mentales, dans la proximité et la continuité – gages d’une implantation propice à établir des relations fortes et prolongées avec les patients et les partenaires –, sous forme ambulatoire, à temps partiel ou temps complet. C’est-à-dire que soignants de pédopsychiatrie et de psychiatrie générale feront partie de la même équipe, quitte à conserver chacun leurs approches et moyens spécifiques aux divers âges, qui seront animés dans la recherche d’une culture de travail commune.
La question la plus difficile à traiter là est celle de la taille de cet espace, et donc celle de l’équipe. Faisons un passage par l’urbanisme. Mon intérêt pour cette appréhension du monde et la curiosité m’ont amené à découvrir trois textes récents (que je n’ai pas encore lus).
En 2015 Thierry Paquot évoque le désastre des villes [2]. Le grand ensemble, le centre commercial, le gratte-ciel, les résidences sécurisées et les grands projets augmentent l’enfermement et l’assujettissement. Les planificateurs ont négligé le paysage existant dans leurs projets, et isolé ces grands ensembles, les rendant ainsi monotones et aliénants, sans liaisons avec les autres lieux de la ville. Le grand ensemble produit un mode de vie normé, engendrant l’homogénéisation et la stigmatisation sociale – voilà donc ce qu’il ne faut pas faire si on veut déstigmatiser. Et à l’occasion de la parution de ce livre, il dit dans une interview [3] : « Il faut partir des habitants, leur attribuer des responsabilités sur le budget alloué, mobiliser l’ensemble des parties prenantes, mettre en place un atelier de la fabrique urbaine disposant de réels moyens, d’un calendrier d’actions et ayant des comptes à rendre. Cet atelier associerait (les citoyens pour qu’ils) imaginent leur ville et coopèrent à ses transformations… Partir des gens, c’est aussi partir de ceux qui habitent déjà là. Il faudrait regrouper les communes par unité d’un million d’habitants. C’est la juste taille qui permet d’avoir un hôpital, une université, des services sociaux… Avant, en période de capitalisme "solide", l’économie et le territoire étaient intimement liés. Le patron d’une entreprise s’installait sur place, devenait éventuellement maire, à l’exemple de Sochaux avec Peugeot ou de Clermont-Ferrand avec Michelin… Le capitalisme "liquide", lui, délocalise et relocalise les activités sans se soucier du territoire… Le territoire n’est plus qu’un « plateau technique » sur lequel on branche et débranche une gare TGV, des bureaux, des logements standardisés, un centre commercial… Cette dépersonnalisation du territoire et de ses habitants est terrible, elle repose sur une indifférenciation aux lieux, aux gens et aux choses. Le capitalisme liquide, encombré par le salariat, lui substitue le précariat (l’intérim, l’auto-entreprenariat), de même méprise-t-il la singularité des territoires, avec leur histoire, leurs populations, leurs capacités de résilience et d’inventivité, et leur préfère-t-il des produits "globalisés" adaptés à n’importe quel site. » Et dans un ouvrage paru ces jours-ci [4], il précise qu’au-delà d’une certaine taille, une ville échoue à répondre aux services publics, dans une gabegie de ressources. Il n’existe pas de taille idéale, c’est l’habitabilité, c’est-à-dire la familiarité et la commodité des lieux, des ambiances, des parcours… qui la déterminent. Les normes ne peuvent la modéliser.
Un autre urbaniste, Jean-Marc Offner, donne aussi, dans une interview sur France culture à l’occasion de la sortie d’un ouvrage [5] ces jours-ci, quelques indications précieuses qui peuvent aider à appréhender ce que pourrait être un tel espace. J’en ai retenu pour ce qui concerne notre sujet, si j’ai bien compris, qu’il existe différentes échelles, à coordonner, mais l’essentiel pour un citoyen est ce qui l’entoure immédiatement. L’articulation avec les autres échelons le dépasse, mais le concerne. On pourrait concevoir ainsi un monde comme une poupée russe, la plus petite aurait la forme que les citoyens qui la peuplent lui attribueraient, et déterminerait la forme des plus grandes, pas différentes mais pas identiques. Mais l’urbanisme actuellement vient encore d’en haut (il ruisselle !), qui s’intéresse à ce qu’on voit, alors que ce qui importe ce sont les fonctionnements invisibles, le vide, le creux, l’hétéroclite, les usages plus que le construit. Ce ne sont pas les territoires qu’il faut considérer, mais les individus.
Il est donc difficile, voire vain, et surtout contre-productif, de fixer des normes chiffrées pour définir cet espace. C’est plus un ensemble de critères qui allient l’histoire, les traditions, la topographie, les flux, les articulations naturelles et coutumières entre vie familiale, vie professionnelle, et vie sociale… qui donneront une cohérence et une familiarité à cet espace. Il devra se bâtir à partir du service public de psychiatrie existant – qui correspond aussi à une histoire, des traditions, des articulations, à ne pas détruire, mais sur lesquelles s’appuyer –, en veillant ne pas dépasser le volume au-dessus duquel des membres d’une équipe ne peuvent plus se connaître et travailler ensemble. Voilà qui reste à construire en chaque département, avec les équipes existantes, la population, et les représentants de l’État, plus qu’à prescrire par ordonnance du gouvernement, ou même par délibération de l’Assemblée nationale, qui auront toutefois à prendre connaissance de ces constructions et les avaliser. C’est un urbanisme par jaillissement plus que par ruissellement.
De la même façon – jaillissement –, le projet de soin, c’est-à-dire des modalités et outils de soin, de l’organisation et du fonctionnement des moyens et de l’équipe soignante, sera laissé à la responsabilité de chaque équipe, qui devra le publier et rendre des comptes sur sa réalisation.
« Jaillissement » aussi pour les équipes, qui constitueront une personne morale, sous forme de Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), fédérée avec les autres équipes du département, et au-delà la région, puis la nation. Ainsi, chaque équipe sera composée des personnels soignants, techniques et administratifs nécessaires à son fonctionnement, et disposera d’un budget, déterminés en fonction du volume de population desservie – part structurelle à l’habitant – et des missions particulières qui lui seront dévolues selon les caractéristiques de son terroir (établissements sanitaires, établissements médico-sociaux, établissements pénitentiaires, et les divers partenaires avec lesquels cette équipe sera appelée à travailler) – part fonctionnelle. Tous les partenaires de l’espace, des autorités administratives aux patients en passant par les structures sanitaires, médico-sociales, seront associés à l’élaboration des projets de soin, à la réflexion sur l’organisation et le fonctionnement, à l’analyse des résultats d’activité, et à la projection de ses développements. Régulièrement des rencontres auront lieu entre tous ces partenaires pour adapter les missions de l’équipe aux besoins de la population.
La fédération départementale se dotera d’une fonction d’expertise collégiale et de recherche. La recherche en psychiatrie ne concerne pas que la neuroscience fondamentale, elle s’étend à la clinique de la vie quotidienne, des relations entre corps et psychisme des patients, et de ceux-ci et la cité, enfin aux formes d’organisation et de fonctionnement des équipes de soin et de leurs relations avec la cité.
L’objet essentiel de la mission de service public de cette équipe étant le soin psychiatrique, c’est cet objectif qui sera prévalent pour orienter toutes les décisions concernant son organisation et son fonctionnement, qui seront prises collectivement, selon les lois régissant les SCIC.
Bien entendu de nombreuses questions restent à traiter, fonctionnelles et organiques, pour déterminer comment articuler ces équipes horizontalement dans un même département, et plus verticalement avec l’État en charge de fournir les personnels, moyens et budgets des services publics, ce qui ne change pas sinon dans ses modalités à adapter pour que les moyens que la Nation attribue à sa santé mentale soient harmonieusement répartis, géographiquement, socialement et fonctionnellement. Impossible d’aller plus loin dans la description de ce dispositif de soin psychiatrique, c’est aux acteurs de terrain d’en définir plus précisément les contours en fonction du contexte local ; et les articulations organiques se co-construisent avec des experts des autres champs impliqués et les pouvoirs publics.
Ça ressemble bien à un secteur psychiatrique, rénové et développé. Et il serait bienvenu d’étendre ce modèle aux spécialités médicales, et surtout à la médecine générale, à laquelle il faudrait dédier de nouveau un service dans chaque hôpital général.