Je déteste rédiger des notes de lecture. Une besogne ! Pour une troisième fois, à vie, j’ai accepté de réaliser cette tâche pour soutenir une équipe surchargée. Je n’ai pu dire non à la main qui me tendait l’ouvrage Corps errants, cœurs malades. La double peine de Mohamed Anssoufouddine, lors de mon séjour en France, à l’automne 2022. J’ai saisi l’ouvrage, l’ai déposé dans mon sac à dos en me disant qu’il n’y avait pas d’urgence. Quelques semaines plus tard, de retour chez moi, au Québec, en défaisant mes valises, le livre est sorti du sac. Machinalement, je l’ai déposé sur la haute pile d’ouvrages qui, depuis des lunes, attendent que je daigne les ouvrir. Les jours ont passé, puis, les semaines et les mois… L’oubli a fait son œuvre. Un matin du mois de mars, je trouve dans ma boîte de réception, provenant du Vieux continent, un courriel. Un wake-up call comme on dit en bon français ! « Bernard, crois-tu pouvoir rédiger ta note de lecture… bientôt ? ». Oups !
Je retire le livre de la haute pile, le saisis entre mes mains… le regarde. Au premier coup d’œil, il ne m’attire pas. Si le titre interpelle ma curiosité, le graphisme et l’illustration de la couverture, eux, pas du tout. Devrai-je me farcir l’ouvrage d’un toubib racontant ses péripéties cliniques ? Les nombreuses reproductions, en noir et blanc, de tracés d’électrocardiogrammes, d’imageries d’échographies et de radiographies cœur-poumon qui parsèment les pages de ce livre renforcent mon impression. Ouf ! Cette lecture relèvera de la corvée.
Je plonge. Un oui est un oui. Je dois honorer ma parole, respecter l’auteur. J’entre dans le vif de l’ouvrage. Je tourne la page de garde et voilà que la dédicace retient mon attention, titille ma curiosité.
« À notre confrère et complice Dr Ansuldine Attoumane emporté par le cyclone Kenneth dans l’exercice de ses fonctions ».
Je ne connais pas ce médecin. Qu’à cela ne tienne. Google, aujourd’hui, permet d’explorer tous les coins et recoins de la planète. On dit de ce médecin qu’il est mort des blessures infligées par l’écrasement d’un arbre sur lui, alors qu’il roulait en moto au cœur du meurtrier cyclone Kenneth. Soucieux de porter assistance aux blessés de la catastrophe, il voulait, coûte que coûte, se rendre au travail. Il ne pouvait demeurer chez lui. La population avait besoin de ses soins. Il en est mort. Une touchante dédicace qui éveille, chez moi, le souvenir d’un médecin et d’une infirmière, des collègues, morts en 1994, dans l’écrasement de leur hélicoptère sur une falaise, au Nunavik. Ils désiraient, impérativement, sauver une patiente malgré un temps de tempête qui commandait de ne pas voler. Ils en sont morts, la patiente et le pilote aussi. Combien de soignants sont morts dans un irrésistible élan de porter secours, malgré les dangers encourus ?
Si, en librairie, la jaquette de ce livre n’attirerait pas mon œil, cette dédicace titille mes fibres soignante et militante. Je tourne la page.
L’avant-propos renforce ma motivation à poursuivre mon incursion dans la pensée d’Anssoufouddine. Je reconnais dans ses premiers mots les tonalités philosophiques d’un Georges Canguilhem. Il n’y a pas de vie sans un vivant qui se raconte. Si le stéthoscope, l’électrocardiogramme, le doppler, la radiographie permettent de sonder les bruits et profils des organes, l’écoute, elle, suggère l’auteur, ouvre de larges fenêtres sur les parcours de vie, sur les jardins secrets des gens. Ces premières assertions font vibrer, cette fois, ma corde d’anthropologue-critique. Et voilà qu’il réfère à des auteurs qui habitent quotidiennement mes pensées, colorent ma vision du monde. Fanon et Memmi… Les autres, Knittel, Vallejo, Vasseur et Kane, je ne les connais pas. De nouveaux livres à parcourir pour faire reculer les limites de mes incultures.
Maintenant, je plonge tête première dans le livre.
Mes ignorances freineront mon rythme de lecture. Les onze récits qui jalonnent le parcours de cet ouvrage se déroulent dans l’archipel des Comores. Le lecteur québécois que je suis ignorait tout. Enfin, presque tout ! Vaguement, je savais que ces « Îles de la lune », c’est ainsi qu’elles seraient surnommées en France, se trouvaient quelque part dans l’Océan Indien. Un rapide voyage sur les ailes de Google Maps me transportera vers ces lieux qui, vus depuis ma nordicité, m’apparaissent exotiques. N’étant pas de nationalité française, je ne connaissais rien de rien de l’histoire, de la géographie des « Comores ». J’ignorais qu’il s’agissait d’un archipel, j’ignorais son passé colonial, que la colonisation française avait créé des frontières artificielles dans cet archipel, que la République refusait toujours de restituer l’île de Mayotte au reste de l’archipel... La posture coloniale ne s’admet pas facilement, ne disparaît pas en criant… coco. Et moi qui croyais que la noix de coco, dans les pays de l’exotisme, constituait un aliment relevant de l’ancestralité. Hé non ! Anssoufouddine, à travers les paroles d’une vieille dame « friande aux polémiques », m’apprend que la noix de coco, tout comme le sont le girofle, la vanille, l’ylang-ylang, le basilic, est un produit introduit par la colonisation française. Voilà qu’aujourd’hui, la médecine coloniale au nom de la santé, recommande avec véhémence, aux peuples des Comores, de ne plus consommer ce produit malsain. Mais de quelle santé s’agit-il ? Celle de l’obéissance, de la soumission, de la normalisation ? La colonisation, écrit-il, « après avoir divisé des frères et des sœurs au moyen de frontières artificielles, elle s’enracine dans l’humanitaire : la santé, l’école… »
La totalité des récits racontés par Anssoufouddine dans une agréable prosodie transporte le lecteur dans la double peine que vit chacun des sujets mis en scène. Tous les malaises cardiaques qui affectent les corps malades mettent le lecteur en relation avec le cœur souffrant du pays des Comores, de l’Afrique. Cas par cas, l’auteur rapproche le lecteur du sujet souffrant, de ses lieux de vie, de ses origines, de ses sentiments identitaires, de ses quêtes d’appartenances, d’indépendance ou d’assujettissement…
Le cardiologue Anssoufouddine soigne des cœurs malades de leur ventricule, de leur oreillette, de leur nœud sinusal… Le cœur, l’organe, le muscle vital, n’a plus de secret pour lui. Avec virtuosité, il interprète les tracés des électrocardiogrammes qui lui permettent de « voyager dans le réseau de tuyauteries secrètes du cœur ». Le médecin poète, lui, avec la précision d’un chirurgien de l’âme, pénètre le cœur défaillant du pays. À l’instar d’un de ses maîtres sénégalais, le Professeur Serigne Abdou Ba, Anssoufouddine révèle les symptômes d’un pays qui se meurt d’insuffisance… cardiaque. Un cœur portant les stigmates d’une colonisation intériorisée.
De cette lecture émerge une multitude de questionnements. Pourquoi l’inaccessibilité, en ce pays des Comores, à la dobutamine, une drogue censée suppléer le cœur défaillant ? Pourtant, à Mayotte, département français, ce produit pharmaceutique se trouve sur les étagères des pharmacies. Pourquoi la corruption prive les Comores d’appareils de soins aussi rudimentaires que des générateurs d’oxygènes ? Pourquoi une mère choisit, pour ne pas assister à la mort de son enfant, de quitter les Comores, à bord d’une frêle embarcation pour, espère-t-elle, obtenir des soins dans un département français ? Pourquoi ce mépris de natifs des Comores envers leurs propres soignants, leur propre système de soin ? Pourquoi la condescendance des médecins caucasiens de Mayotte envers les médecins issus du peuple des Comores ? Pourquoi cette volonté de se « blanchir », comme le dirait Fanon, pour avoir le droit d’exister dignement ? Pourquoi des médecins, des confrères appartenant en principe à une corporation qui transcende les frontières géographiques et qui partagent une histoire, des codes, une langue, un savoir communs, profitent de la vulnérabilité de patients pour s’enrichir ?
L’acte d’écriture d’Anssoufouddine constitue, à mes yeux, l’incarnation de ce que Frantz Fanon estimait être le rôle du soignant en contexte colonial ou postcolonial. Conscientiser la personne sur l’origine sociale de ses souffrances ou, ajouterai-je, sur les difficultés à obtenir des traitements et des soins justes et équitables en son propre pays. Anssoufouddine écrit : « Nous autres, médecins, avons devant nous des individus malades, mais derrière ces individus, ce sont des histoires souvent séculaires, emmêlant le passé et le douloureux présent d’un pays. Il faut en tenir compte… » « Les démons de l’histoire, » écrit-il, « tant qu’ils ne sont pas exorcisés, resurgissent toujours sous d’autres avatars au lieu-dit des événements tus et oubliés ».
Je ne me suis pas contenté de lire page après page, le livre de Mohamed Anssoufouddine pour, une fois terminé, le déposer sur une tablette de ma bibliothèque et rédiger, sur le coin de ma table, une plate note de lecture. Cette lecture a fait reculer les frontières de mes ignorances. L’ouvrage d’Anssoufouddine fera désormais partie de mes enseignements qui visent à démontrer que le soin relève d’un acte éminemment politique. Pour conclure permettez-moi de citer Amin Maalouf : « Vous pourriez lire dix gros volumes sur l’histoire de l’Islam depuis les origines, vous ne comprendriez rien de ce qui se passe en Algérie. Lisez trente pages sur la colonisation et la décolonisation, vous comprendrez beaucoup mieux » (Maalouf, Les identités meurtrières,1998, p 77). Pour comprendre les dimensions politiques du soin, il faut impérativement lire Corps errants, cœurs malades. La double peine.
Bernard Roy